Manifeste légitimiste, De Goritz au ralliement : l'effondrement
“Des urnes sort toujours un “gauchissement”...
Inéluctablement et toujours. Telle est l’expérience universelle… Or la politique est une science expérimentale”. Adrien Loubier.
“Ce qu’il y a de plus étonnant dans toute l’histoire du XIXe siècle... c’est la négligence dont la droite n’a cessé de faire preuve sur le front de l’esprit”. Jacques Ploncard d’Assac.
“Ces monarchistes imbus des idées de leur temps ne l’étaient guère que de nom et de sentiment ; ils ne l’étaient guère de principes et d’action”. Cardinal Pie.
I- De Goritz au ralliement: l'effondrement
Le désastre de 1870 a profondément remodelé le paysage politique de la France. Napoléon III a récolté les fruits de sa politique des nationalités en Europe et l’ampleur de la catastrophe a conduit bien des personnes à réfléchir. Il y avait tout juste 40 ans que Charles X avait quitté la France, et c’est vers son successeur, Henri V, que se tournent désormais les regards : Louis Veuillot est l’exemple type de ce retournement d’esprit des catholiques en faveur de la monarchie très-chrétienne.
Il ne faut pas voir cependant dans ce retournement des catholiques une renaissance d’un sentiment royaliste profond comparable à celui des Français pour Louis XIV à la veille de la bataille de Denain, mais du pur opportunisme cachant la plus grande indifférence politique.
Lorsque l’Empire sur ses fins subit à son tour l’essoufflement chronique des régimes politiques du XIXe siècle, les catholiques s’en séparèrent, avant même sa chute, non pas pour un combat politique qui leur soit propre, mais pour proposer leur soutien aux turbulents républicains qui par leur opposition virulente à l’Empereur aux abois acquéraient quelque notoriété.
Ainsi Louis Veuillot, un mois avant la chute de l’empire écrivait aux républicains : “Nous disions hier à un homme important de ce parti : soyez catholiques et nous serons républicains. Aujourd’hui, nous ne demandons pas aux républicains d’être catholiques. Cette hauteur demande des qualités qu’ils n’ont pas tous. Nous leur disons simplement : laissez nous être catholiques et nous serons républicains”.
Comment dans ce contexte les catholiques sont-ils devenus légitimistes, malgré cette candidature républicaine ? Parce que les républicains de 1870, trop absorbés par leur oeuvre de mort, ont refusé ce ralliement spontané des catholiques. Ralliement qu’ils quémanderont à Léon XIII quelques années plus tard.
Faute de pouvoir devenir républicains les catholiques se retournèrent vers le légitimisme, dont le représentant avait toujours manifesté des sentiments ultramontains et une piété édifiante.
Après avoir été “l’instrument le plus actif de la dissolution du vieux parti légitimiste”, Louis Veuillot devint “l’un des plus fermes piliers de son renouveau”. Car, avec lui, c’est toute l’opinion catholique qui revient à “l’inséparatisme” du politique et du religieux. Comme l’affirme S. Rials “La monarchisation des catholiques dépassait d’ailleurs largement le milieu ultramontain. Comme l’écrit M. Gadille, bien que tous les évêques n’aient pas été ultramontains, ‘après la chute de l’empire, il se fit dans l’épiscopat français une sorte d’unanimité autour de l’idée monarchique’ ” (1).
On le sait aussi, ce mouvement d’opinion n’eut pas de fruits durables. Il n’est pas nécessaire, pour saisir les causes de cet échec, de rentrer dans une fastidieuse énumération de dates, de scrutins, de votes et d’élections. Il y a bien des milliers d’anecdotes, de pourparlers, de petits faits, de tractations, qui constituent la trame de cette période qui s’étend de 1870 à 1875 : leur connaissance est nécessaire pour une bonne compréhension de l’histoire. Ils ont été exposés dans d’excellents ouvrages. Les répéter ici serait inutile. Il reste néanmoins quelque faits que nous pensons intéressant d’analyser ici.
Mgr Pie disait, à propos des monarchistes de 1876 : “Ces monarchistes imbus des idées de leur temps ne l’étaient guère que de nom et de sentiment ; ils ne l’étaient guère de principes et d’action” (2).
La pertinence du diagnostic est admirable. Depuis la Restauration, il n’y a pas eu d’amélioration ni de remise en cause de ce sentimentalisme ou de ce matérialisme, au contraire. Il y aurait plutôt eu aggravation. Plus que jamais, les chefs royalistes défendraient la Charte et l’interprétation qu’en avait faite Chateaubriand contre Charles X. En 1871, ils défendent le parlementarisme, la représentation populaire, le suffrage plus ou moins direct et censitaire. Bien sûr, ceux qui ont réussi à faire échec à Henri V grâce au drapeau, agissent en réalité par opportunisme. Comme l’a bien montré Beau de Loménie ils défendraient même la Charte de 1830, qui n’est plus du tout une monarchie. Mais malheureusement, ce ne sont pas seulement “les habiles” qui ont fait échec au Comte de Chambord. Il semble même que leur opposition ne soit pas la cause directe de l’échec de la restauration : non, pas les habiles, mais Henri V lui-même. Certains penseront sans doute que nous faisons allusion ici à l’histoire du refus du drapeau tricolore. Nullement. Le drapeau tricolore n’a été qu’un fallacieux prétexte imaginé par les jacobins Broglie et ses sbires, nous en sommes bien convaincus. Henri V a eu tout à fait raison de rejeter cette mascarade. Mais ceci ne change rien à ce que nous affirmons concernant l’échec de la restauration en 1871. Voici pourquoi :
Le 5 juillet 1871, Henri V avait écrit une lettre aux Français, parue dans L’Union, lettre dans laquelle nous pouvons lire ceci : “Nous donnerons pour garanties à ces libertés publiques, auxquelles tout peuple chrétien a droit, le suffrage universel honnêtement pratiqué et le contrôle de deux chambres” (3).
Hélas ! Nous retrouvons exactement, dans ces quelques lignes, le condensé des plus graves erreurs du XVIIIe siècle des Lumières quant aux institutions : le principe de la représentation nationale, et l’utopie du suffrage universel honnêtement pratiqué. On voit combien Henri V a été formé par les hommes issus de la Restauration, ceux-là même qui n’avaient pas saisi le vice originel des institutions de la charte de 1815. Ces institutions n’ont aucune raison d’être pour celui qui veut, comme Henri V, instaurer le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elles ne garantissent en aucun cas les libertés auxquelles tout peuple chrétien a droit. Ce que nous en connaissons depuis le XVIIIe siècle nous l’a assez montré. Rien ne les justifie. Mais Henri V a subi ici l’influence de son temps, de ce romantisme politique et révolutionnaire. Comme en 1815, nous pourrions dire avec Joseph de Maistre : “L’erreur a pénétré jusque dans les cabinets des souverains et quelquefois même plus haut encore”. Et c’est à notre avis ici que se situe la cause la plus directe de la restauration manquée, exactement comme en 1830. Henri V croyait au bien-fondé de l’assemblée nationale, au “contrôle de deux chambres”, alors qu’il fallait les considérer comme des boîtes de Pandore, à détruire au plus vite. Il n’a pas voulu se présenter devant les députés en 1873, alors que sa présence aurait très probablement entraîné l’enthousiasme général, balayé les “habiles” : rien n’aurait empêché qu’il prenne le pouvoir.
Cela n’aurait peut-être pas été légal – selon la “légalité” du moment - et alors ? Henri V a eu le malheur de croire à la légalité, il n’a pas voulu forcer cette assemblée, parce qu’il croyait à son bien-fondé : or l’histoire aurait dû lui dire de ne pas y croire. Mais il avait appris l’histoire comme ceux de son temps. Il avait appris la politique avec les royalistes de la Restauration dont nous connaissons trop bien les divagations. Comme avec Louis XVI, comme avec Charles X, c’est parce que le chef suprême avait été déformé par ses conseillers qu’il a connu l’échec, beaucoup plus que par l’opposition des factions.
Par ailleurs, l’explication donnée, dans sa “Lettre sur la décentralisation”, de l’échec de la représentation nationale sous la Restauration, ne fait que reprendre l’illusion que nous avons dénoncée chez Berryer : “L’essai qui a été fait du régime représentatif à l’époque où la France avait voulu de nouveau confier ses destinées à la famille de ses anciens rois, a échoué pour une raison très simple, c’est que le pays qu’on cherchait à faire représenter n’était organisé que pour être administré” (4). Ce n’est pas la bonne explication. La vérité, c’est que même sous l’Ancien Régime, avec ses provinces, ses paroisses, ses familles et ses métiers, les assemblées représentant le peuple ou la nation ont toujours été “le jouet de la lutte et des théories les plus diverses et les plus téméraires”. Pour justifier cette injustifiable institution, il fallait aller “comme les hérésiarques vont fouillant les siècles passés pour trouver quelque ancêtre à leur doctrine”.
Véritablement, nous pouvons redire avec Mgr Pie que “pas plus de 1830 à 1849 que de 1792 à 1815, les hommes bien pensant n’ont pu parvenir à bien penser”, et même rajouter “de 1849 à 1873”.
Ceci étant, il reste qu’Henri V avait un bon jugement politique, et que l’expérience, l’induction n’étaient pas pour lui de vains mots : la bassesse et la félonie des royalistes les plus haut placés dans les “chambres” issues du “suffrage universel”, royalistes en lesquels il avait toute confiance, le séparèrent de ses vues sur la légalité parlementaire. N’a-t-il pas accordé sa pleine confiance au général Ducrot, en lui donnant le soin de préparer un coup d’état ? Lequel général Ducrot “quand le duc d’Aumale lui demandait par quel moyen on pourrait passer le pressant danger, devait répondre qu’il ne faut compter ni sur le suffrage universel ni sur le parlementarisme” (5).
Il eût été extraordinaire qu’avec les conseillers qu’il avait, Henri V ait agi autrement en 1873.
Le marquis de La Tour du Pin, une des plus grandes figures du royalisme à la fin du siècle, qui avait beaucoup étudié la société, a pourtant repris les erreurs de son temps pour ce qui regarde les institutions de l’Etat : dans son ouvrage Vers un ordre social chrétien - qui a été à juste titre admiré pour avoir prouvé le bien-fondé des corporations pour résoudre les problèmes de la vie ouvrière au XIXe siècle - il reprend exactement les mêmes erreurs que l’on a vues dans la lettre du Comte de Chambord, et adopte son explication concernant l’échec de la représentation populaire sous la Restauration. Il défend la représentation nationale et les chambres (6).
Que le suffrage soit direct ou indirect, censitaire ou non, ne change rien au problème. Il ne s’agit pas d’innover un mode de scrutin qui favorise Charles X ou Henri V, il faut analyser l’histoire. Or rien n’y justifie le principe de la représentation nationale. L’air du temps, sans doute, le voulait, mais il était vicié, et il fallait le changer, sans tomber dans le panneau de ceux qui voudraient absolument faire croire que “le peuple” est attaché à leurs lubies tricolores ou sénatoriales. Le peuple se désintéresse des unes comme des autres. Pour qu’un esprit tel que La Tour du Pin ait pu reprendre ces erreurs, il fallait vraiment qu’elles soient incrustées dans la mentalité royaliste. D’ailleurs, comme bien d’autres, n’est-il pas devenu orléaniste lui aussi ? “Loin des yeux, loin du coeur” affirme le dicton. Les Bourbons d’Espagne étaient loin des yeux sans doute. Il n’y a pas eu de place pour eux dans le coeur des ex-légitimistes. Ce revirement reflète bien la trop grande place des sentiments chez beaucoup.
L’extrême brièveté de cette flambée de popularité d’Henri V prouve combien il y avait là beaucoup plus de sentiment que de réflexion, plus de sentiment pour la personne que de réflexion sur les principes politiques et les institutions. S. Rials écrit “Le chambordisme est l’expression synthétique de cette inflexion. Il est l’attitude qui a consisté à abandonner plus ou moins nettement le terrain de la raison politique pour celui de la passion quasi amoureuse du prince, celui de la démonstration pour celui de la dévotion”.
Or cette absence de raisonnement politique va nuire en premier lieu aux légitimistes auxquels de plus en plus on va attribuer une étiquette “emblèmes et symboles”. Les sentiments sont instables et ne peuvent que diviser. Après 1875, les légitimistes qui ont trop joué sur le sentiment et n’ont pas su unir les Français à leur cause en en défendant la véracité par la raison, vont perdre de plus en plus de terrain. Cela est très logique. Ils n’ont pas su, défenseurs de la cause catholique, du bien commun, agir sur les institutions. Les institutions ont agi contre eux, parce qu’elles avaient été élaborées contre le bien commun qu’ils défendaient. Les sentiments d’honneur, les “emblèmes et symboles” sont totalement insuffisants pour gouverner et maintenir l’unité. Le “retour de bâton” après 1875 va être terrible : plus les sentiments se sont exacerbés, plus la déception est grande. Après l’inséparatisme de 1873, l’opinion catholique change encore une fois de direction. S. Rials écrit ainsi “D’ailleurs, après l’échec de la restauration, en 1873, le ‘séparatisme’ revint à nouveau en force. La fusion du religieux et du politique apparut dangereux à un nombre croissant de prêtres et de catholiques” (7). A quoi étaient dûs ces changements de l’opinion catholique ? A ce que, comme l’écrit Tocqueville “en politique comme presque en toute chose, nous n’avons que des sensations et pas de principes, nous venons de sentir les abus et les périls de la liberté, nous nous éloignons d’elle, nous allons sentir la violence, la guerre, la tyrannie tracassière d’un pouvoir militaire bureaucratique, nous nous éloignerons bientôt de lui”.
Après avoir dissocié toute forme de pouvoir et défense de la religion, les catholiques ont à nouveau uni politique et catholicisme sans pour autant réfléchir par induction sur les institutions, sur l’expérience, sur l’histoire, comme le prouve leur attachement aux institutions révolutionnaires : c’était par attachement à la personne du prince, par honneur, par fidélité ou pour tout autre sentiment. Ainsi le problème séparatisme/inséparatisme était-il mal posé. L’inséparatisme n’exprimait pas pour les esprits de la fin du XIXe siècle ce qu’il aurait dû être : l’union du Trône et de l’Autel. Nous avons vu que cette union n’était en fait que l’adoption d’un bien commun conforme à la définition de la nature humaine telle que l’enseigne l’Eglise et le choix par induction à partir de l’expérience des institutions permettant la réalisation de ce bien commun. Mais, comme il n’y avait pas d’induction dans le chambordisme, on a vu l’inséparatisme comme une affaire de sentiments seuls, que l’on a reniée dès le moment où l’on en a senti les inconvénients, la difficulté. On n’a pas raisonné l’inséparatisme ni vu l’aberration du séparatisme qui n’était en fait que la séparation entre cause et effet : on choisissait le bien commun catholique enseigné par l’Autel, on rejetait les institutions qui pouvaient le réaliser : le Trône. Séparer les causes et les effets, c’est tordre le cou à la logique, à l’art de raisonner. C’est déraisonner.
