Manifeste légitimiste, La non-réaction catholique face à la mise en place des institutions issues du matérialisme des lumières, de 1830 à 1851
“Nous sommes les pionniers d’une civilisation nouvelle et d’un monde nouveau… La révolution de 1789 et celle de 1830 ont été plus favorables que nuisibles à la cause de l’Eglise. J’espère qu’il en sera de même de celle de 1848...” Louis Veuillot.
“Sacrifions nos répugnances et nos ressentiments pour nous tourner vers cette démocratie, vers ce peuple... Passons aux barbares...” Ozanam.
“Je hais le pharaon que l’éclat environne, mais s’il tombe à l’instant, j’honore sa couronne...” Chateaubriand.
I- La non-réaction catholique face à la mise en place des institutions issues du matérialisme des lumières, de Louis-Philippe à Napoléon III
Avant de poursuivre l’étude de l’influence du romantisme sur les institutions, il convient de voir que ce mode de pensée n’avait pas que des conséquences politiques. Il est bien connu sous son aspect littéraire, mais ce n’est pas celui qui nous intéresse ici. C’est surtout l’influence du romantisme sur l’historiographie que nous voulons cerner. Bossuet affirmait que “l’histoire est maîtresse de la vie humaine et de la politique” parce-que la politique est une science qui repose sur l’induction, à partir des faits historiques.
Leur matérialisme ne l’avait pas fait totalement oublier aux philosophes des Lumières. Ils avaient cherché la justification de leurs revendications passionnées dans ce que Michel Antoine appelle si justement des “songeries pseudo-historiques” : c’était presque une tradition pour les parlements et les princes “éclairés”. Les révolutionnaires eux-mêmes ne seront pas exempts de ce souci de recherche des traditions historiques, comme le prouve la mise en place de tout un décorum gréco-romain issu de songeries laissant loin derrière elles ce que les parlementaires avaient pu imaginer.
Sous la Restauration, les défenseurs de la monarchie très-chrétienne revendiquaient une Charte contraire aux lois fondamentales du royaume au nom des mêmes “songeries pseudo-historiques” : “Le nouveau, quoiqu’on dise, est tellement suspect qu’on veut toujours lui chercher une origine ancienne ; et les politiques novateurs sont à cet égard comme les hérésiarques, qui vont fouillant dans les siècles les plus reculés pour trouver quelques ancêtres à leur doctrine” disait Louis de Bonald. Et ces songeries d’ultras défenseurs de la Charte étaient toutes issues de cet esprit des Lumières, sentimental parce que matérialiste, à cheval entre Voltaire et Jean-Jacques Rousseau sur la liberté et la souveraineté de la nation, sur le progrès de l’homme et sa bonté originelle : aussi ne doit-on pas s’étonner de voir, en ce début du XIXe siècle romantique, remettre en cause, comme au XVIIIe siècle, “l’absolutisme” de la monarchie, toujours au nom d’un Moyen-Age idéalisé ou du progrès des peuples réunis en assemblées etc.
L’engouement pour les ruines qui se manifeste à ce moment est bien révélateur de cet état d’esprit, dont l’historiographie souffre terriblement.
Que de sottises un Capefigue a pu écrire contre Richelieu (1) Comme l’écrit le marquis de Roux: “Louis XIII et le grand cardinal étaient mal compris à l’époque de la Restauration” (2). Il est très difficile à un esprit influencé par le romantisme de croire qu’il soit bon de plier sa volonté à une autorité ; il est tellement plus doux de songer à un Moyen-Age de contrat social, pour se dire que tout ce qui permet de plier les volontés individuelles à un bien commun ne doit qu’être rejeté. Voilà pourquoi “Les Mémoires de Saint-Simon (ramassis d’imbécillités contre Louis XIV et son gouvernement) qui parurent en 1829, eurent le succès d’un pamphlet” (3). Voilà pourquoi “La censure (...) n’avait point empêché de représenter Louis XI en fourbe et tyran” (4). Les romantiques royalistes sentimentaux n’avaient rien compris à l’autorité absolue de Louis XIII, Louis XIV, Louis XV parce qu’ils avaient, comme Chateaubriand, adopté la même dialectique que les révolutionnaires (liberté, droit et représentation des peuples ou des nations etc.) et ignoraient encore plus le Moyen-Age que l’Ancien Régime. C’est pourquoi ils criaient si fort contre ce qu’ils comprenaient si peu, se repaissaient de “songeries” sur ce qu’ils ignoraient “comme les hérésiarques qui vont fouillant les siècles passés”.