“Ma personne n’est rien, mon principe est tout” affirmait avec justesse le Comte de Chambord.
C’était vrai, mais les légitimistes auraient dû dire pourquoi le Comte de Chambord incarnait ce principe qui était le sien, tout autrement qu’en agitant des “emblèmes et symboles”, fussent-ils religieux. Il y manquait la démonstration, la connaissance par les causes, l’intelligence : cette analyse historique sur les institutions, que s’étaient déjà révélés incapables de faire les royalistes sous la Restauration. Une telle analyse eût abouti à la condamnation de cette représentation populaire, de ce contrôle du pouvoir issu du suffrage national comme ayant été élaborés pour réaliser un bien commun des droits de l’homme issu des Lumières. Et cette condamnation aurait eu comme corollaire une réhabilitation du pouvoir absolu : “cette autorité sans dépendance et sans partage, âme du corps politique de la monarchie”. Mais non, les royalistes avaient adopté la dialectique romantique, son histoire et sa politique, s’attachaient à des institutions que rien ne justifiait et que toute l’histoire condamnait pour avoir toujours empêché la réalisation du bien commun catholique : pas d’analyse historique raisonnée, pas de principes, mais une conduite au jour le jour, de l’opportunisme. Berthier proposait la réforme des listes de scrutins, et il faudra attendre, avec la IIIe république, que la France devienne anti-catholique pour voir enfin remis en cause le suffrage universel lui-même.
Comme le constate S. Rials : “Cette position dominante à la fois modérée et favorable à un suffrage universel, tendit bien sûr à régresser au gré des échecs électoraux des débuts de la IIIe république” (8). Mais là encore, il n’y a absolument pas de science, seulement de l’opportunisme: nous sommes encore, même dans cette condamnation du suffrage universel, en pleine barbarie politique. “Vous faites dans vos guerres avec Philippe comme fait le barbare quand il lutte. S’il reçoit un coup, il y porte aussitôt la main. Le frappe-t-on ailleurs ? Il y porte la main encore. Mais de prévoir le coup qu’on lui destine ou de prévenir son antagoniste, il n’en a pas l’adresse, il n’y songe même pas”, écrivait Démosthène, voici déjà 24 siècles (9). Ces lignes auraient pu s’adresser aux catholiques de la fin du XIXe siècle. Quand Louis Veuillot avait prôné le “séparatisme” en 1848, il se vantait d’avoir trouvé le “joint d’une nouvelle et efficace tactique” (10), mais avouait, face aux résultats : “...nous ne pouvons comprendre comment les révolutionnaires en sont là : ils sont victorieux et nous sommes battus, rien de plus clair” (11) En 1870, l’inséparatisme revient à l’honneur, mais il n’a toujours pas compris. Aussi ne faudra-t-il pas s’étonner, lorsque “Philippe” va frapper un nouveau coup, de voir un nouveau changement des nouveaux Athéniens, car Louis Veuillot n’était pas seul à pouvoir dire “nous ne pouvons comprendre comment les révolutionnaires en sont là...”.
Avant d’étudier les étapes de ce nouveau changement, il peut être intéressant de voir de plus près comment pouvait fonctionner cette institution révolutionnaire de la représentation nationale peuplée de catholiques, intéressant de voir les capacités éblouissantes d’une “bonne assemblée”, avec de “bons” députés, où même “le parti de la vérité” a des représentants et, de plus, en écrasante majorité, à la différence de 1848 : à cette date, avec deux cents membres, le “parti de la vérité” (les catholiques) avait pu faire voter l’envoi de troupes pour seconder le pape, bien faible consolation dans un océan de gâchis, mais consolation tout de même (heureusement qu’il y eut Thiers, le voltairien apeuré, pour seconder Montalembert...). En 1870, avec une écrasante majorité, le “parti de la vérité” (entre guillemets, nous avons déjà dit ce que nous pensions de ce parti qui croyait être celui de la vérité) ne pourra même pas le faire : il est vrai que, cette fois-ci, Thiers était contre... ce qui donne une idée du rôle qu’avaient pu jouer les catholiques en 1848, celui de suiveurs !
Voyons comment cela a pu se passer. Nous sommes, après Patay, en pleine splendeur de la dévotion au Sacré-Coeur. Les zouaves pontificaux sont devenus des héros acclamés par tout le pays. C’est dans cette ambiance que des dizaines et des centaines de milliers de signatures arrivent de toute la France à l’Assemblée pour l’envoi de troupes françaises à Rome afin de délivrer Pie IX : le dernier contingent avait été retiré par Napoléon III, sous prétexte de la guerre. En fait, Napoléon III s’était réjoui de pouvoir satisfaire les garibaldiens sans soulever le pays. Le prétexte était fallacieux, car les troupes retirées ne représentaient rien dans le conflit, mais suffisaient amplement à conserver Rome. C’est pour cela que, la paix signée, les catholiques exigent l’envoi de troupes à Rome. Ainsi, en 1871, Thiers, voltairien de toujours, est bien empêtré de se trouver face à une écrasante majorité de catholiques. Il essaye de chercher, avec beaucoup de belles paroles, l’appui d’un évêque député afin que cette assemblée catholique continue à accorder le vote de confiance au gouvernement de ce voltairien qui refuse l’envoi de troupes à Rome.
Thiers fait donc appel à Mgr Dupanloup pour le soutenir. Ecoutons les paroles de ce dernier : “Je suis heureux de monter à cette tribune pour rendre hommage à M. le président du conseil (il s’agit de Thiers, ndlr). Oui, sans le suivre dans les hautes considérations politiques où il est engagé, je suis heureux de le remercier de tant de bonnes paroles qu’il vient de prononcer en faveur d’une cause qui depuis longtemps m’est chère...” (12). Le vote désiré par M. Thiers fut acquis ! Il s’agissait de repousser le départ pour Rome des troupes destinées à défendre Pie IX contre Victor-Emmanuel, départ toujours repoussé jusqu’au jour où, les institutions ayant fonctionné en toute logique, une assemblée anticléricale parvint au pouvoir. Ainsi, ce vote demandé par un voltairien, défendu par un évêque, consenti par une majorité de catholiques, consacrait-il la mise en place du gouvernement des francs-maçons dans les Etats pontificaux : voici les éblouissantes capacités d’une “ bonne assemblée ”. Et dire qu’il y a encore aujourd’hui des gens qui pensent qu’en votant pour le moins mauvais...
Certains nous diront que c’est la faute d’un tel qui n’a pas fait ceci ou cela, ou de tel autre, qui a fait cela ou ceci : c’est possible, mais nous, nous constatons les faits, et les faits nous révèlent que cette institution issue de la philosophie des Lumières, avec des représentants du “parti de la vérité” ou non, a toujours réalisé le bien commun des droits de l’homme. Voilà donc le bilan ! “Des urnes sort inéluctablement un ‘gauchissement’... Inéluctablement et toujours. Telle est l’expérience universelle... Or la politique est une science expérimentale” écrit A. Loubier (13).
Mais plutôt que d’agir par science et non par instinct, plutôt que de remettre en cause ces institutions vicieuses qui, il est vrai, étaient défendues par les royalistes eux-mêmes, certains catholiques crurent une nouvelle fois avoir “trouvé le joint d’une nouvelle et efficace tactique” en prêchant le séparatisme. Qu’est-ce à dire ? Face à des “emblèmes et symboles” qui tombaient en chute libre et à des matérialistes voltairiens tout-puissants, il fallait agir. A partir de cette louable intention, le pape Léon XIII va ainsi mettre en place une nouvelle ligne de conduite pour les catholiques.
Les nouveaux hommes au pouvoir après la restauration manquée de 1873, secondés par des institutions que nous connaissons bien maintenant, réalisaient un bien commun qui n’avait rien à voir avec le bien commun de saint Thomas d’Aquin. Leur position était cependant quelque peu délicate, car le pays était (encore) catholique. Par ailleurs, Léon XIII constatait, attristé, les fruits de cette situation paradoxale. Il fallait agir. Les hommes au pouvoir en France lui répondirent que la faute en était aux catholiques : ils remettaient en cause la république, il était normal que la république les rejette. “Peut-on méconnaître, affirmait M. Grévy, que les passions anti-religieuses sont nées principalement de l’attitude hostile d’une partie du clergé à l’égard de la république. Votre Sainteté peut beaucoup sur les ennemis de la république...” (14).
A partir de cette “justification” issue des Loges où se rencontraient les Ferry, Grévy, Thiers, Waldeck, Combes, Fallières et autres puissants du moment, Léon XIII voulut agir non seulement sur le clergé, mais sur tous les catholiques français. Ce fut d’abord l’accord tacite au toast d’Alger de Mgr Lavigerie : “Lorsqu’il faut, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, l’adhésion sans arrière pensée à une forme de gouvernement affirmée par la volonté d’un peuple, le moment vient de déclarer l’épreuve faite et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l’honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie. Ce serait folie d’espérer soutenir les colonnes de l’édifice sans entrer dans l’édifice lui-même (...) En parlant ainsi, je suis certain de ne pas être désavoué par aucune voix autorisée” (15). Après quoi, la fanfare des Pères blancs put jouer la Marseillaise. Malgré l’allusion faite à l’accord donné par Léon XIII, le scandale fut grand. L’encyclique Inter sollicitudines vint donc préciser la volonté du pape. Qu’y était-il affirmé?
“...En d’autres termes, dans toute hypothèse, le pouvoir civil considéré comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu, ‘car il n’y a point de pouvoir si ce n’est de Dieu’ (Rom. XIII, I). Par conséquent, lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir sont constitués, les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient… Par là s’explique d’elle-même la sagesse de l’Eglise dans le maintien de ses relations avec les nombreux gouvernements qui se sont succédés en France... Une telle attitude est la plus sûre et la plus salutaire ligne de conduite pour tous les Français, dans leurs relations civiles avec la république, qui est le gouvernement actuel de leur nation. Loin d’eux ces dissentiments politiques qui les divisent... Mais une difficulté se présente : ‘cette république, fait-on remarquer, est animée de sentiments si anti-chrétiens que les hommes honnêtes et beaucoup plus les catholiques, ne pourraient consciencieusement les accepter’. Voilà surtout qui a donné naissance aux dissentiments et les a aggravés... On eût évité ces regrettables divergences si l’on avait su tenir soigneusement compte de la distinction considérable qu’il y a entre pouvoirs constitués et législation. La législation diffère à tel point des pouvoirs politiques et de leur forme que, sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation peut être détestable, tandis qu’à l’opposé, sous le régime dont la forme est la plus imparfaite, peut se rencontrer une excellente législation. Prouver, l’histoire en main, cette vérité, serait chose facile, mais à quoi bon ? Tous en sont convaincus (...) D’où il résulte qu’en pratique la qualité des lois dépend plus de la qualité des hommes que de la forme du pouvoir”.
En bref, les catholiques ne devaient plus chercher à remplacer la république par la monarchie, mais admettre la république : d’une part parce que tout pouvoir vient de Dieu, d’autre part, parce que l’obéissance au pouvoir constitué n’est pas forcément l’obéissance aux lois, parce que “la législation diffère à tel point des pouvoirs politiques et de leur forme que, sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation peut être détestable, tandis qu’à l’opposé, sous le régime dont la forme est la plus imparfaite peut se rencontrer une excellente législation”.
C’est ici que rien ne va plus. Nous ne sommes absolument pas convaincus, même et surtout l’histoire à la main. Distinguer entre “forme de pouvoir” et “législation”, c’est entendu. Affirmer que sous un bon pouvoir il puisse y avoir une loi mauvaise de ci, de là, c’est entendu aussi, parce que rien de ce qui est humain n’est parfait. Mais précisément, parce que c’est un bon pouvoir, il réalise d’une manière générale le bien commun. De même, sous un mauvais pouvoir, il peut y avoir par ci, par là, quelques bonnes lois, mais le bien commun n’est pas réalisé dans l’ensemble. Jusque là, tout va bien. Mais de ce qui vient d’être affirmé, généraliser ensuite jusqu’à dire qu’un bon pouvoir puisse avoir une législation détestable et qu’un mauvais pouvoir puisse avoir une bonne législation, il y a un gouffre. Ce gouffre, c’est la logique, l’art de raisonner, d’établir des liens de cause à effet. Car qu’est-ce qu’un bon pouvoir ?
C’est celui dont la forme permet la réalisation du bien commun (par la mise en place et la conservation de lois et d’hommes honnêtes). Et qu’est-ce qu’un mauvais pouvoir ? Celui dont la forme ne permet pas la réalisation du bien commun (permettant aux hommes et lois malhonnêtes de prendre la direction de la cité), et tout ceci au nom du principe : “en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”. Un bon pouvoir qui produit une législation détestable est un mauvais pouvoir, ce n’est pas un bon pouvoir. Et un mauvais pouvoir qui produit une bonne législation est un bon pouvoir, ce n’est donc pas un mauvais pouvoir.
Distinguer entre forme de pouvoir et législation, oui. Mais couper entre eux tous liens de cause à effet, jamais, c’est tordre le cou à la logique. Or, quand Léon XIII écrit “d’où il résulte qu’en pratique la qualité des lois dépend plus de la qualité des hommes que de la forme du pouvoir”, il ignore magnifiquement le lien de cause à effet entre forme du pouvoir et législation, car la venue des hommes au pouvoir (hérédité, élection...) est précisément réglementée par la “forme du pouvoir”, d’où il résulte que, si la qualité des lois dépend de ces hommes, il n’en est pas moins vrai que la qualité des hommes dépend de la forme du pouvoir ; en conclusion, la qualité des lois dépend de la forme du pouvoir.
C’est très précisément parce qu’ils connaissent ce lien de cause à effet que les défenseurs des droits de l’homme défendent la forme démocratique du pouvoir : si effectivement il faut distinguer entre forme du pouvoir et législation, il ne faut pas pour autant nous faire accroire que la forme du pouvoir est indifférente à la législation, et vice versa ; car “en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”.