Ainsi en est-il d’Augustin Thierry reprenant à son compte les sottises d’un Boulainvilliers, de Guizot et de bien d’autres vedettes de l’époque. Il fallait vraiment être obnubilé par le “roman” pour ne pas voir que la Charte rétablissant l’assemblée du peuple, ce n’est ni un héritage mérovingien, ni “le code de nos anciennes franchises” comme le pensaient Chateaubriand et les 200 qui signèrent la fameuse pétition mentionnée plus haut, ni un retour à l’avant-absolutisme, mais un héritage révolutionnaire du XVIIIe siècle. Il fallait avoir un esprit peu fourni en logique pour affirmer tout uniment que la Charte était un code ancien renouvelé et un droit réclamé par un peuple devenu adulte, car ce sont là les termes mêmes d’un Chateaubriand et de bien d’autres. Louis de Bonald l’avait bien vu quand il écrivait : “Il est certainement étrange qu’au mépris du dogme du progrès de l’esprit humain et de la perfectibilité indéfinie, on aille chercher des définitions exactes de l’ancienne constitution française sous Dagobert ou Charles-le-Chauve...” (5).
De l’induction, il en faut en politique, mais pas avec Saint-Simon, Fénelon et Michelet comme professeurs d’histoire, et c’est pourtant eux que le romantisme a fait les maîtres de bien des catholiques, royalistes ou non. C’est de ce même Michelet, considéré comme un père de l’historiographie moderne, que Maurras disait “Il fait penser son coeur sur tous les sujets concevables, l’histoire des hommes, celle de la nature, la morale, la religion. Il crut connaître par le coeur les causes des faits, leurs raisons et leur sens humain ou divin ; il eût même exercé son coeur à jouer aux échecs et à réduire des fractions (...) Aux divinations de son cœur s’associaient quelques centons de christianisme allemand et de platonisme syrien, plusieurs idées antiques comprises assez mal (...) et beaucoup de sottises qui coururent les rues entre 1825 et 1830. Cette mixture réchauffée et dorée au foyer de l’imagination la plus belle donne une pâte consistante, comme un humble corpus de philosophie populaire, et fait rêver d’un Jules Verne mystagogue et sociologue (...).
Théologien des droits de la multitude et de cet instinct populaire qui lui semble infaillible (...), il définit les hommes supérieurs comme de simples mandataires et des représentants mystiques de la populace (...).
Je concède que nos pouvoirs publics, en tant que démocrates, aient parfois intérêt à choisir ces héros-là, mais en tant que français, en tant qu’hommes (...) ? Si nos fils réussissent à paraître plus sots que nous, plus pauvres, plus grossiers, plus proches voisins de la bête, la dégénérescence trouvera ses excuses dans les leçons qu’on leur fit apprendre de Michelet” (6).
Cette aversion pour l’Ancien Régime, l’autorité absolue d’un Louis XIII et d’un Richelieu, ce goût prononcé pour un Moyen-Age idéalisé a, là, son origine. Chez bien des catholiques on les retrouve avec les conséquences politiques que l’on sait. Le sentimentalisme avait exercé ses ravages contre l’autorité, que celle-ci fût religieuse ou laïque, et cela s’était retranscrit en histoire contre l’absolutisme.
Maurras a bien vu l’influence de ce mode de pensée romantique sur la politique : “...les causes vivaces de la révolution littéraire et de la révolution politique (...) (ont) germé, (ont) fleuri, (ont) fructifié à peu près simultanément. Il suffit très souvent que l’une se présente, les pointes de l’autre apparaissent : la première révolution a fait fermenter le romantisme, et le romantisme à son tour a inspiré nos autres révolutions. Les jeunes écrivains d’avant 1830 en fournissent un bon exemple ; leur goût littéraire, les éloignant des moeurs et des idées classiques, ébranla leur fidélité à la royauté établie ; à peine commencé, le gouvernement de Charles X provoquait leur aversion qui ne cessa de croître ; Juillet les exauça ou les délivra…” (7).
Exprimant le même fait, Prévost-Paradol écrivait : “Plusieurs personnes éclairées qui ont vu, sans intérêts personnels et sans passion, le passage du gouvernement de la Restauration au gouvernement de Juillet, m’ont souvent répété qu’il s’était opéré alors dans l’état moral et social de la France une sorte de changement subit analogue à ces modifications brusques de la température que produit le coucher du soleil sous le ciel du midi...” (8) C’étaient non seulement les institutions matérialistes qui triomphaient, mais la société toute entière, l’histoire, les lettres, l’économie... qui basculait au matérialisme romantique. Comme l’écrivait le marquis de Roux : “Un climat politique, intellectuel, moral, avait pris fin. Qu’il n’ait pas survécu à la chute de la Restauration, c’est en un sens l’honneur de celle-ci et son éloge, autant que les désastres de l’empire réparés, la paix maintenue, le crédit public fondé, l’Afrique ouverte à la France par Madagascar, le Sénégal, Alger, mais c’est aussi la faute et la responsabilité de la Restauration de n’avoir pas su, avec sa propre durée, assumer la continuation de ses bienfaits” (9).
L’année 1830 vit donc la chute de la monarchie très-chrétienne : l’ambiguïté institutionnelle de la charte de 1815 s’était résolue en faveur de la révolution, des droits de l’homme et des sociétés secrètes ; et ceci à cause du sentimentalisme des royalistes en faveur des institutions révolutionnaires qui avait permis aux sociétés secrètes de pourrir l’opinion par des calomnies et des mensonges, de flatter les passions grâce à la liberté de la presse si chère à Chateaubriand.
Qu’est-ce donc que 1830, au-delà d’un simple changement de dynastie ? Puisqu’il y a remise en cause du bien commun, quelles vont être les nouvelles institutions destinées à réaliser les droits de l’homme ?
Ici encore, il nous faut revenir à Stéphane Rials dans son Essai sur le concept de monarchie limitée : “Il est cependant possible de distinguer parmi les monarchies limitées jusqu’ici discernées en fonction de la nature du pouvoir ‘constituant’ qui les a instaurées et qui y est mis en oeuvre. Les modalités de naissance de la ‘constitution’ ou de ce qui - sous quelque titre que ce soit - en fait fonction, revêtent une grande importance. Il va tout d’abord de soi que, pour qu’il y ait maintien de l’unité royale du pouvoir d’état (c’est-à-dire pour qu’il y ait monarchie - ndlr), il faut qu’il y ait auto et non hétérolimitation ou même pacte. Dès lors en effet que la ‘nation’ intervient d’une façon ou d’une autre dans l’opération ‘constituante’, seule ou à titre de partie, le ‘principe monarchique’ se trouve battu en brèche. Dans le pacte, il y a l’amorce d’une dualité des pouvoirs qui, même si elle n’est pas clairement agencée dans le corps du texte qui fait l’objet du contrat constituant, ne manquera pas de peser sur l’esprit du régime tout entier. En ce sens, il faut considérer que le pacte ne peut pas déboucher sur l’institution d’une monarchie limitée : le régime qu’il engendre n’est déjà plus sur le versant des ‘monarchies pures’.
Malgré une forte similitude des pratiques de la monarchie de Juillet et de la Restauration, on qualifiera ainsi la première de monarchie limitée mais de monarchie pré-parlementaire ou mieux encore de régime à exécutif fortement monarchique ; on notera d’ailleurs, bien que les chartes de 1814 et de 1830 soient très proches lune de l’autre, que quelques traits les distinguent aussi radicalement que significativement : en dehors de l’emploi de la technique du pacte, il faut retenir la modification de l’article 14 qui marquait, bien davantage que l’établissement de la concurrence de l’initiative des chambres, un changement profond” (10).
Le pouvoir ainsi instauré est donc bien issu des droits de l’homme : c’est de la nation souveraine que vient le pouvoir. Certains remarqueront sûrement que la monarchie de juillet, si elle est très différente de la monarchie très-chrétienne quant aux principes sur lesquels elle se fonde, est aussi fort différente de la première arrivée au pouvoir des révolutionnaires en 1790. Et, à tout prendre, le régime de Louis-Philippe semble être plus proche de Charles X que de Robespierre. Certains ont même fait remarquer que la religion catholique progresse après 1830. Alors, qu’en penser ?
Les partisans des droits de l’homme, que nous appellerons désormais des révolutionnaires, ne sont pas des crétins. Ils ont fait preuve d’intelligence politique en reliant les causes à leurs effets. Les membres des sociétés secrètes de 1830 sont les mêmes, ont les mêmes objectifs qu’en 1789, mais ils ne veulent pas d’un deuxième 18 brumaire, ni d’un deuxième Waterloo. En 1789, les Necker, les Lafayette ont été dépassés par les événements. En 1830, il ne faut plus de Robespierre. L’anarchie n’arrange pas les héritiers des riches parlementaires physiocrates et anglophiles. Comme l’Angleterre prouvait qu’une oligarchie se déguisait très bien en pseudo-monarchie (en “régime à exécutif fortement monarchique”), on gardera donc un roi, et tout un décorum qui “semblera” très proche de Charles X.