Si l’on choisit telle forme de pouvoir, ce n’est pas par sentiment (normalement), mais parce que l’induction nous a fait connaître que ce choix était propre à la venue au pouvoir d’hommes honnêtes, donc de lois honnêtes, donc à la réalisation du bien commun. Si l’on rejette telle forme de pouvoir, ce n’est pas, cela ne doit pas être par sentiment, mais parce que l’induction nous a fait savoir que de telles institutions étaient propres à favoriser la venue au pouvoir d’hommes malhonnêtes, donc de lois vicieuses, donc inaptes à la réalisation du bien commun.
D’où il résulte que forme du pouvoir et législation sont étroitement liées, comme la cause à l’effet: sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation ne peut être détestable ; sous le régime dont la forme est la plus imparfaite, ne peut se rencontrer une excellente législation. C.Q.F.D.
Certains, voulant à tout prix sauver l’encyclique de Léon XIII, ont voulu l’expliquer ainsi : “En définitive, qu’est-ce que le Souverain Pontife, Léon XIII, demande aux catholiques ? Il leur demande d’éviter les dissensions politiques en présence des périls qui menacent la religion, afin d’unir toutes les forces pour sa défense. En vue de ce résultat, ils doivent se montrer soumis au pouvoir existant, écarter le projet de le renverser et manifester leur satisfaction en s’abstenant d’une opposition systématique. Rien de moins, mais aussi rien de plus. Nous venons de toucher là le vrai point car l’enseignement de l’encyclique se borne à inculquer cette abstention, et Léon XIII n’a écrit ce document que parce qu’il a cru indispensable de rappeler le devoir de l’observer. Quant à ‘l’adhésion’ à la république, il devrait être superflu d’observer qu’il n’en est question nulle part” (24).
Qu’est-ce à dire ? Les catholiques ne doivent plus faire d’opposition systématique, ne plus remettre en cause le système républicain, la république. Mais ils ne sont pas obligés d’y adhérer. Ils peuvent garder une préférence pour la monarchie, mais ne pas en faire profession : pour éviter les dissensions. Ils peuvent être indifférents, rester soumis en ne remettant pas en cause la république, mais sans s’y attacher, sans “ adhérer ”. Et pourquoi cela ? Pour ne défendre que les intérêts religieux. Et nous revenons ici à la case départ : est-il possible de dissocier, comme Louis Veuillot en 1848, la cause de la religion de celle des institutions ? Car, c’est bien de cela qu’il s’agit : ne pas exiger l’adhésion à la république, mais interdire de la remettre en cause, c’est convier les catholiques à l’indifférence aux formes de gouvernement.
Laisser la possibilité aux monarchistes d’aimer la monarchie en eux-mêmes, sans remettre en cause le système républicain revient exactement au même. Cela revient à considérer le choix de la forme du gouvernement du seul point de vue des sentiments et à rester indifférent, par cela même, à la défense des intérêts religieux auxquels les préférences personnelles doivent être sacrifiées. Or cette indifférence au système, à la forme du pouvoir, est une impossibilité logique parce qu’il n’est pas possible de séparer la forme du pouvoir de la législation, donc du bien commun à réaliser : la défense des intérêts religieux (qui sont partie première dans le bien commun) passe par le choix d’une forme de gouvernement bien définie, car “ en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action ”. L’histoire nous le confirme surabondamment.
Que Léon XIII ait autorisé l’indifférence en exigeant seulement l’abstention de toute remise en cause du système sans rendre obligatoire l’adhésion à la république ne change rien au fait que cette indifférence est impossible : l’erreur est toujours la même depuis Louis Veuillot qui croyait avoir trouvé “le joint d’une nouvelle et efficace tactique” en 1848, dissociant la cause d’avec les effets entre forme du pouvoir et défense des intérêts religieux.
De plus, cette distinction entre forme du pouvoir et législation a des limites. Quand il est inscrit dans la “constitution” définissant la forme du pouvoir que la république est athée et laïque, quand ces deux caractères sont posés comme lois fondamentales de l’Etat, quand il est affirmé par les articles de la constitution que remettre en cause ces caractères est considéré comme à l’égal d’un coup d’état, nous aimerions que l’on nous explique comment nous soumettre au pouvoir établi et refuser sa législation.
Quand Léon XIII écrit que, parce que tout pouvoir vient de Dieu, l’Eglise maintient ses relations avec l’état français et que les Français doivent en conséquences admettre ce pouvoir, nous aimerions beaucoup que tous les défenseurs de l’encyclique nous expliquent pourquoi Pie IX, lorsque Victor-Emmanuel est entré dans les Etats Pontificaux et a établi son pouvoir sur Rome, pourquoi Pie IX l’a excommunié, a interdit aux Italiens de reconnaître ce pouvoir en leur interdisant de voter et d’aller siéger dans les Chambres : “...Pie IX a interdit aux Romains fidèles de prendre aux élections politiques une part qui serait considérée comme la reconnaissance de l’usurpation. Il a fait cette défense au lendemain du jour où l’usurpation dépouillait l’Eglise et depuis il l’a renouvelée dans toutes les circonstances. Le dimanche 11 octobre 1854, recevant le Cercle Sainte Mélanie, composé de femmes du peuple, il leur rappelait l’obligation pour leurs maris de se tenir éloignés des plébiscites et de tous les votes politiques.
Pie IX dit alors : ‘Je vous invite à faire en ce moment des prières extraordinaires. Toutes, vous savez que dans quelques jours ceux que l’on appelle électeurs devront s’occuper du choix des députés appelés à siéger dans une grande salle (...) Il faudrait jurer l’observance, la garde, le maintien des lois de l’Etat (...) Non, ces gens ne méritent pas l’appui et le concours des hommes d’honneur et encore moins des hommes de conscience. C’est pourquoi je conclus en disant qu’il n’est pas licite d’aller s’asseoir et prendre place dans cette salle’ ” (16).
Pie IX a interdit de reconnaître une usurpation du pouvoir légitime. Léon XIII n’a pas levé cette interdiction. Or le pouvoir établi, constitué, la forme du pouvoir en Italie, c’est la monarchie parlementaire de Victor-Emmanuel. Pourquoi l’excommunier (il a été excommunié aussitôt “son pouvoir constitué” sur les Etats Pontificaux, pouvoir seulement militaire, sans législation détestable, laquelle n’est venue qu’après cette nouvelle forme de pouvoir constitué) ? Pourquoi refuser de participer à la vie politique du pays ? Pourquoi ne pas reconnaître Victor-Emmanuel, la forme du pouvoir (quitte à rejeter la législation “ détestable ”), car “omnis potestas a Deo” ? (l’épître de saint Paul est d’ailleurs adressée aux Romains !)
Ce qui est valable en France, pourquoi ne le serait-ce pas en Italie ? Et ce, d’autant plus que le pouvoir légitime usurpé en Italie était un pouvoir aliénable, ce qui n’était pas le cas en France. Jamais un descendant de Louis XVI n’a vendu ses droits, bien que certains en aient reçu des propositions fort intéressantes, alors que le pouvoir légitime des Papes sur les Etats Pontificaux fut vendu pour 2 milliards de lires par Pie XI. Pourquoi en France un pouvoir inaliénable ne doit pas être défendu, et un pouvoir usurpateur doit être reconnu, quand un pouvoir aliénable en Italie vaut l’excommunication à l’usurpateur sous Pie IX, Léon XIII, saint Pie X, Benoît XV et Pie XI ? Pourquoi Léon XIII n’est-il pas “rentré dans l’édifice” avec les cardinaux, évêques etc. comme citoyens de l’Italie une ? Pourquoi ne sont-ils pas allés voter, voire se présenter sur des listes : ils eussent sûrement été élus, puisqu’ainsi le voulait la forme du pouvoir constitué (monarchie parlementaire), car “en pratique, la qualité des lois dépend plus de la qualité des hommes que de la forme du pouvoir ?”
Puisque ce principe “omnis potestas a Deo” n’implique pas obligatoirement l’acceptation d’une forme de pouvoir, comment donc savoir s’il faut ou non admettre la forme de pouvoir actuelle ? Tout simplement par induction, en rétablissant le lien de cause à effet : le pouvoir doit permettre la réalisation du bien commun. Cela demande une bonne législation, ce qui implique qu’il y ait au pouvoir des hommes de bien. Les formes du pouvoir doivent permettre l’arrivée et le maintien de ces hommes de bien aux rennes de l’Etat si l’on veut que le bien commun soit réalisé. Et comment savoir quelles sont les formes du pouvoir qui permettent l’arrivée des hommes de bien ? Par l’induction, en jugeant dans l’histoire quelles sont les formes de gouvernement qui ont permis la réalisation du bien commun d’une manière générale (sans chercher à éluder le problème en disant que, même avec une forme excellente, il peut y avoir quelques mauvaises lois et vice versa).
Or ce travail de choix politique est un problème contingent qui relève du rôle des laïcs et non de celui des clercs. Nous ne sommes plus dans la doctrine, et si Léon XIII n’avait pas supprimé le lien de cause à effet entre forme du pouvoir et législation, l’encyclique n’eût pas été écrite. D’une part, parce que le choix politique ne regardait que les Français. Et d’autre part, parce que, comme l’explique magistralement Adrien Loubier dans son livre Démocratie cléricale, la forme du pouvoir telle qu’elle était sous la IIIe république (et qu’elle l’est actuellement) est radicalement viciée, ce qui est parfaitement logique, puisque la forme du pouvoir est issue en droite ligne d’une notion viciée du bien commun, celle des droits de l’homme et du matérialisme des Lumières. Il suffit, pour s’en convaincre, d’utiliser son intelligence, de relier les causes aux effets, d’induire à partir des faits, “l’histoire à la main”.
C’est ici que les royalistes se sont fait un tort immense depuis la Restauration (ce qui nous a permis de parler de suicide de la monarchie). Nous l’avons vu, de Chateaubriand à La Tour du Pin, il y a absence d’induction et d’histoire des institutions. Le royalisme a été romantique (prédominance des sentiments sur la raison), se contentant d’ “emblèmes et de symboles”. Les royalistes n’ont pas su utiliser l’intelligence politique, pas plus d’ailleurs qu’aucun de ceux qui, comme eux, après 1830, voudront défendre le bien commun catholique.
Bernanos, comme Drumont, a fort bien vu cette décadence de l’intelligence politique des catholiques. Dans son livre La grande peur des bien-pensants, il fustige cette démission des catholiques, cet abaissement continu, cette humiliation grandissante des catholiques, toujours à genoux devant les institutions et des idées qu’il aurait fallu détruire. Il cite Drumont dénonçant ces pseudo-conservateurs, les Mackau, les Mac-Mahon, pétris de politique jacobine, incapables d’analyser la situation, de réagir, de comprendre combien ils sont eux-mêmes des jacobins. Pour Mac-Mahon en particulier, il s’agit d’une véritable schizophrénie. Il faut lire Drumont à ce sujet : “Il est inutile de discuter là-dessus, vous ne rencontrez chez la plupart des conservateurs influents que des menteurs, des fourbes, d’éternels chercheurs de voies obliques... Mettez-les sur la grande route de Versailles, sur cette route large à faire défiler une division de front, qu’on appelle le Pavé du Roi, dites-leur : ‘Vous voyez, c’est tout droit, il n’y a qu’à marcher, vous apercevez le palais d’ici’. Au bout de quelques instants, vous les retrouverez dans d’infâmes petites ruelles, perdus, crottés, embourbés, gémissant et comptant sur l’habilité de Mackau pour les tirer de là” (17). Ces hommes, tels que Broglie en particulier, étaient devenus de dignes héritiers de Chateaubriand, de parfaits jacobins.
Beau de Loménie a très bien mis en relief l’égoïsme foncier, l’opportunisme de ces “conservateurs”. Comme l’écrit excellemment Bernanos : “Qui dit conservateur dit surtout conservateur de soi-même. Lorsque l’on pense à l’immense travail fourni par exemple de Louis XI à Louis XIV, on doit convenir que l’Ancien Régime, traditionnel en son principe, était sans doute réellement le moins conservateur de tous”. Mais les Broglie et les Mac-Mahon n’étaient pas les héritiers des Machault d’Arnouville, des Ponchartrain, des d’Aguesseau, des Maupeou, des Terray, ces illustres serviteurs de la monarchie. Non, ils étaient les héritiers des parlementaires du XVIIIe siècle et de cette frange gangrenée des Orléans et des Conti : ils n’étaient pas monarchistes, mais révolutionnaires parce que, depuis le début du XIXe siècle, le royalisme était matérialiste, sentimental, romantique, jacobin. Drumont dénonce la situation de ces royalistes incapables d’agir : “Le côté que je veux seulement peindre de lui, c’est le côté du faux insurgé, du révolté pacifique qui, depuis seize ans, est toujours sur le point de partir et ne part jamais” (18). C’est l’image de beaucoup de ces royalistes qui affirment défendre le roi et sont paralysés par leur attachement à toutes les formes révolutionnaires des institutions, paralysés dans leur action par ces attaches qui sont la négation même de la monarchie, tellement attachés qu’ils préfèrent perdre le roi que forcer l’Assemblée. La phrase d’Henri V au sujet de Mac-Mahon exprime la réalité de cette décadence décevante : “Je croyais avoir à faire à un connétable de France. Je n’ai trouvé qu’un capitaine de gendarmerie” (19). En réalité, ces institutions flattaient l’orgueil de ces pseudo-royalistes comme elles flattaient les parlementaires du XVIIIe siècle. L’orgueil en est la base, avec l’égoïsme : “Ce qu’on voulait, c’était un régime parlementaire où l’oligarchie sans frein des nouveaux possédants pourrait gouverner à son aise !” écrit justement A. Jossinet.
Le ralliement ne fera qu’ajouter à cette démission de la réaction catholique face à la révolution.
Bernanos décrit bien cette pseudo-réaction du parti catholique : “...l’opposition catholique, avec des ridicules défis d’une poignée de gens décidés d’avance à capituler, conduits au feu par des chefs qui portaient le texte de la capitulation dans leurs poches, histoire qui hélas ! n’est même plus de l’histoire... Histoire qui n’aura laissé derrière elle qu’un résidu de discours, une bouillie d’héroïsme verbal qui passe désormais de gencive en gencive, change de bouche à chaque promotion d’un nouveau chef du parti catholique et qui lustre aujourd’hui la muqueuse du général de Castelnau...” (20).