Il était impossible de revenir à Robespierre, parce que Robespierre, c’est l’absence d’institutions, c’est l’anarchie. Louis-Philippe inaugure un nouveau style en France. L’expérience de la Restauration avait prouvé qu’une assemblée élue se manoeuvrait avec des places, comme le fit Villèle, prouvé également que l’opinion se manoeuvre encore plus facilement avec la flatterie (droits de l’homme, etc.), l’argent et les journaux. La Restauration a été un champ d’expérience révolutionnaire, parce que les royalistes n’ont pas vu le paradoxe créé par la présence d’institutions révolutionnaires et d’un monarque de droit divin. En 1830, le paradoxe disparaît parce que le roi n’est plus roi : il reçoit son pouvoir du “peuple”, qui le contrôle par le moyen des assemblées. Lequel “peuple” s’appelle “oligarchie” parce que l’argent reste le maître de ces institutions réclamées en 1789 et qui font leurs preuves comme moyens de réalisation du bien commun des Lumières sous la Restauration.
1830 marque un renversement : Charles X disparaît, le champ libre est laissé aux institutions qui, déjà sous la Restauration, réalisaient la fin politique des Lumières. Les oligarques matérialistes détiennent la réalité du pouvoir. Comme on a fait croire tout et n’importe quoi contre le gouvernement aux sujets de Charles X, de même on fera croire à la “nation” qu’après 1830 enfin ses désirs sont exaucés, sa souveraineté effective, que l’absolutisme est terminé, que le “peuple”se régit selon les droits de l’homme, le roi demeurant pour l’équilibre de l’exécutif. En réalité, 1830 se traduit par une perte de l’autorité royale compensée immédiatement non par un pouvoir du peuple, mais par un surplus d’intrigues, de magouilles en tout genre auprès desquelles les actions de Villèle ne sont que de timides essais.
Avant 1830, avec Villèle, Charles X avait encore un pouvoir, même si, grâce à Villèle, l’oligarchie en exerçait une partie qu’elle dérobait au roi. Après 1830, l’oligarchie prend la totalité du pouvoir par la manipulation des assemblées et de l’opinion. Le pouvoir que l’on dit avoir été donné au peuple est repris par un surcroît de mensonge, de dissimulation, de manipulation, tout ceci très conforme aux voeux des richissimes capitalistes financiers et parlementaires des Lumières. Le bien commun, de catholique est devenu matérialiste, et bénéficie cette fois pour sa réalisation, à la différence de 1789, d’institutions “rodées” bien connues, bien tenues en main.
Louis XVIII et Charles X tenaient leur pouvoir des lois fondamentales. Louis-Philippe le tient officiellement de la nation, officieusement des sociétés secrètes. Celles-ci peuvent le reprendre. Le roi n’est qu’un officier dépendant d’un pouvoir supérieur, mais caché, celui de la haute finance : là est la nouveauté. Il y avait un paradoxe créant un déséquilibre politique sous la Restauration. Il y a maintenant un mensonge créant un équilibre.
Entre les libéraux et les royalistes de 1815, S. Rials affirmait qu’il y avait “dispersion des légitimités, convergence des techniques”. C’est l’inverse entre Robespierre et Louis-Philippe : “convergence des légitimités, dispersion des techniques”. (11) Il y a convergence des légitimités en ce sens que la fin, la cause finale, le bien commun des régimes de 1830 et 1792, ce qui les “légitime”, c’est le matérialisme, la philosophie des Lumières. Il n’est pas nécessaire d’insister sur la dispersion des techniques entre 1792 et 1830. D’ailleurs, comme le fait remarquer Henry Coston dans son livre Les financiers qui mènent le monde, ce sont encore, comme au XVIIIe siècle, les financiers matérialistes qui ruinèrent la monarchie très-chrétienne : “ Sous la pression d’une bourgeoisie manoeuvrée par les financiers, la branche aînée des Bourbons venait d’abandonner le trône à la branche cadette. Par la grâce du banquier Laffitte, Louis-Philippe d’Orléans était devenu roi des Français. Selon le mot de Jules Bertaut, la haute banque avait voulu choisir elle-même son souverain et qu’il ne tînt la couronne que d’elle” (12).
Yves Griffon écrit de même : “Les véritables chefs ou moteurs de l’insurrection qui mirent en mouvement les 5 000 ouvriers de l’imprimerie qui formaient une classe particulière sont en premier lieu la franc-maçonnerie qui cherchait, depuis 1825, prétexte pour abattre Charles X, en deuxième lieu la haute finance, les banquiers, les dynasties bourgeoises, ayant tous des liens entre eux, comme l’a amplement prouvé le cher Beau de Loménie. En troisième lieu, de manière pas toujours visible, et par l’argent qu’elle fait couler et par son influence sur la presse française, l’Angleterre” (13).