Ce “texte de capitulation dans la poche”, c’est en grande partie la reconnaissance de ces institutions révolutionnaires. Admettre ces institutions, c’est déjà se réduire à l’impuissance, c’est déjà capituler. Comme le faisait remarquer Bernanos : “le catholique est un citoyen français payant ses impôts, accomplissant ses devoirs civiques comme tout le monde. Signe particulier : est destiné par la nature à recevoir tous les jours l’égout collecteur sur la tête. L’obéissance toute ovine de ces malheureux est incroyable : ils suivraient jusqu’au bout de la France le pan de chemise foireux de Crémieux en se disant entre eux ‘c’est le drapeau national’ ” (21). Les mots sont durs, peut-être, mais c’est pourtant l’image de ces catholiques qui s’imaginent désarmer l’adversaire en courbant la tête devant ses exigences politiques et qui sont sans cesse mystifiés “dans l’espoir ingénu que nulle expérience ne déçoit, enraciné dans chacun de ces coeurs lâches qu’une bassesse plus parfaite sera payée de retour, lassera les persécuteurs” (22).
L’attitude du parti catholique suivant les nonces de Léon XIII, Mgr Rotelli, Mgr Czaki, est un tissu de ces lâchetés et de ces mystifications. Qui connaît encore l’histoire de ce Léo Taxil, auteur et éditeur d’écrits orduriers contre Pie IX et contre la Sainte Vierge, qui, après avoir annoncé sa conversion, fit des révélations spectaculaires sur la franc-maçonnerie, fut reçu par Léon XIII en audience privée, chez qui Mgr Rotelli faisait déposer sa carte, qui écrivit dans des journaux lus dans tous les presbytères, puis finit par avouer qu’il avait raconté n’importe quoi : “les révélations prétendues, les confessions, les pages qui avaient fait couler tant de larmes étaient de grossières impostures de ce magnifique vicieux... Si dégoûtante que soit cette histoire, il convient d’en ravaler courageusement l’ignominie et l’humiliation : elle donne la mesure d’une certaine bassesse de coeur qui explique sans les justifier, hélas, les corruptions de l’intelligence” (23). Les catholiques ont effectivement perdu la faculté de réagir, de lier les causes à leurs effets : ils sont menés par leurs ennemis. La décadence politique n’est qu’un aspect de cette chute.
Le pays était pourtant en grande majorité catholique. Bien que les institutions les favorisent, les hommes matérialistes au pouvoir craignaient une opposition catholique, qui n’eût pas lieu malheureusement. Les franc-maçons trouvèrent au Vatican le moyen d’éteindre ce qui restait des facultés d’opposition chez les catholiques. Avec son encyclique, Léon XIII avait ordonné aux Français de croire aux institutions issues du matérialisme des Lumières. Mais cela ne suffisait pas.
Prenons un exemple : En 1880, l’article 7 d’une loi de J. Ferry stipule que “nul ne serait admis à participer à l’enseignement public ou libre, ni à diriger un établissement d’enseignement de quelque ordre qu’il fût si il appartenait à une congrégation religieuse non autorisée”. C’était donc le refus à tout religieux d’enseigner, non seulement pour l’enseignement supérieur, mais encore pour l’enseignement primaire. L’article 7 fut voté par la Chambre, et refusé au Sénat, quoique Freycinet, alors président du conseil, n’ait pas manqué de faire valoir sa modération personnelle: l’application de la nouvelle loi se ferait sans sectarisme, avec bienveillance... Le rejet est du 9 mars 1880. C’est alors que le J.O. du 29 mars publie deux décrets : l’un dissout la Compagnie de Jésus, l’autre oblige les autres congrégations à “se pourvoir à l’effet d’obtenir la vérification et l’approbation de leurs statuts et la reconnaissance légale”.
Le 2 avril 1880, les supérieurs de 300 maisons refusent simultanément l’obéissance au décret. Les évêques approuvent. Devant cette attitude, le gouvernement recule, et au mois de mai, Freycinet renonce à exiger la déclaration. Mais au mois de juin, il accuse à la Chambre les congrégations de faire “opposition à la forme présente du gouvernement”. C’est alors que Mgr Lavigerie voulut mériter le chapeau de cardinal. Il écrit au Pape que les trois quarts des évêques sont pour l’acceptation des décrets et qu’il est nécessaire d’ordonner aux religieux de s’y soumettre. Léon XIII envoie des ordres de soumission par l’intermédiaire de Mgr Guibert. Les religieux se soumettent.
Freycinet, qui avait fait passer la loi à la Chambre des députés en mettant en avant que la loi serait appliquée avec une grande modération, dut démissionner devant les plaintes venues de toute la France. J. Ferry le remplace. Il ne tient aucun compte des promesses de son prédécesseur et il déclenche la persécution générale contre les maisons religieuses. Les expulsions s’accomplissent en grand, ainsi que les actes vexatoires. Voilà où mène l’esprit de conciliation et la pratique libérale. Nous sommes les témoins affligés et épouvantés de ces fruits empoisonnés (24).
Ainsi que l’écrit Léon de Cheyssac : “Rome prenait goût à ce jeu. Nos hommes d’état s’en aperçurent. Le Livre Jaune, publié par le gouvernement sur les relations entre le ministère des Affaires étrangères et la Secrétairerie d’Etat, antérieur à la rupture, est plein de détails suggestifs et inattendus. Je vais laisser la parole à un ancien directeur des Cultes et ministre des Affaires étrangères, M. Flourens. Cela se passe, non plus sous M. Méline, mais sous M. Waldeck-Rousseau.
‘Toutes les négociations entamées et poursuivies entre le ministère de la défense républicaine et le Saint-Siège ont eu pour but et pour effet non d’assurer le fonctionnement régulier du régime concordataire en France, ou le maintien et la conservation du protectorat diplomatique de la France en Orient et en Extrême-Orient, mais d’assurer le maintien et la conservation aux affaires du ministère Waldeck-Rousseau et le succès des élections qu’il patronnait.. Vous verrez dans ce fascicule, trop écourté hélas ! et pourtant d’une lecture singulièrement suggestive, que l’intervention du Souverain Pontife a été à maintes reprises sollicitée avec ardeur par le ministère Waldeck-Rousseau, soit pour faciliter le vote de lois délicates, soit pour aplanir les difficultés qui surgiront sur le chemin des entreprises ministérielles, soit pour étouffer certaines polémiques gênantes pour certains hommes en place, soit enfin et surtout pour assurer le triomphe des candidatures officielles, et qui n’a jamais été refusée.
Ce n’est pas moi qui souligne, c’est M. Flourens. Ecoutez la réflexion qui tombe de sa plume :
‘Sous l’ancienne monarchie, jamais les rois très-chrétiens ne sollicitaient comme Waldeck-Rousseau l’immixtion du pape dans les affaires de la France. Ils ne l’auraient pas tolérée’...
Il y avait un journal, rallié pourtant, qui gardait une allure agressive. Les rédacteurs s’obstinaient, malgré Rome et les hommes qui représentaient le mieux les désirs de Léon XIII... les Assomptionnistes...
La Croix gardait avec eux une certaine indépendance. Derrière les sourires adressés à Marianne, il y avait des grincements de dents contre les ministres... Mais les journaux catholiques, La Croix en tête, durant l’automne 1899, se mirent brusquement à garder silence. Le public en cherchait vainement la raison... Le ministre des Affaires étrangères remercia le Saint-Siège de son intervention pour mettre fin à la campagne entreprise par La Croix et les autres journaux de l’opposition catholique. La lettre, qui est de novembre 1899, est publiée dans le Livre Jaune...
(...)
Ce n’était pas assez. Les Assomptionnistes furent condamnés à disparaître. Le coup qui leur fut le plus sensible partit non de Paris, mais de Rome, de la Secrétairerie d’Etat. Le nonce Lorenzelli alla leur porter, avec ses condoléances, ses félicitations : leur sacrifice serait le salut des ordres religieux et de l’Eglise en France. Pauvre nonce...”
Enfin, Léon de Cheyssac rappelle ces lignes de M. Flourens analysant le Livre Jaune : “Le Pape promet son concours au ministre Waldeck-Rousseau. Il se pose, désormais, en défenseur attitré de la constitution républicaine et des lois en vigueur, il fait valoir tout le chemin parcouru depuis 1889, époque à laquelle, paraît-il, le gouvernement de la république n’avait pas encore pensé ingénieux de faire appel aux bons services du Saint-Siège pour faire réussir les candidats officiels, et l’époque actuelle où tous les évêques et prêtres sont devenus les auxiliaires les moins soupçonnés et par conséquent les plus efficaces et les plus précieux de la politique ministérielle. Que si dans le troupeau, il se trouve encore quelques brebis indociles, le ministère n’a qu’à les lui signaler pour ramener ses brebis au bercail”, et Léon de Cheyssac conclut : “J’ai compris, après la lecture de M. Flourens, l’hommage ému que M. Ribot rendait naguère à la mémoire de Léon XIII, lorsqu’il le félicitait devant la Chambre d’avoir facilité la laïcisation du pays...” (25).
Léon XIII a donc été très loin. Nous sommes là vraiment en pleine “démocratie cléricale”, pour reprendre l’expression d’Adrien Loubier. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’après avoir doublement négligé les lois de la politique - qui sont, d’une part le choix des moyens effectué par les laïcs, et d’autre part le lien de cause à effet entre forme du pouvoir et législation - il ne faut pas s’étonner des succès multiples et répétés remportés par les héritiers des matérialistes des Lumières pour la réalisation du bien commun des droits de l’homme et l’échec total des catholiques pour réaliser le bien commun catholique.
Tout cela parce que les pirouettes et courbettes des Ferry et Simon dans les salons de la nonciature, accompagnées de déclarations de respect le plus profond envers le Saint-Siège, et d’autres mensonges à la Léo Taxil, suffirent au Saint-Siège pour accorder confiance à ces menteurs vicieux, francs-maçons voltairiens, haineux, héritiers des Voltaire, La Harpe, Condamine, Sieyes, d’Holbach, etc.
Comme le constatait M. l’abbé Appert : “Ce sont les catholiques qui, depuis trente ans, ont élevé comme étendard sur le peuple chrétien un Christ signataire des droits de l’homme, un Christ simple citoyen, un Christ jeune époux de la jeune démocratie, un Christ de la liberté et de la Marseillaise, un Christ acharné surtout contre l’autorité traditionnelle et la sujétion légitime ; pour les meilleurs, un Christ indifférent au gouvernement temporel des sociétés dont Il est le fondateur et le législateur” (26).
Il aurait pu écrire : “depuis 80 ans”, L’Avenir ayant été fondé en 1830. Cette destruction de la politique catholique, de ses moyens d’action, des institutions qui en assuraient la réalisation, a duré tout le
XIXe siècle, pour aboutir au Ralliement. La politique du Ralliement n’est pas créée en 1880. De Chateaubriand à Léon XIII, en passant par Maret, Montalembert, Ozanam, Decoux, Donoso Cortès, d’Alzon, Rohrbacher, Veuillot, Lacordaire, Lammenais, Falloux, Gerbet, Salinis, etc. le XIXe siècle a été le théâtre de cette lente décadence de l’intelligence politique des catholiques. Aussi pouvons-nous faire nôtre cette phrase de J. Ploncard d’Assac parlant de “la droite” au XIXe siècle : “Ce qu’il y a de plus étonnant dans toute l’histoire du XIXe siècle (...) c’est la négligence dont la droite n’a cessé de faire preuve sur le front de l’esprit” (27).
Faut-il s’étonner alors de voir, en cette fin de XIXe siècle le royalisme réduit à moins que rien, effondré sous son image “d’emblèmes et de symboles”, victime de l’évolution qu’il avait prise lui-même sous la Restauration vers une politique du sentiment, romantique, matérialiste et révolutionnaire ?
Et pourtant, la cause monarchiste va renaître de ses cendres. Mais quand on a vu de quoi étaient - ou plutôt n’étaient pas - capables les catholiques, il ne faut pas s’étonner que ce soit un agnostique qui ait attaché son nom à cette défense des institutions qui, seules, avaient permis - et donc pouvaient encore permettre - la réalisation du bien commun catholique.
Dans cette étude nous avons surtout insisté sur l’aspect politique de “la négligence dont la droite n’a cessé de faire preuve sur le front de l’esprit”. Cependant ces erreurs et négligences sont soeurs de celles qui ont contaminé la pensée dans le domaine religieux à cette époque, et mères de celles qui ravageront l’Eglise au siècle suivant.
Références
(1) Stéphane Rials, Révolution et contre Révolution au XXe siècle, p. 205, Albatros, Paris, 1987.
(2) Chanoine Catta, La doctrine politique et sociale du Cardinal Pie, p. 316, NEL, Paris 1959.
(3) Alain Jossinet, Henri V, p 380-381, Ulyssse éd, 1983.
(4) Cité par le marquis de La Tour du Pin, dans Vers un ordre social chrétien - Jalons de route, p. 427,
Beauchesne, 1942.
(5) A. Jossinet, op.cit. p. 488.
(6) Marquis de la Tour du Pin, op.cit. p. 426-427-432 et 458.
(7) Stéphane Rials, op.cit. p. 208.
(8) Stéphane Rials, op.cit. p. 158.
(9) Discours de Démosthène aux Athéniens, 1re Philippique.
(10) Eugène Veuillot, Louis Veuillot, tome I, p. 417, Victor Réaux éd, Paris, 1903.
(11) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 285.
(12) Cité par A. de Saint-Albin dans Histoire de Pie IX et de son pontificat.
(13) A. Loubier, Démocratie cléricale, p. 84-85, ESJA. Villegenon, 1992.
(14) Cité par le chanoine Bruyère, dans Le cardinal de Cabrières, p 193, Cèdre éd, 1956.
(15) Chanoine Bruyère, op.cit. p. 194.
(16) A de Saint Albin, op.cit.
(17) Cité par Bernanos, dans La grande peur des bien pensants, p. 88-89, Grasset éd, 1969.
(18) Bernanos, op.cit. p. 110-111.
(19) A. Jossinet, op.cit. p. 445.
(20) Bernanos, op.cit. p. 123.
(21) Bernanos, op.cit. p. 152-153.
(22) Bernanos, op.cit. p. 203.
(23) Bernanos, op.cit. p. 209-210.
(24) René Leguay, fait la description détaillée de cette histoire dans un article intitulé Libéralisme et
catholicisme, paru dans “L’ordre social chrétien”, n° 21, p. 57 à 67, 1937, organe officiel de la
Ligue Apostolique des Nations.
(25) Léon de Cheyssac, Le ralliement, p. 120 à 127, Librairie des Saints Pères, Paris. Les paroles de M.
Flourens sont extraites de la Société d’économie sociale, in La Réforme sociale, p. 560-563, 1er
avril 1905.
(26) Cité par Charles Maurras dans L’Action Française et la religion catholique, p. 49, NLN, Paris,
1913.
(27) Jacques Ploncard d’Assac, Enquête sur le nationalisme - Joseph de Maistre, p. 59, Lisbonne éd, 1969.
Inéluctablement et toujours. Telle est l’expérience universelle… Or la politique est une science expérimentale”. Adrien Loubier.
“Ce qu’il y a de plus étonnant dans toute l’histoire du XIXe siècle... c’est la négligence dont la droite n’a cessé de faire preuve sur le front de l’esprit”. Jacques Ploncard d’Assac.
“Ces monarchistes imbus des idées de leur temps ne l’étaient guère que de nom et de sentiment ; ils ne l’étaient guère de principes et d’action”. Cardinal Pie.
I- De Goritz au ralliement: l'effondrement
Le désastre de 1870 a profondément remodelé le paysage politique de la France. Napoléon III a récolté les fruits de sa politique des nationalités en Europe et l’ampleur de la catastrophe a conduit bien des personnes à réfléchir. Il y avait tout juste 40 ans que Charles X avait quitté la France, et c’est vers son successeur, Henri V, que se tournent désormais les regards : Louis Veuillot est l’exemple type de ce retournement d’esprit des catholiques en faveur de la monarchie très-chrétienne.
Il ne faut pas voir cependant dans ce retournement des catholiques une renaissance d’un sentiment royaliste profond comparable à celui des Français pour Louis XIV à la veille de la bataille de Denain, mais du pur opportunisme cachant la plus grande indifférence politique.
Lorsque l’Empire sur ses fins subit à son tour l’essoufflement chronique des régimes politiques du XIXe siècle, les catholiques s’en séparèrent, avant même sa chute, non pas pour un combat politique qui leur soit propre, mais pour proposer leur soutien aux turbulents républicains qui par leur opposition virulente à l’Empereur aux abois acquéraient quelque notoriété.
Ainsi Louis Veuillot, un mois avant la chute de l’empire écrivait aux républicains : “Nous disions hier à un homme important de ce parti : soyez catholiques et nous serons républicains. Aujourd’hui, nous ne demandons pas aux républicains d’être catholiques. Cette hauteur demande des qualités qu’ils n’ont pas tous. Nous leur disons simplement : laissez nous être catholiques et nous serons républicains”.
Comment dans ce contexte les catholiques sont-ils devenus légitimistes, malgré cette candidature républicaine ? Parce que les républicains de 1870, trop absorbés par leur oeuvre de mort, ont refusé ce ralliement spontané des catholiques. Ralliement qu’ils quémanderont à Léon XIII quelques années plus tard.
Faute de pouvoir devenir républicains les catholiques se retournèrent vers le légitimisme, dont le représentant avait toujours manifesté des sentiments ultramontains et une piété édifiante.
Après avoir été “l’instrument le plus actif de la dissolution du vieux parti légitimiste”, Louis Veuillot devint “l’un des plus fermes piliers de son renouveau”. Car, avec lui, c’est toute l’opinion catholique qui revient à “l’inséparatisme” du politique et du religieux. Comme l’affirme S. Rials “La monarchisation des catholiques dépassait d’ailleurs largement le milieu ultramontain. Comme l’écrit M. Gadille, bien que tous les évêques n’aient pas été ultramontains, ‘après la chute de l’empire, il se fit dans l’épiscopat français une sorte d’unanimité autour de l’idée monarchique’ ” (1).
On le sait aussi, ce mouvement d’opinion n’eut pas de fruits durables. Il n’est pas nécessaire, pour saisir les causes de cet échec, de rentrer dans une fastidieuse énumération de dates, de scrutins, de votes et d’élections. Il y a bien des milliers d’anecdotes, de pourparlers, de petits faits, de tractations, qui constituent la trame de cette période qui s’étend de 1870 à 1875 : leur connaissance est nécessaire pour une bonne compréhension de l’histoire. Ils ont été exposés dans d’excellents ouvrages. Les répéter ici serait inutile. Il reste néanmoins quelque faits que nous pensons intéressant d’analyser ici.
Mgr Pie disait, à propos des monarchistes de 1876 : “Ces monarchistes imbus des idées de leur temps ne l’étaient guère que de nom et de sentiment ; ils ne l’étaient guère de principes et d’action” (2).
La pertinence du diagnostic est admirable. Depuis la Restauration, il n’y a pas eu d’amélioration ni de remise en cause de ce sentimentalisme ou de ce matérialisme, au contraire. Il y aurait plutôt eu aggravation. Plus que jamais, les chefs royalistes défendraient la Charte et l’interprétation qu’en avait faite Chateaubriand contre Charles X. En 1871, ils défendent le parlementarisme, la représentation populaire, le suffrage plus ou moins direct et censitaire. Bien sûr, ceux qui ont réussi à faire échec à Henri V grâce au drapeau, agissent en réalité par opportunisme. Comme l’a bien montré Beau de Loménie ils défendraient même la Charte de 1830, qui n’est plus du tout une monarchie. Mais malheureusement, ce ne sont pas seulement “les habiles” qui ont fait échec au Comte de Chambord. Il semble même que leur opposition ne soit pas la cause directe de l’échec de la restauration : non, pas les habiles, mais Henri V lui-même. Certains penseront sans doute que nous faisons allusion ici à l’histoire du refus du drapeau tricolore. Nullement. Le drapeau tricolore n’a été qu’un fallacieux prétexte imaginé par les jacobins Broglie et ses sbires, nous en sommes bien convaincus. Henri V a eu tout à fait raison de rejeter cette mascarade. Mais ceci ne change rien à ce que nous affirmons concernant l’échec de la restauration en 1871. Voici pourquoi :
Le 5 juillet 1871, Henri V avait écrit une lettre aux Français, parue dans L’Union, lettre dans laquelle nous pouvons lire ceci : “Nous donnerons pour garanties à ces libertés publiques, auxquelles tout peuple chrétien a droit, le suffrage universel honnêtement pratiqué et le contrôle de deux chambres” (3).
Hélas ! Nous retrouvons exactement, dans ces quelques lignes, le condensé des plus graves erreurs du XVIIIe siècle des Lumières quant aux institutions : le principe de la représentation nationale, et l’utopie du suffrage universel honnêtement pratiqué. On voit combien Henri V a été formé par les hommes issus de la Restauration, ceux-là même qui n’avaient pas saisi le vice originel des institutions de la charte de 1815. Ces institutions n’ont aucune raison d’être pour celui qui veut, comme Henri V, instaurer le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elles ne garantissent en aucun cas les libertés auxquelles tout peuple chrétien a droit. Ce que nous en connaissons depuis le XVIIIe siècle nous l’a assez montré. Rien ne les justifie. Mais Henri V a subi ici l’influence de son temps, de ce romantisme politique et révolutionnaire. Comme en 1815, nous pourrions dire avec Joseph de Maistre : “L’erreur a pénétré jusque dans les cabinets des souverains et quelquefois même plus haut encore”. Et c’est à notre avis ici que se situe la cause la plus directe de la restauration manquée, exactement comme en 1830. Henri V croyait au bien-fondé de l’assemblée nationale, au “contrôle de deux chambres”, alors qu’il fallait les considérer comme des boîtes de Pandore, à détruire au plus vite. Il n’a pas voulu se présenter devant les députés en 1873, alors que sa présence aurait très probablement entraîné l’enthousiasme général, balayé les “habiles” : rien n’aurait empêché qu’il prenne le pouvoir.
Cela n’aurait peut-être pas été légal – selon la “légalité” du moment - et alors ? Henri V a eu le malheur de croire à la légalité, il n’a pas voulu forcer cette assemblée, parce qu’il croyait à son bien-fondé : or l’histoire aurait dû lui dire de ne pas y croire. Mais il avait appris l’histoire comme ceux de son temps. Il avait appris la politique avec les royalistes de la Restauration dont nous connaissons trop bien les divagations. Comme avec Louis XVI, comme avec Charles X, c’est parce que le chef suprême avait été déformé par ses conseillers qu’il a connu l’échec, beaucoup plus que par l’opposition des factions.
Par ailleurs, l’explication donnée, dans sa “Lettre sur la décentralisation”, de l’échec de la représentation nationale sous la Restauration, ne fait que reprendre l’illusion que nous avons dénoncée chez Berryer : “L’essai qui a été fait du régime représentatif à l’époque où la France avait voulu de nouveau confier ses destinées à la famille de ses anciens rois, a échoué pour une raison très simple, c’est que le pays qu’on cherchait à faire représenter n’était organisé que pour être administré” (4). Ce n’est pas la bonne explication. La vérité, c’est que même sous l’Ancien Régime, avec ses provinces, ses paroisses, ses familles et ses métiers, les assemblées représentant le peuple ou la nation ont toujours été “le jouet de la lutte et des théories les plus diverses et les plus téméraires”. Pour justifier cette injustifiable institution, il fallait aller “comme les hérésiarques vont fouillant les siècles passés pour trouver quelque ancêtre à leur doctrine”.
Véritablement, nous pouvons redire avec Mgr Pie que “pas plus de 1830 à 1849 que de 1792 à 1815, les hommes bien pensant n’ont pu parvenir à bien penser”, et même rajouter “de 1849 à 1873”.
Ceci étant, il reste qu’Henri V avait un bon jugement politique, et que l’expérience, l’induction n’étaient pas pour lui de vains mots : la bassesse et la félonie des royalistes les plus haut placés dans les “chambres” issues du “suffrage universel”, royalistes en lesquels il avait toute confiance, le séparèrent de ses vues sur la légalité parlementaire. N’a-t-il pas accordé sa pleine confiance au général Ducrot, en lui donnant le soin de préparer un coup d’état ? Lequel général Ducrot “quand le duc d’Aumale lui demandait par quel moyen on pourrait passer le pressant danger, devait répondre qu’il ne faut compter ni sur le suffrage universel ni sur le parlementarisme” (5).
Il eût été extraordinaire qu’avec les conseillers qu’il avait, Henri V ait agi autrement en 1873.
Le marquis de La Tour du Pin, une des plus grandes figures du royalisme à la fin du siècle, qui avait beaucoup étudié la société, a pourtant repris les erreurs de son temps pour ce qui regarde les institutions de l’Etat : dans son ouvrage Vers un ordre social chrétien - qui a été à juste titre admiré pour avoir prouvé le bien-fondé des corporations pour résoudre les problèmes de la vie ouvrière au XIXe siècle - il reprend exactement les mêmes erreurs que l’on a vues dans la lettre du Comte de Chambord, et adopte son explication concernant l’échec de la représentation populaire sous la Restauration. Il défend la représentation nationale et les chambres (6).
Que le suffrage soit direct ou indirect, censitaire ou non, ne change rien au problème. Il ne s’agit pas d’innover un mode de scrutin qui favorise Charles X ou Henri V, il faut analyser l’histoire. Or rien n’y justifie le principe de la représentation nationale. L’air du temps, sans doute, le voulait, mais il était vicié, et il fallait le changer, sans tomber dans le panneau de ceux qui voudraient absolument faire croire que “le peuple” est attaché à leurs lubies tricolores ou sénatoriales. Le peuple se désintéresse des unes comme des autres. Pour qu’un esprit tel que La Tour du Pin ait pu reprendre ces erreurs, il fallait vraiment qu’elles soient incrustées dans la mentalité royaliste. D’ailleurs, comme bien d’autres, n’est-il pas devenu orléaniste lui aussi ? “Loin des yeux, loin du coeur” affirme le dicton. Les Bourbons d’Espagne étaient loin des yeux sans doute. Il n’y a pas eu de place pour eux dans le coeur des ex-légitimistes. Ce revirement reflète bien la trop grande place des sentiments chez beaucoup.
L’extrême brièveté de cette flambée de popularité d’Henri V prouve combien il y avait là beaucoup plus de sentiment que de réflexion, plus de sentiment pour la personne que de réflexion sur les principes politiques et les institutions. S. Rials écrit “Le chambordisme est l’expression synthétique de cette inflexion. Il est l’attitude qui a consisté à abandonner plus ou moins nettement le terrain de la raison politique pour celui de la passion quasi amoureuse du prince, celui de la démonstration pour celui de la dévotion”.
Or cette absence de raisonnement politique va nuire en premier lieu aux légitimistes auxquels de plus en plus on va attribuer une étiquette “emblèmes et symboles”. Les sentiments sont instables et ne peuvent que diviser. Après 1875, les légitimistes qui ont trop joué sur le sentiment et n’ont pas su unir les Français à leur cause en en défendant la véracité par la raison, vont perdre de plus en plus de terrain. Cela est très logique. Ils n’ont pas su, défenseurs de la cause catholique, du bien commun, agir sur les institutions. Les institutions ont agi contre eux, parce qu’elles avaient été élaborées contre le bien commun qu’ils défendaient. Les sentiments d’honneur, les “emblèmes et symboles” sont totalement insuffisants pour gouverner et maintenir l’unité. Le “retour de bâton” après 1875 va être terrible : plus les sentiments se sont exacerbés, plus la déception est grande. Après l’inséparatisme de 1873, l’opinion catholique change encore une fois de direction. S. Rials écrit ainsi “D’ailleurs, après l’échec de la restauration, en 1873, le ‘séparatisme’ revint à nouveau en force. La fusion du religieux et du politique apparut dangereux à un nombre croissant de prêtres et de catholiques” (7). A quoi étaient dûs ces changements de l’opinion catholique ? A ce que, comme l’écrit Tocqueville “en politique comme presque en toute chose, nous n’avons que des sensations et pas de principes, nous venons de sentir les abus et les périls de la liberté, nous nous éloignons d’elle, nous allons sentir la violence, la guerre, la tyrannie tracassière d’un pouvoir militaire bureaucratique, nous nous éloignerons bientôt de lui”.
Après avoir dissocié toute forme de pouvoir et défense de la religion, les catholiques ont à nouveau uni politique et catholicisme sans pour autant réfléchir par induction sur les institutions, sur l’expérience, sur l’histoire, comme le prouve leur attachement aux institutions révolutionnaires : c’était par attachement à la personne du prince, par honneur, par fidélité ou pour tout autre sentiment. Ainsi le problème séparatisme/inséparatisme était-il mal posé. L’inséparatisme n’exprimait pas pour les esprits de la fin du XIXe siècle ce qu’il aurait dû être : l’union du Trône et de l’Autel. Nous avons vu que cette union n’était en fait que l’adoption d’un bien commun conforme à la définition de la nature humaine telle que l’enseigne l’Eglise et le choix par induction à partir de l’expérience des institutions permettant la réalisation de ce bien commun. Mais, comme il n’y avait pas d’induction dans le chambordisme, on a vu l’inséparatisme comme une affaire de sentiments seuls, que l’on a reniée dès le moment où l’on en a senti les inconvénients, la difficulté. On n’a pas raisonné l’inséparatisme ni vu l’aberration du séparatisme qui n’était en fait que la séparation entre cause et effet : on choisissait le bien commun catholique enseigné par l’Autel, on rejetait les institutions qui pouvaient le réaliser : le Trône. Séparer les causes et les effets, c’est tordre le cou à la logique, à l’art de raisonner. C’est déraisonner.