Enfin, dernière constatation sur ce changement de 1830, si les bouleversements dans la société ont été minimes par rapport à ceux de 1789, c’est qu’en 1789 et déjà auparavant, les oligarques avaient à renverser la plus puissante monarchie d’Europe. Les moyens à réunir étaient énormes, et le travail avait été commencé longtemps auparavant. Ces énormes moyens humains, financiers, etc. ont échappé des mains des Lafayette, des Necker (notamment par le refus de Louis XVI de jouer les Louis-Philippe avant l’heure). En 1830, le pouvoir de Charles X est miné, les oligarques tiennent déjà une partie du pouvoir par le biais des institutions révolutionnaires de la Charte. Renverser le pouvoir en ayant en face de soi le très parlementaire ministre Polignac n’a rien à voir avec la chute de Louis XVI, même s’il demeure qu’en 1830 comme en 1789, le facteur principal de la révolution a été l’inconscience et de Louis XVI rappelant les parlements et les Etats Généraux, et des royalistes défendant la Charte.
Ceci étant, comment se fait-il que l’on ait pu écrire que la religion catholique avait progressé sous le règne de Louis-Philippe ? S’il y avait eu véritablement changement de bien commun, il était logique que la religion recule. Sinon, toute notre réflexion à partir du fameux principe “en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action” perd son sens. C’est Jacques Bainville qui va nous répondre : “D’ordinaire, en politique, les effets sont aperçus quand ils commencent à se produire, c’est-à-dire quand il est trop tard” (14). Qu’est-ce à dire ? Sous Louis-Philippe héritier de la Restauration, se font sentir les effets de la Restauration, dont nous avons parlé, et notamment en faveur des écoles chrétiennes : les 80 000 enfants élevés par les frères des Ecoles chrétiennes, et tant d’autres élevés par d’autres religieux enseignants, deviennent adultes sous la monarchie de juillet. L’effort de christianisation se fera sentir tout au long du XIXe siècle. Louis-Philippe arrive “trop tard ”, si l’on veut, pour empêcher les effets de la politique de la Restauration. C’est ce qui faisait écrire au Père Berthier de Sauvigny : “Sans ces quinze années de reconstruction et de reconquête, l’Eglise de France aurait-elle pu soutenir et développer comme elle l’a fait au XIXe siècle son oeuvre d’apostolat et de charité?”
Cela a contribué à tromper bien des catholiques qui n’avaient pas la réflexion politique d’un Jacques Bainville et ce, d’autant que la bourgeoisie de 1830 veut éviter de recommencer les persécutions violentes contre l’Eglise et préfère figurer aux bancs de charité comme Voltaire à Ferney, plutôt que d’envoyer des troupes contre un Cathelineau, un Cadoudal ou un Frotté : une armée de pamphlétaires débitant des sottises dans la presse font à l’Eglise une guerre aussi efficace que les colonnes de Turreau.
La conquête de l’Algérie montre bien le gouffre qu’il y a entre la Restauration qui estime de son devoir d’aider l’Eglise au salut des âmes et Louis-Philippe “tolérant”, mais interdisant tout prosélytisme.
Charles X avait conçu la conquête de l’Algérie comme une avancée de la civilisation catholique, les oligarques, comme une chance pour la civilisation matérialiste de l’argent. Ecoutons Yves Griffon, citant Stéphen d’Estry à ce sujet : “...c’est le dimanche 19 juin que Monsieur l’abbé de Combret, aumônier général, rendit hommage au Dieu des Armées après les combats de Sidi-Ferruch et sur l’ordre du général de Bourmont.
Au pied de la hauteur qui couronne le marabout, deux tonneaux supportant quelques planches servirent à improviser un modeste autel... Là fut solennisé publiquement, pour la première fois depuis tant de siècles, le saint jour du Seigneur (...) Les guerriers encore tout poudreux de la gloire de la veille, sous les rayons brûlants du soleil d’Afrique, humilièrent leur front découvert devant Dieu, dispensateur du succès des batailles.
C’est le 6 juillet que le général de Bourmont fit planter la croix sur le monument le plus élevé de la ville. Personne ne put se méprendre sur la portée de ce geste en terre d’Islam (...) Sur ordre du commandant en chef à Alger, un autel fut dressé au fond de la cour principale de la Casbah. Le signe du salut du monde apparut au centre de cette forteresse bâtie par les enfants de Mahomet...) Le général en chef, généraux, officiers et soldats environnaient l’autel...” Après la révolution de 1830, le premier soin du gouvernement des capitalistes matérialistes est de faire cesser ce prosélytisme catholique. “Par arrêt d’une ordonnance royale quinze aumôniers militaires, qui avaient été attachés au corps d’occupation, rentraient en France (...) De 1830 à 1845, aucun aumônier ne fut admis à suivre les armées en campagne (...) aucun des soldats français qui mourront au champ d’honneur ne bénéficiera des secours d’un prêtre...” (15) Toute la colonisation de l’Algérie suivra cette ligne où, comme le dit Yves Griffon, on ne reconnaît que trop l’action des loges : on sait le fruit qu’elle a produit en 1962.
De plus, si l’on tolérait que le peuple allât à la messe, la bourgeoisie de 1830, fidèle en cela à la tradition voltairienne, entendait bien que les élites de la société n’y aillent pas : la guerre de l’Université contre la religion catholique l’illustre assez.
Nous avons vu jusqu’ici l’action des tenants du matérialisme révolutionnaire. Mais leur victoire ne fait pas disparaître toute opposition. Quelle va être la réaction des contre-révolutionnaires ? Vont-ils ouvrir les yeux, c’est-à-dire reconnaître de qui procédait la Charte, son origine, son but, ses effets ? Il n’est pas sans intérêt de suivre l’évolution de la “contre-révolution” dans sa réaction, toujours dans la même optique de mieux comprendre son aboutissement.
La première réaction est une indignation contre l’imposteur. Bien des légitimistes la manifesteront en donnant leur démission de magistrats, d’officiers, de députés, parfois en participant à une révolte à main armée avec la duchesse de Berry. La plupart continuent la lutte par la presse. S. Rials analyse très bien l’évolution du royalisme au XIXe siècle ; il faut revenir à son ouvrage Révolution et Contre-Révolution au XIXe siècle. Que pensent les ultras de ce qui s’est passé ? Tous ont pu constater l’usurpation, mais sont-ils remontés aux causes de cette révolution, ont-ils agi par science, ou se sont-ils contentés de lutter pour satisfaire aux sentiments d’honneur, de fidélité, de courage, de tradition qui étaient les leurs ? Voici ce qu’écrit S. Rials sur l’attitude des légitimistes après 1830 face aux institutions :
“L’idée d’un suffrage très élargi ou universel avait été adoptée par nombre d’ultras qui voyaient bien, sous la Restauration, les risques du suffrage censitaire, dès lors du moins qu’il ne favorisait pas exclusivement les traditionnels propriétaires terriens. Mais elle fit de saisissants progrès chez les royalistes fidèles à la branche aînée après les ‘glorieuses’. Ceux-ci avaient la conviction, comme l’écrivait Lourdoueix, l’un des théoriciens du parti en 1831, ‘que si la France eût été consultée elle n’aurait point détruit les principes qui avaient leur source dans son intérêt même’ (Appel à la France) (...).
Si dans son Appel à la France, Lourdoueix se prononçait en faveur du suffrage universel pur et simple, le projet de la Gazette de France en date du 30 mars 1832 se contentait de poser le principe du vote de ‘tous les Français ou naturalisés âgés de 25 ans, domiciliés et compris au rôle des impositions directes’ (...) De telles positions étaient alors partagées par toutes les tendances du légitimisme, et à l’automne de 1832, l’ancien ministre de Clermont-Tonnerre communiquait à la duchesse de Berry un Mémoire à consulter dans lequel il faisait remarquer que si le suffrage universel ‘n’est pas un danger (...) il est inévitable aujourd’hui’, proposant (...) que tous fussent éligibles et électeurs, avec suffrage indirect par ‘élections successives de communes, département,, de provinces’.
La plupart des positions des années postérieures furent conformes. Et le grand chef du légitimisme parlementaire, Berryer, n’hésitait pas à écrire à l’un de ses correspondants en 1839 : ‘le peuple doit entrer dans le système électoral. Son temps est venu, il ne faut que lui faire bien sa place…’
Et le grand tribun ajoutait : ‘il est bon de montrer sincèrement le parti royaliste entrant dans les sentiments d’égalité politique qui sont la passion et seront la vie de ce pays’ ” (16).
Les légitimistes sont donc plus que jamais attachés à la Charte. Ils s’opposent à la dynastie en place, mais quant aux institutions, ils ne songent qu’à en accentuer le caractère qu’elles avaient pris avec la Charte, et cela pour la raison que “ si la France eût été consultée, elle n’aurait point détruit les principes qui avaient leur source dans son intérêt même”. C’était un peu court comme analyse, très court même. Le peuple, en 1830, était légitimiste bien sûr, mais est-ce que cela suffit à justifier le suffrage universel ? Le peuple était légitimiste en 1830 comme il sera bonapartiste en 1851, républicain en 1900, pétainiste en 1942, gaulliste en 1945 : le peuple est pour l’ordre qui lui permet de vivre en paix. Comme l’écrivait Jacques Bainville : “La foule n’a pas d’idées personnelles, et ne fait qu’accepter les modes”.