“Ma personne n’est rien, mon principe est tout” affirmait avec justesse le Comte de Chambord.
C’était vrai, mais les légitimistes auraient dû dire pourquoi le Comte de Chambord incarnait ce principe qui était le sien, tout autrement qu’en agitant des “emblèmes et symboles”, fussent-ils religieux. Il y manquait la démonstration, la connaissance par les causes, l’intelligence : cette analyse historique sur les institutions, que s’étaient déjà révélés incapables de faire les royalistes sous la Restauration. Une telle analyse eût abouti à la condamnation de cette représentation populaire, de ce contrôle du pouvoir issu du suffrage national comme ayant été élaborés pour réaliser un bien commun des droits de l’homme issu des Lumières. Et cette condamnation aurait eu comme corollaire une réhabilitation du pouvoir absolu : “cette autorité sans dépendance et sans partage, âme du corps politique de la monarchie”. Mais non, les royalistes avaient adopté la dialectique romantique, son histoire et sa politique, s’attachaient à des institutions que rien ne justifiait et que toute l’histoire condamnait pour avoir toujours empêché la réalisation du bien commun catholique : pas d’analyse historique raisonnée, pas de principes, mais une conduite au jour le jour, de l’opportunisme. Berthier proposait la réforme des listes de scrutins, et il faudra attendre, avec la IIIe république, que la France devienne anti-catholique pour voir enfin remis en cause le suffrage universel lui-même.
Comme le constate S. Rials : “Cette position dominante à la fois modérée et favorable à un suffrage universel, tendit bien sûr à régresser au gré des échecs électoraux des débuts de la IIIe république” (8). Mais là encore, il n’y a absolument pas de science, seulement de l’opportunisme: nous sommes encore, même dans cette condamnation du suffrage universel, en pleine barbarie politique. “Vous faites dans vos guerres avec Philippe comme fait le barbare quand il lutte. S’il reçoit un coup, il y porte aussitôt la main. Le frappe-t-on ailleurs ? Il y porte la main encore. Mais de prévoir le coup qu’on lui destine ou de prévenir son antagoniste, il n’en a pas l’adresse, il n’y songe même pas”, écrivait Démosthène, voici déjà 24 siècles (9). Ces lignes auraient pu s’adresser aux catholiques de la fin du XIXe siècle. Quand Louis Veuillot avait prôné le “séparatisme” en 1848, il se vantait d’avoir trouvé le “joint d’une nouvelle et efficace tactique” (10), mais avouait, face aux résultats : “...nous ne pouvons comprendre comment les révolutionnaires en sont là : ils sont victorieux et nous sommes battus, rien de plus clair” (11) En 1870, l’inséparatisme revient à l’honneur, mais il n’a toujours pas compris. Aussi ne faudra-t-il pas s’étonner, lorsque “Philippe” va frapper un nouveau coup, de voir un nouveau changement des nouveaux Athéniens, car Louis Veuillot n’était pas seul à pouvoir dire “nous ne pouvons comprendre comment les révolutionnaires en sont là...”.
Avant d’étudier les étapes de ce nouveau changement, il peut être intéressant de voir de plus près comment pouvait fonctionner cette institution révolutionnaire de la représentation nationale peuplée de catholiques, intéressant de voir les capacités éblouissantes d’une “bonne assemblée”, avec de “bons” députés, où même “le parti de la vérité” a des représentants et, de plus, en écrasante majorité, à la différence de 1848 : à cette date, avec deux cents membres, le “parti de la vérité” (les catholiques) avait pu faire voter l’envoi de troupes pour seconder le pape, bien faible consolation dans un océan de gâchis, mais consolation tout de même (heureusement qu’il y eut Thiers, le voltairien apeuré, pour seconder Montalembert...). En 1870, avec une écrasante majorité, le “parti de la vérité” (entre guillemets, nous avons déjà dit ce que nous pensions de ce parti qui croyait être celui de la vérité) ne pourra même pas le faire : il est vrai que, cette fois-ci, Thiers était contre... ce qui donne une idée du rôle qu’avaient pu jouer les catholiques en 1848, celui de suiveurs !
Voyons comment cela a pu se passer. Nous sommes, après Patay, en pleine splendeur de la dévotion au Sacré-Coeur. Les zouaves pontificaux sont devenus des héros acclamés par tout le pays. C’est dans cette ambiance que des dizaines et des centaines de milliers de signatures arrivent de toute la France à l’Assemblée pour l’envoi de troupes françaises à Rome afin de délivrer Pie IX : le dernier contingent avait été retiré par Napoléon III, sous prétexte de la guerre. En fait, Napoléon III s’était réjoui de pouvoir satisfaire les garibaldiens sans soulever le pays. Le prétexte était fallacieux, car les troupes retirées ne représentaient rien dans le conflit, mais suffisaient amplement à conserver Rome. C’est pour cela que, la paix signée, les catholiques exigent l’envoi de troupes à Rome. Ainsi, en 1871, Thiers, voltairien de toujours, est bien empêtré de se trouver face à une écrasante majorité de catholiques. Il essaye de chercher, avec beaucoup de belles paroles, l’appui d’un évêque député afin que cette assemblée catholique continue à accorder le vote de confiance au gouvernement de ce voltairien qui refuse l’envoi de troupes à Rome.
Thiers fait donc appel à Mgr Dupanloup pour le soutenir. Ecoutons les paroles de ce dernier : “Je suis heureux de monter à cette tribune pour rendre hommage à M. le président du conseil (il s’agit de Thiers, ndlr). Oui, sans le suivre dans les hautes considérations politiques où il est engagé, je suis heureux de le remercier de tant de bonnes paroles qu’il vient de prononcer en faveur d’une cause qui depuis longtemps m’est chère...” (12). Le vote désiré par M. Thiers fut acquis ! Il s’agissait de repousser le départ pour Rome des troupes destinées à défendre Pie IX contre Victor-Emmanuel, départ toujours repoussé jusqu’au jour où, les institutions ayant fonctionné en toute logique, une assemblée anticléricale parvint au pouvoir. Ainsi, ce vote demandé par un voltairien, défendu par un évêque, consenti par une majorité de catholiques, consacrait-il la mise en place du gouvernement des francs-maçons dans les Etats pontificaux : voici les éblouissantes capacités d’une “ bonne assemblée ”. Et dire qu’il y a encore aujourd’hui des gens qui pensent qu’en votant pour le moins mauvais...
Certains nous diront que c’est la faute d’un tel qui n’a pas fait ceci ou cela, ou de tel autre, qui a fait cela ou ceci : c’est possible, mais nous, nous constatons les faits, et les faits nous révèlent que cette institution issue de la philosophie des Lumières, avec des représentants du “parti de la vérité” ou non, a toujours réalisé le bien commun des droits de l’homme. Voilà donc le bilan ! “Des urnes sort inéluctablement un ‘gauchissement’... Inéluctablement et toujours. Telle est l’expérience universelle... Or la politique est une science expérimentale” écrit A. Loubier (13).
Mais plutôt que d’agir par science et non par instinct, plutôt que de remettre en cause ces institutions vicieuses qui, il est vrai, étaient défendues par les royalistes eux-mêmes, certains catholiques crurent une nouvelle fois avoir “trouvé le joint d’une nouvelle et efficace tactique” en prêchant le séparatisme. Qu’est-ce à dire ? Face à des “emblèmes et symboles” qui tombaient en chute libre et à des matérialistes voltairiens tout-puissants, il fallait agir. A partir de cette louable intention, le pape Léon XIII va ainsi mettre en place une nouvelle ligne de conduite pour les catholiques.
Les nouveaux hommes au pouvoir après la restauration manquée de 1873, secondés par des institutions que nous connaissons bien maintenant, réalisaient un bien commun qui n’avait rien à voir avec le bien commun de saint Thomas d’Aquin. Leur position était cependant quelque peu délicate, car le pays était (encore) catholique. Par ailleurs, Léon XIII constatait, attristé, les fruits de cette situation paradoxale. Il fallait agir. Les hommes au pouvoir en France lui répondirent que la faute en était aux catholiques : ils remettaient en cause la république, il était normal que la république les rejette. “Peut-on méconnaître, affirmait M. Grévy, que les passions anti-religieuses sont nées principalement de l’attitude hostile d’une partie du clergé à l’égard de la république. Votre Sainteté peut beaucoup sur les ennemis de la république...” (14).
A partir de cette “justification” issue des Loges où se rencontraient les Ferry, Grévy, Thiers, Waldeck, Combes, Fallières et autres puissants du moment, Léon XIII voulut agir non seulement sur le clergé, mais sur tous les catholiques français. Ce fut d’abord l’accord tacite au toast d’Alger de Mgr Lavigerie : “Lorsqu’il faut, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, l’adhésion sans arrière pensée à une forme de gouvernement affirmée par la volonté d’un peuple, le moment vient de déclarer l’épreuve faite et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l’honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie. Ce serait folie d’espérer soutenir les colonnes de l’édifice sans entrer dans l’édifice lui-même (...) En parlant ainsi, je suis certain de ne pas être désavoué par aucune voix autorisée” (15). Après quoi, la fanfare des Pères blancs put jouer la Marseillaise. Malgré l’allusion faite à l’accord donné par Léon XIII, le scandale fut grand. L’encyclique Inter sollicitudines vint donc préciser la volonté du pape. Qu’y était-il affirmé?
“...En d’autres termes, dans toute hypothèse, le pouvoir civil considéré comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu, ‘car il n’y a point de pouvoir si ce n’est de Dieu’ (Rom. XIII, I). Par conséquent, lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir sont constitués, les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient… Par là s’explique d’elle-même la sagesse de l’Eglise dans le maintien de ses relations avec les nombreux gouvernements qui se sont succédés en France... Une telle attitude est la plus sûre et la plus salutaire ligne de conduite pour tous les Français, dans leurs relations civiles avec la république, qui est le gouvernement actuel de leur nation. Loin d’eux ces dissentiments politiques qui les divisent... Mais une difficulté se présente : ‘cette république, fait-on remarquer, est animée de sentiments si anti-chrétiens que les hommes honnêtes et beaucoup plus les catholiques, ne pourraient consciencieusement les accepter’. Voilà surtout qui a donné naissance aux dissentiments et les a aggravés... On eût évité ces regrettables divergences si l’on avait su tenir soigneusement compte de la distinction considérable qu’il y a entre pouvoirs constitués et législation. La législation diffère à tel point des pouvoirs politiques et de leur forme que, sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation peut être détestable, tandis qu’à l’opposé, sous le régime dont la forme est la plus imparfaite, peut se rencontrer une excellente législation. Prouver, l’histoire en main, cette vérité, serait chose facile, mais à quoi bon ? Tous en sont convaincus (...) D’où il résulte qu’en pratique la qualité des lois dépend plus de la qualité des hommes que de la forme du pouvoir”.
En bref, les catholiques ne devaient plus chercher à remplacer la république par la monarchie, mais admettre la république : d’une part parce que tout pouvoir vient de Dieu, d’autre part, parce que l’obéissance au pouvoir constitué n’est pas forcément l’obéissance aux lois, parce que “la législation diffère à tel point des pouvoirs politiques et de leur forme que, sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation peut être détestable, tandis qu’à l’opposé, sous le régime dont la forme est la plus imparfaite peut se rencontrer une excellente législation”.
C’est ici que rien ne va plus. Nous ne sommes absolument pas convaincus, même et surtout l’histoire à la main. Distinguer entre “forme de pouvoir” et “législation”, c’est entendu. Affirmer que sous un bon pouvoir il puisse y avoir une loi mauvaise de ci, de là, c’est entendu aussi, parce que rien de ce qui est humain n’est parfait. Mais précisément, parce que c’est un bon pouvoir, il réalise d’une manière générale le bien commun. De même, sous un mauvais pouvoir, il peut y avoir par ci, par là, quelques bonnes lois, mais le bien commun n’est pas réalisé dans l’ensemble. Jusque là, tout va bien. Mais de ce qui vient d’être affirmé, généraliser ensuite jusqu’à dire qu’un bon pouvoir puisse avoir une législation détestable et qu’un mauvais pouvoir puisse avoir une bonne législation, il y a un gouffre. Ce gouffre, c’est la logique, l’art de raisonner, d’établir des liens de cause à effet. Car qu’est-ce qu’un bon pouvoir ?
C’est celui dont la forme permet la réalisation du bien commun (par la mise en place et la conservation de lois et d’hommes honnêtes). Et qu’est-ce qu’un mauvais pouvoir ? Celui dont la forme ne permet pas la réalisation du bien commun (permettant aux hommes et lois malhonnêtes de prendre la direction de la cité), et tout ceci au nom du principe : “en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”. Un bon pouvoir qui produit une législation détestable est un mauvais pouvoir, ce n’est pas un bon pouvoir. Et un mauvais pouvoir qui produit une bonne législation est un bon pouvoir, ce n’est donc pas un mauvais pouvoir.
Distinguer entre forme de pouvoir et législation, oui. Mais couper entre eux tous liens de cause à effet, jamais, c’est tordre le cou à la logique. Or, quand Léon XIII écrit “d’où il résulte qu’en pratique la qualité des lois dépend plus de la qualité des hommes que de la forme du pouvoir”, il ignore magnifiquement le lien de cause à effet entre forme du pouvoir et législation, car la venue des hommes au pouvoir (hérédité, élection...) est précisément réglementée par la “forme du pouvoir”, d’où il résulte que, si la qualité des lois dépend de ces hommes, il n’en est pas moins vrai que la qualité des hommes dépend de la forme du pouvoir ; en conclusion, la qualité des lois dépend de la forme du pouvoir.
C’est très précisément parce qu’ils connaissent ce lien de cause à effet que les défenseurs des droits de l’homme défendent la forme démocratique du pouvoir : si effectivement il faut distinguer entre forme du pouvoir et législation, il ne faut pas pour autant nous faire accroire que la forme du pouvoir est indifférente à la législation, et vice versa ; car “en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”.