Le peuple est légitimiste en 1830. Mais cela ne justifiait pas le suffrage universel, ni même d’une quelconque manière la Charte. Là encore, il eût fallu avoir à l’esprit les “antécédents historiques” du parlementarisme au XVIIIe siècle pour comprendre les événements. Il eût fallu être royaliste par science et non par instinct. Or que dit Berryer ? “Il est bon de montrer sincèrement le parti royaliste entrant dans les sentiments d’égalité politique qui sont la passion et seront la vie de ce pays”. On ne saurait nier l’importance des mots pour exprimer une pensée et ici, la pensée est tout entière sentimentale : “sincèrement - sentiment - passion - vie”, c’est toute la dialectique romantique et révolutionnaire que nous retrouverons au Sillon de Marc Sangnier, qui avait été celle de Jean-Jacques Rousseau. C’est le romantisme politique : aucune science, aucune analyse historique. La “vie” politique est tout entière sous le caractère de la passion et des sentiments. Vraiment, 1830 n’a apporté aucune amélioration dans la réflexion politique des esprits légitimistes.
Cette conduite allait logiquement produire des divisions, au sein même du parti royaliste. Dès 1850, le peuple étant plus “démocrate-socialiste” à Paris qu’en province, les légitimistes parisiens eurent tendance à s’accorder avec les orléanistes dont la tradition voltairienne était de refuser le droit de vote à la “vile multitude” selon l’expression de Thiers (16), alors que les royalistes des provinces encore blanches restaient fidèles au suffrage le plus large ; d’où des distorsions très vives. Il faudra attendre que toute la France soit devenue républicaine pour que les contre-révolutionnaires dénoncent le suffrage universel. Il n’y a là absolument aucune science, mais de l’opportunisme : la réflexion est limitée à l’instant présent, liée à la conjoncture.
Cet engouement pour le suffrage populaire va être remis en cause par le Comte de Chambord, comme le rappelle S. Rials, notamment par le manifeste de Wiesbaden du 30 août 1850, dans lequel Henri V refuse les surenchères de l’ “Appel au peuple” légitimiste. Mais il faut noter cependant que, pour certains, et non des moindres puisqu’il s’agit de Berryer, le grand chef du parti légitimiste, cette remise en cause du suffrage populaire n’est que temporaire ! “La chaîne des traditions a été brisée, toutes les croyances sont ébranlées, les dévouements énervés ou trahis, tout lien des intelligences est rompu.
Désormais, sans expérience, elles sont le jouet de la lutte des théories les plus diverses et les plus téméraires (...) Interroger le suffrage universel d’un peuple tombé en cet état c’est faire appel à l’indifférence publique, aux rancunes privées, aux cupidités jalouses...” Il y avait donc un préalable au suffrage universel, c’est que l’on ait “ rendu vie à l’esprit national” Et pour ce faire, il fallait “reconstituer dans leur légitime autorité et dans leur nécessaire indépendance les établissements générateurs de toute société durable : la famille, la commune, les agrégations de municipalités dans les grandes divisions territoriales”. C’était vraiment bâtir sur le sable !
Berryer reprenait le même programme que les ultras de 1815 et que le parlementarisme de la Charte avait fait échouer. Qu’il faille rétablir les corps intermédiaires détruits par la révolution, bien sûr, mais cela ne changeait rien à l’origine révolutionnaire du suffrage populaire ; d’une part c’était oublier que le peuple ne fait que suivre les modes et approuve celui qui lui assure la paix, qu’il soit Charles X ou Napoléon III ; d’autre part, c’était oublier qu’au temps d’Etienne Marcel comme au temps de Mazarin, sous François Ier comme sous Louis XV, les assemblées représentant le peuple ou la nation avaient toujours été “le jouet de la lutte des théories les plus diverses et les plus téméraires”, quoiqu’il y ait eu et des familles et des provinces et des corporations. Mais sans doute Berryer pensait-il à “la chaîne des traditions” remontant à Louis le Pieux et Charles le Chauve, “comme les hérésiarques vont fouillant dans les siècles passés pour trouver quelque ancêtre à leur doctrine”. Là encore, Berryer se révèle être dans la droite ligne des ultras de la Restauration : du sentiment, une analyse limitée aux “événements actuels” et l’oubli de l’histoire, de l’induction, des causes, de la science, oubli qui ne pouvait que conduire à la division, à l’erreur, à l’inefficacité.