Si l’on choisit telle forme de pouvoir, ce n’est pas par sentiment (normalement), mais parce que l’induction nous a fait connaître que ce choix était propre à la venue au pouvoir d’hommes honnêtes, donc de lois honnêtes, donc à la réalisation du bien commun. Si l’on rejette telle forme de pouvoir, ce n’est pas, cela ne doit pas être par sentiment, mais parce que l’induction nous a fait savoir que de telles institutions étaient propres à favoriser la venue au pouvoir d’hommes malhonnêtes, donc de lois vicieuses, donc inaptes à la réalisation du bien commun.
D’où il résulte que forme du pouvoir et législation sont étroitement liées, comme la cause à l’effet: sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation ne peut être détestable ; sous le régime dont la forme est la plus imparfaite, ne peut se rencontrer une excellente législation. C.Q.F.D.
Certains, voulant à tout prix sauver l’encyclique de Léon XIII, ont voulu l’expliquer ainsi : “En définitive, qu’est-ce que le Souverain Pontife, Léon XIII, demande aux catholiques ? Il leur demande d’éviter les dissensions politiques en présence des périls qui menacent la religion, afin d’unir toutes les forces pour sa défense. En vue de ce résultat, ils doivent se montrer soumis au pouvoir existant, écarter le projet de le renverser et manifester leur satisfaction en s’abstenant d’une opposition systématique. Rien de moins, mais aussi rien de plus. Nous venons de toucher là le vrai point car l’enseignement de l’encyclique se borne à inculquer cette abstention, et Léon XIII n’a écrit ce document que parce qu’il a cru indispensable de rappeler le devoir de l’observer. Quant à ‘l’adhésion’ à la république, il devrait être superflu d’observer qu’il n’en est question nulle part” (24).
Qu’est-ce à dire ? Les catholiques ne doivent plus faire d’opposition systématique, ne plus remettre en cause le système républicain, la république. Mais ils ne sont pas obligés d’y adhérer. Ils peuvent garder une préférence pour la monarchie, mais ne pas en faire profession : pour éviter les dissensions. Ils peuvent être indifférents, rester soumis en ne remettant pas en cause la république, mais sans s’y attacher, sans “ adhérer ”. Et pourquoi cela ? Pour ne défendre que les intérêts religieux. Et nous revenons ici à la case départ : est-il possible de dissocier, comme Louis Veuillot en 1848, la cause de la religion de celle des institutions ? Car, c’est bien de cela qu’il s’agit : ne pas exiger l’adhésion à la république, mais interdire de la remettre en cause, c’est convier les catholiques à l’indifférence aux formes de gouvernement.
Laisser la possibilité aux monarchistes d’aimer la monarchie en eux-mêmes, sans remettre en cause le système républicain revient exactement au même. Cela revient à considérer le choix de la forme du gouvernement du seul point de vue des sentiments et à rester indifférent, par cela même, à la défense des intérêts religieux auxquels les préférences personnelles doivent être sacrifiées. Or cette indifférence au système, à la forme du pouvoir, est une impossibilité logique parce qu’il n’est pas possible de séparer la forme du pouvoir de la législation, donc du bien commun à réaliser : la défense des intérêts religieux (qui sont partie première dans le bien commun) passe par le choix d’une forme de gouvernement bien définie, car “ en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action ”. L’histoire nous le confirme surabondamment.
Que Léon XIII ait autorisé l’indifférence en exigeant seulement l’abstention de toute remise en cause du système sans rendre obligatoire l’adhésion à la république ne change rien au fait que cette indifférence est impossible : l’erreur est toujours la même depuis Louis Veuillot qui croyait avoir trouvé “le joint d’une nouvelle et efficace tactique” en 1848, dissociant la cause d’avec les effets entre forme du pouvoir et défense des intérêts religieux.
De plus, cette distinction entre forme du pouvoir et législation a des limites. Quand il est inscrit dans la “constitution” définissant la forme du pouvoir que la république est athée et laïque, quand ces deux caractères sont posés comme lois fondamentales de l’Etat, quand il est affirmé par les articles de la constitution que remettre en cause ces caractères est considéré comme à l’égal d’un coup d’état, nous aimerions que l’on nous explique comment nous soumettre au pouvoir établi et refuser sa législation.
Quand Léon XIII écrit que, parce que tout pouvoir vient de Dieu, l’Eglise maintient ses relations avec l’état français et que les Français doivent en conséquences admettre ce pouvoir, nous aimerions beaucoup que tous les défenseurs de l’encyclique nous expliquent pourquoi Pie IX, lorsque Victor-Emmanuel est entré dans les Etats Pontificaux et a établi son pouvoir sur Rome, pourquoi Pie IX l’a excommunié, a interdit aux Italiens de reconnaître ce pouvoir en leur interdisant de voter et d’aller siéger dans les Chambres : “...Pie IX a interdit aux Romains fidèles de prendre aux élections politiques une part qui serait considérée comme la reconnaissance de l’usurpation. Il a fait cette défense au lendemain du jour où l’usurpation dépouillait l’Eglise et depuis il l’a renouvelée dans toutes les circonstances. Le dimanche 11 octobre 1854, recevant le Cercle Sainte Mélanie, composé de femmes du peuple, il leur rappelait l’obligation pour leurs maris de se tenir éloignés des plébiscites et de tous les votes politiques.
Pie IX dit alors : ‘Je vous invite à faire en ce moment des prières extraordinaires. Toutes, vous savez que dans quelques jours ceux que l’on appelle électeurs devront s’occuper du choix des députés appelés à siéger dans une grande salle (...) Il faudrait jurer l’observance, la garde, le maintien des lois de l’Etat (...) Non, ces gens ne méritent pas l’appui et le concours des hommes d’honneur et encore moins des hommes de conscience. C’est pourquoi je conclus en disant qu’il n’est pas licite d’aller s’asseoir et prendre place dans cette salle’ ” (16).
Pie IX a interdit de reconnaître une usurpation du pouvoir légitime. Léon XIII n’a pas levé cette interdiction. Or le pouvoir établi, constitué, la forme du pouvoir en Italie, c’est la monarchie parlementaire de Victor-Emmanuel. Pourquoi l’excommunier (il a été excommunié aussitôt “son pouvoir constitué” sur les Etats Pontificaux, pouvoir seulement militaire, sans législation détestable, laquelle n’est venue qu’après cette nouvelle forme de pouvoir constitué) ? Pourquoi refuser de participer à la vie politique du pays ? Pourquoi ne pas reconnaître Victor-Emmanuel, la forme du pouvoir (quitte à rejeter la législation “ détestable ”), car “omnis potestas a Deo” ? (l’épître de saint Paul est d’ailleurs adressée aux Romains !)
Ce qui est valable en France, pourquoi ne le serait-ce pas en Italie ? Et ce, d’autant plus que le pouvoir légitime usurpé en Italie était un pouvoir aliénable, ce qui n’était pas le cas en France. Jamais un descendant de Louis XVI n’a vendu ses droits, bien que certains en aient reçu des propositions fort intéressantes, alors que le pouvoir légitime des Papes sur les Etats Pontificaux fut vendu pour 2 milliards de lires par Pie XI. Pourquoi en France un pouvoir inaliénable ne doit pas être défendu, et un pouvoir usurpateur doit être reconnu, quand un pouvoir aliénable en Italie vaut l’excommunication à l’usurpateur sous Pie IX, Léon XIII, saint Pie X, Benoît XV et Pie XI ? Pourquoi Léon XIII n’est-il pas “rentré dans l’édifice” avec les cardinaux, évêques etc. comme citoyens de l’Italie une ? Pourquoi ne sont-ils pas allés voter, voire se présenter sur des listes : ils eussent sûrement été élus, puisqu’ainsi le voulait la forme du pouvoir constitué (monarchie parlementaire), car “en pratique, la qualité des lois dépend plus de la qualité des hommes que de la forme du pouvoir ?”
Puisque ce principe “omnis potestas a Deo” n’implique pas obligatoirement l’acceptation d’une forme de pouvoir, comment donc savoir s’il faut ou non admettre la forme de pouvoir actuelle ? Tout simplement par induction, en rétablissant le lien de cause à effet : le pouvoir doit permettre la réalisation du bien commun. Cela demande une bonne législation, ce qui implique qu’il y ait au pouvoir des hommes de bien. Les formes du pouvoir doivent permettre l’arrivée et le maintien de ces hommes de bien aux rennes de l’Etat si l’on veut que le bien commun soit réalisé. Et comment savoir quelles sont les formes du pouvoir qui permettent l’arrivée des hommes de bien ? Par l’induction, en jugeant dans l’histoire quelles sont les formes de gouvernement qui ont permis la réalisation du bien commun d’une manière générale (sans chercher à éluder le problème en disant que, même avec une forme excellente, il peut y avoir quelques mauvaises lois et vice versa).
Or ce travail de choix politique est un problème contingent qui relève du rôle des laïcs et non de celui des clercs. Nous ne sommes plus dans la doctrine, et si Léon XIII n’avait pas supprimé le lien de cause à effet entre forme du pouvoir et législation, l’encyclique n’eût pas été écrite. D’une part, parce que le choix politique ne regardait que les Français. Et d’autre part, parce que, comme l’explique magistralement Adrien Loubier dans son livre Démocratie cléricale, la forme du pouvoir telle qu’elle était sous la IIIe république (et qu’elle l’est actuellement) est radicalement viciée, ce qui est parfaitement logique, puisque la forme du pouvoir est issue en droite ligne d’une notion viciée du bien commun, celle des droits de l’homme et du matérialisme des Lumières. Il suffit, pour s’en convaincre, d’utiliser son intelligence, de relier les causes aux effets, d’induire à partir des faits, “l’histoire à la main”.
C’est ici que les royalistes se sont fait un tort immense depuis la Restauration (ce qui nous a permis de parler de suicide de la monarchie). Nous l’avons vu, de Chateaubriand à La Tour du Pin, il y a absence d’induction et d’histoire des institutions. Le royalisme a été romantique (prédominance des sentiments sur la raison), se contentant d’ “emblèmes et de symboles”. Les royalistes n’ont pas su utiliser l’intelligence politique, pas plus d’ailleurs qu’aucun de ceux qui, comme eux, après 1830, voudront défendre le bien commun catholique.
Bernanos, comme Drumont, a fort bien vu cette décadence de l’intelligence politique des catholiques. Dans son livre La grande peur des bien-pensants, il fustige cette démission des catholiques, cet abaissement continu, cette humiliation grandissante des catholiques, toujours à genoux devant les institutions et des idées qu’il aurait fallu détruire. Il cite Drumont dénonçant ces pseudo-conservateurs, les Mackau, les Mac-Mahon, pétris de politique jacobine, incapables d’analyser la situation, de réagir, de comprendre combien ils sont eux-mêmes des jacobins. Pour Mac-Mahon en particulier, il s’agit d’une véritable schizophrénie. Il faut lire Drumont à ce sujet : “Il est inutile de discuter là-dessus, vous ne rencontrez chez la plupart des conservateurs influents que des menteurs, des fourbes, d’éternels chercheurs de voies obliques... Mettez-les sur la grande route de Versailles, sur cette route large à faire défiler une division de front, qu’on appelle le Pavé du Roi, dites-leur : ‘Vous voyez, c’est tout droit, il n’y a qu’à marcher, vous apercevez le palais d’ici’. Au bout de quelques instants, vous les retrouverez dans d’infâmes petites ruelles, perdus, crottés, embourbés, gémissant et comptant sur l’habilité de Mackau pour les tirer de là” (17). Ces hommes, tels que Broglie en particulier, étaient devenus de dignes héritiers de Chateaubriand, de parfaits jacobins.
Beau de Loménie a très bien mis en relief l’égoïsme foncier, l’opportunisme de ces “conservateurs”. Comme l’écrit excellemment Bernanos : “Qui dit conservateur dit surtout conservateur de soi-même. Lorsque l’on pense à l’immense travail fourni par exemple de Louis XI à Louis XIV, on doit convenir que l’Ancien Régime, traditionnel en son principe, était sans doute réellement le moins conservateur de tous”. Mais les Broglie et les Mac-Mahon n’étaient pas les héritiers des Machault d’Arnouville, des Ponchartrain, des d’Aguesseau, des Maupeou, des Terray, ces illustres serviteurs de la monarchie. Non, ils étaient les héritiers des parlementaires du XVIIIe siècle et de cette frange gangrenée des Orléans et des Conti : ils n’étaient pas monarchistes, mais révolutionnaires parce que, depuis le début du XIXe siècle, le royalisme était matérialiste, sentimental, romantique, jacobin. Drumont dénonce la situation de ces royalistes incapables d’agir : “Le côté que je veux seulement peindre de lui, c’est le côté du faux insurgé, du révolté pacifique qui, depuis seize ans, est toujours sur le point de partir et ne part jamais” (18). C’est l’image de beaucoup de ces royalistes qui affirment défendre le roi et sont paralysés par leur attachement à toutes les formes révolutionnaires des institutions, paralysés dans leur action par ces attaches qui sont la négation même de la monarchie, tellement attachés qu’ils préfèrent perdre le roi que forcer l’Assemblée. La phrase d’Henri V au sujet de Mac-Mahon exprime la réalité de cette décadence décevante : “Je croyais avoir à faire à un connétable de France. Je n’ai trouvé qu’un capitaine de gendarmerie” (19). En réalité, ces institutions flattaient l’orgueil de ces pseudo-royalistes comme elles flattaient les parlementaires du XVIIIe siècle. L’orgueil en est la base, avec l’égoïsme : “Ce qu’on voulait, c’était un régime parlementaire où l’oligarchie sans frein des nouveaux possédants pourrait gouverner à son aise !” écrit justement A. Jossinet.
Le ralliement ne fera qu’ajouter à cette démission de la réaction catholique face à la révolution.
Bernanos décrit bien cette pseudo-réaction du parti catholique : “...l’opposition catholique, avec des ridicules défis d’une poignée de gens décidés d’avance à capituler, conduits au feu par des chefs qui portaient le texte de la capitulation dans leurs poches, histoire qui hélas ! n’est même plus de l’histoire... Histoire qui n’aura laissé derrière elle qu’un résidu de discours, une bouillie d’héroïsme verbal qui passe désormais de gencive en gencive, change de bouche à chaque promotion d’un nouveau chef du parti catholique et qui lustre aujourd’hui la muqueuse du général de Castelnau...” (20).
Ce “texte de capitulation dans la poche”, c’est en grande partie la reconnaissance de ces institutions révolutionnaires. Admettre ces institutions, c’est déjà se réduire à l’impuissance, c’est déjà capituler. Comme le faisait remarquer Bernanos : “le catholique est un citoyen français payant ses impôts, accomplissant ses devoirs civiques comme tout le monde. Signe particulier : est destiné par la nature à recevoir tous les jours l’égout collecteur sur la tête. L’obéissance toute ovine de ces malheureux est incroyable : ils suivraient jusqu’au bout de la France le pan de chemise foireux de Crémieux en se disant entre eux ‘c’est le drapeau national’ ” (21). Les mots sont durs, peut-être, mais c’est pourtant l’image de ces catholiques qui s’imaginent désarmer l’adversaire en courbant la tête devant ses exigences politiques et qui sont sans cesse mystifiés “dans l’espoir ingénu que nulle expérience ne déçoit, enraciné dans chacun de ces coeurs lâches qu’une bassesse plus parfaite sera payée de retour, lassera les persécuteurs” (22).
L’attitude du parti catholique suivant les nonces de Léon XIII, Mgr Rotelli, Mgr Czaki, est un tissu de ces lâchetés et de ces mystifications. Qui connaît encore l’histoire de ce Léo Taxil, auteur et éditeur d’écrits orduriers contre Pie IX et contre la Sainte Vierge, qui, après avoir annoncé sa conversion, fit des révélations spectaculaires sur la franc-maçonnerie, fut reçu par Léon XIII en audience privée, chez qui Mgr Rotelli faisait déposer sa carte, qui écrivit dans des journaux lus dans tous les presbytères, puis finit par avouer qu’il avait raconté n’importe quoi : “les révélations prétendues, les confessions, les pages qui avaient fait couler tant de larmes étaient de grossières impostures de ce magnifique vicieux... Si dégoûtante que soit cette histoire, il convient d’en ravaler courageusement l’ignominie et l’humiliation : elle donne la mesure d’une certaine bassesse de coeur qui explique sans les justifier, hélas, les corruptions de l’intelligence” (23). Les catholiques ont effectivement perdu la faculté de réagir, de lier les causes à leurs effets : ils sont menés par leurs ennemis. La décadence politique n’est qu’un aspect de cette chute.
Le pays était pourtant en grande majorité catholique. Bien que les institutions les favorisent, les hommes matérialistes au pouvoir craignaient une opposition catholique, qui n’eût pas lieu malheureusement. Les franc-maçons trouvèrent au Vatican le moyen d’éteindre ce qui restait des facultés d’opposition chez les catholiques. Avec son encyclique, Léon XIII avait ordonné aux Français de croire aux institutions issues du matérialisme des Lumières. Mais cela ne suffisait pas.
Prenons un exemple : En 1880, l’article 7 d’une loi de J. Ferry stipule que “nul ne serait admis à participer à l’enseignement public ou libre, ni à diriger un établissement d’enseignement de quelque ordre qu’il fût si il appartenait à une congrégation religieuse non autorisée”. C’était donc le refus à tout religieux d’enseigner, non seulement pour l’enseignement supérieur, mais encore pour l’enseignement primaire. L’article 7 fut voté par la Chambre, et refusé au Sénat, quoique Freycinet, alors président du conseil, n’ait pas manqué de faire valoir sa modération personnelle: l’application de la nouvelle loi se ferait sans sectarisme, avec bienveillance... Le rejet est du 9 mars 1880. C’est alors que le J.O. du 29 mars publie deux décrets : l’un dissout la Compagnie de Jésus, l’autre oblige les autres congrégations à “se pourvoir à l’effet d’obtenir la vérification et l’approbation de leurs statuts et la reconnaissance légale”.
Le 2 avril 1880, les supérieurs de 300 maisons refusent simultanément l’obéissance au décret. Les évêques approuvent. Devant cette attitude, le gouvernement recule, et au mois de mai, Freycinet renonce à exiger la déclaration. Mais au mois de juin, il accuse à la Chambre les congrégations de faire “opposition à la forme présente du gouvernement”. C’est alors que Mgr Lavigerie voulut mériter le chapeau de cardinal. Il écrit au Pape que les trois quarts des évêques sont pour l’acceptation des décrets et qu’il est nécessaire d’ordonner aux religieux de s’y soumettre. Léon XIII envoie des ordres de soumission par l’intermédiaire de Mgr Guibert. Les religieux se soumettent.
Freycinet, qui avait fait passer la loi à la Chambre des députés en mettant en avant que la loi serait appliquée avec une grande modération, dut démissionner devant les plaintes venues de toute la France. J. Ferry le remplace. Il ne tient aucun compte des promesses de son prédécesseur et il déclenche la persécution générale contre les maisons religieuses. Les expulsions s’accomplissent en grand, ainsi que les actes vexatoires. Voilà où mène l’esprit de conciliation et la pratique libérale. Nous sommes les témoins affligés et épouvantés de ces fruits empoisonnés (24).
Ainsi que l’écrit Léon de Cheyssac : “Rome prenait goût à ce jeu. Nos hommes d’état s’en aperçurent. Le Livre Jaune, publié par le gouvernement sur les relations entre le ministère des Affaires étrangères et la Secrétairerie d’Etat, antérieur à la rupture, est plein de détails suggestifs et inattendus. Je vais laisser la parole à un ancien directeur des Cultes et ministre des Affaires étrangères, M. Flourens. Cela se passe, non plus sous M. Méline, mais sous M. Waldeck-Rousseau.
‘Toutes les négociations entamées et poursuivies entre le ministère de la défense républicaine et le Saint-Siège ont eu pour but et pour effet non d’assurer le fonctionnement régulier du régime concordataire en France, ou le maintien et la conservation du protectorat diplomatique de la France en Orient et en Extrême-Orient, mais d’assurer le maintien et la conservation aux affaires du ministère Waldeck-Rousseau et le succès des élections qu’il patronnait.. Vous verrez dans ce fascicule, trop écourté hélas ! et pourtant d’une lecture singulièrement suggestive, que l’intervention du Souverain Pontife a été à maintes reprises sollicitée avec ardeur par le ministère Waldeck-Rousseau, soit pour faciliter le vote de lois délicates, soit pour aplanir les difficultés qui surgiront sur le chemin des entreprises ministérielles, soit pour étouffer certaines polémiques gênantes pour certains hommes en place, soit enfin et surtout pour assurer le triomphe des candidatures officielles, et qui n’a jamais été refusée.
Ce n’est pas moi qui souligne, c’est M. Flourens. Ecoutez la réflexion qui tombe de sa plume :
‘Sous l’ancienne monarchie, jamais les rois très-chrétiens ne sollicitaient comme Waldeck-Rousseau l’immixtion du pape dans les affaires de la France. Ils ne l’auraient pas tolérée’...
Il y avait un journal, rallié pourtant, qui gardait une allure agressive. Les rédacteurs s’obstinaient, malgré Rome et les hommes qui représentaient le mieux les désirs de Léon XIII... les Assomptionnistes...
La Croix gardait avec eux une certaine indépendance. Derrière les sourires adressés à Marianne, il y avait des grincements de dents contre les ministres... Mais les journaux catholiques, La Croix en tête, durant l’automne 1899, se mirent brusquement à garder silence. Le public en cherchait vainement la raison... Le ministre des Affaires étrangères remercia le Saint-Siège de son intervention pour mettre fin à la campagne entreprise par La Croix et les autres journaux de l’opposition catholique. La lettre, qui est de novembre 1899, est publiée dans le Livre Jaune...
(...)
Ce n’était pas assez. Les Assomptionnistes furent condamnés à disparaître. Le coup qui leur fut le plus sensible partit non de Paris, mais de Rome, de la Secrétairerie d’Etat. Le nonce Lorenzelli alla leur porter, avec ses condoléances, ses félicitations : leur sacrifice serait le salut des ordres religieux et de l’Eglise en France. Pauvre nonce...”
Enfin, Léon de Cheyssac rappelle ces lignes de M. Flourens analysant le Livre Jaune : “Le Pape promet son concours au ministre Waldeck-Rousseau. Il se pose, désormais, en défenseur attitré de la constitution républicaine et des lois en vigueur, il fait valoir tout le chemin parcouru depuis 1889, époque à laquelle, paraît-il, le gouvernement de la république n’avait pas encore pensé ingénieux de faire appel aux bons services du Saint-Siège pour faire réussir les candidats officiels, et l’époque actuelle où tous les évêques et prêtres sont devenus les auxiliaires les moins soupçonnés et par conséquent les plus efficaces et les plus précieux de la politique ministérielle. Que si dans le troupeau, il se trouve encore quelques brebis indociles, le ministère n’a qu’à les lui signaler pour ramener ses brebis au bercail”, et Léon de Cheyssac conclut : “J’ai compris, après la lecture de M. Flourens, l’hommage ému que M. Ribot rendait naguère à la mémoire de Léon XIII, lorsqu’il le félicitait devant la Chambre d’avoir facilité la laïcisation du pays...” (25).
Léon XIII a donc été très loin. Nous sommes là vraiment en pleine “démocratie cléricale”, pour reprendre l’expression d’Adrien Loubier. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’après avoir doublement négligé les lois de la politique - qui sont, d’une part le choix des moyens effectué par les laïcs, et d’autre part le lien de cause à effet entre forme du pouvoir et législation - il ne faut pas s’étonner des succès multiples et répétés remportés par les héritiers des matérialistes des Lumières pour la réalisation du bien commun des droits de l’homme et l’échec total des catholiques pour réaliser le bien commun catholique.
Tout cela parce que les pirouettes et courbettes des Ferry et Simon dans les salons de la nonciature, accompagnées de déclarations de respect le plus profond envers le Saint-Siège, et d’autres mensonges à la Léo Taxil, suffirent au Saint-Siège pour accorder confiance à ces menteurs vicieux, francs-maçons voltairiens, haineux, héritiers des Voltaire, La Harpe, Condamine, Sieyes, d’Holbach, etc.
Comme le constatait M. l’abbé Appert : “Ce sont les catholiques qui, depuis trente ans, ont élevé comme étendard sur le peuple chrétien un Christ signataire des droits de l’homme, un Christ simple citoyen, un Christ jeune époux de la jeune démocratie, un Christ de la liberté et de la Marseillaise, un Christ acharné surtout contre l’autorité traditionnelle et la sujétion légitime ; pour les meilleurs, un Christ indifférent au gouvernement temporel des sociétés dont Il est le fondateur et le législateur” (26).
Il aurait pu écrire : “depuis 80 ans”, L’Avenir ayant été fondé en 1830. Cette destruction de la politique catholique, de ses moyens d’action, des institutions qui en assuraient la réalisation, a duré tout le
XIXe siècle, pour aboutir au Ralliement. La politique du Ralliement n’est pas créée en 1880. De Chateaubriand à Léon XIII, en passant par Maret, Montalembert, Ozanam, Decoux, Donoso Cortès, d’Alzon, Rohrbacher, Veuillot, Lacordaire, Lammenais, Falloux, Gerbet, Salinis, etc. le XIXe siècle a été le théâtre de cette lente décadence de l’intelligence politique des catholiques. Aussi pouvons-nous faire nôtre cette phrase de J. Ploncard d’Assac parlant de “la droite” au XIXe siècle : “Ce qu’il y a de plus étonnant dans toute l’histoire du XIXe siècle (...) c’est la négligence dont la droite n’a cessé de faire preuve sur le front de l’esprit” (27).
Faut-il s’étonner alors de voir, en cette fin de XIXe siècle le royalisme réduit à moins que rien, effondré sous son image “d’emblèmes et de symboles”, victime de l’évolution qu’il avait prise lui-même sous la Restauration vers une politique du sentiment, romantique, matérialiste et révolutionnaire ?
Et pourtant, la cause monarchiste va renaître de ses cendres. Mais quand on a vu de quoi étaient - ou plutôt n’étaient pas - capables les catholiques, il ne faut pas s’étonner que ce soit un agnostique qui ait attaché son nom à cette défense des institutions qui, seules, avaient permis - et donc pouvaient encore permettre - la réalisation du bien commun catholique.
Dans cette étude nous avons surtout insisté sur l’aspect politique de “la négligence dont la droite n’a cessé de faire preuve sur le front de l’esprit”. Cependant ces erreurs et négligences sont soeurs de celles qui ont contaminé la pensée dans le domaine religieux à cette époque, et mères de celles qui ravageront l’Eglise au siècle suivant.
Références
(1) Stéphane Rials, Révolution et contre Révolution au XXe siècle, p. 205, Albatros, Paris, 1987.
(2) Chanoine Catta, La doctrine politique et sociale du Cardinal Pie, p. 316, NEL, Paris 1959.
(3) Alain Jossinet, Henri V, p 380-381, Ulyssse éd, 1983.
(4) Cité par le marquis de La Tour du Pin, dans Vers un ordre social chrétien - Jalons de route, p. 427,
Beauchesne, 1942.
(5) A. Jossinet, op.cit. p. 488.
(6) Marquis de la Tour du Pin, op.cit. p. 426-427-432 et 458.
(7) Stéphane Rials, op.cit. p. 208.
(8) Stéphane Rials, op.cit. p. 158.
(9) Discours de Démosthène aux Athéniens, 1re Philippique.
(10) Eugène Veuillot, Louis Veuillot, tome I, p. 417, Victor Réaux éd, Paris, 1903.
(11) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 285.
(12) Cité par A. de Saint-Albin dans Histoire de Pie IX et de son pontificat.
(13) A. Loubier, Démocratie cléricale, p. 84-85, ESJA. Villegenon, 1992.
(14) Cité par le chanoine Bruyère, dans Le cardinal de Cabrières, p 193, Cèdre éd, 1956.
(15) Chanoine Bruyère, op.cit. p. 194.
(16) A de Saint Albin, op.cit.
(17) Cité par Bernanos, dans La grande peur des bien pensants, p. 88-89, Grasset éd, 1969.
(18) Bernanos, op.cit. p. 110-111.
(19) A. Jossinet, op.cit. p. 445.
(20) Bernanos, op.cit. p. 123.
(21) Bernanos, op.cit. p. 152-153.
(22) Bernanos, op.cit. p. 203.
(23) Bernanos, op.cit. p. 209-210.
(24) René Leguay, fait la description détaillée de cette histoire dans un article intitulé Libéralisme et
catholicisme, paru dans “L’ordre social chrétien”, n° 21, p. 57 à 67, 1937, organe officiel de la
Ligue Apostolique des Nations.
(25) Léon de Cheyssac, Le ralliement, p. 120 à 127, Librairie des Saints Pères, Paris. Les paroles de M.
Flourens sont extraites de la Société d’économie sociale, in La Réforme sociale, p. 560-563, 1er
avril 1905.
(26) Cité par Charles Maurras dans L’Action Française et la religion catholique, p. 49, NLN, Paris,
1913.
(27) Jacques Ploncard d’Assac, Enquête sur le nationalisme - Joseph de Maistre, p. 59, Lisbonne éd, 1969.
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