Nous avons vu comment l’attitude des ultras et des royalistes sous la Restauration était due au sentimentalisme. S. Rials constate que cet état d’esprit est le même tout au long du XIXe siècle. Il écrit, dans Contribution à l’étude de la sensibilité légitimiste : le chambordisme : “Dans l’étude du légitimisme au siècle dernier, il y a tout lieu d’accorder une place privilégiée, si l’on veut saisir sa cohérence en profondeur, à l’analyse de la sensibilité royaliste. Non qu’il n’y ait eu des doctrines légitimistes. Au contraire, de 1830 à 1883, il y eut à cet égard trop plein et non l’absence (...) sur les sujets les plus variés à commencer par la question cruciale des institutions politiques (...) Le légitimisme est avant tout une fidélité dynastique (...). Le ‘chambordisme‘ est (...) l’attitude qui a consisté à abandonner plus ou moins nettement le terrain de la raison politique pour celui de la passion quasi-amoureuse du prince, celui de la démonstration pour celui de la dévotion (...) Le romantisme politique nous semble plus précisément s’épanouir en trois directions étroitement complémentaires : la sensibilité royaliste est irrationaliste, providentialiste et nostalgique (...) Le mouvement n’a cessé de se romantiser... Une telle hypertrophie du sensible et de l’affectif portait en elle, pour beaucoup, la sortie du combat politique quotidien... Une grande partie de l’attitude des royalistes après 1870 s’explique par ces sentiments” (18).
On écrit donc beaucoup sur les institutions, mais cette réflexion est limitée aux “événements actuels”, à des problèmes annexes tels que les réformes électorales ; autant dire qu’on ne sort pas du cadre révolutionnaire adopté depuis la Restauration. On demeure révolutionnaire parce qu’on agit par sentiment : le “ royalisme ”, l’attachement à l’institution la plus importante, fondamentale, de toute la société, à la personne du roi, reste éminemment sentimental. On lui enlève d’ailleurs tout son sens en défendant parallèlement des institutions révolutionnaires telles que la représentation du peuple, qui remettent radicalement en cause le principe de l’autorité monarchique. Berryer est l’exemple type de ce royalisme. Chateaubriand lui, en est l’archétype : il s’avoue tout à la fois royaliste et démocrate républicain ! Royaliste par un sentiment qui l’attache au prince, mais démocrate parce que le peuple devenu adulte doit prendre la place du prince désormais. Marc Sangnier n’eût pas désavoué ces paroles du grand romantique : “Si j’avais été gouverneur du prince, je me serais efforcé de gagner sa confiance.
Que si il eût recouvré sa couronne, je ne lui aurais conseillé de la porter que pour la déposer au temps venu. J’eusse voulu voir les Capet disparaître d’une façon digne de leur grandeur (...) ; quel beau jour que celui-là, où (…) mon élève eût dit à la nation solennellement convoquée : ‘Français, votre éducation est finie avec la mienne (...), je descends du trône (...)”. Et, comme si cela ne suffisait pas à nous ouvrir les yeux, ce rousseaulâtre rajoutait en vers :
“Je hais le pharaon que l’éclat environne,
Mais s’il tombe à l’instant, j’honore sa couronne,
Il devient à mes yeux roi par l’adversité,
Des pleurs je reconnais l’auguste autorité,
Courtisan du malheur, flatteur de l’infortune,
Telle est de mon esprit la pente peu commune,
Je m’attache au mortel que mon bras a perdu” (19).
Quelle justesse de vue dans le jugement que portait sur lui Charles Maurras : “Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers. On le fêterait en sabots, affublé de la carmagnole et cocarde rouge au bonnet” (20).
Avec de tels antécédents, on comprend que S. Rials ait pu écrire des légitimistes de la fin du XIXe siècle : “Après la mort d’Henri, il sera bien difficile de les retenir sur les chemins soit de l’engourdissement politique, soit du dérapage mystico-prophétique, parfois teinté de ‘survivantisme’ naundorffiste”.
Pierre Gourinard, dans sa thèse Les royalistes français devant la France dans le monde - 1820-1859 met aussi l’accent sur les dérives inévitables de ce mysticisme sentimental : “Ce mysticisme est parfois un romantisme révolutionnaire, celui qui a pu enthousiasmer Lamennais, Lacordaire ou Montalembert. Ce dernier salue le catholicisme de Mickiewicz ‘tellement exalté qu’on le croirait emprunté aux légendes de la primitive Eglise ou au concert des esprits célestes’. N’est-ce pas là l’attitude de Lamennais et le passage du légitimisme au messianisme des Paroles d’un croyant” (21)?
Pierre Gourinard écrit également : “Léopold de Gaillard, écrivain légitimiste, écrit ces lignes au lendemain du coup d’état du 2 décembre. Son évocation romantique de la liberté révèle une inspiration mennaisienne qui ne manque pas de surprendre, mais qui reflète des préoccupations plus spécifiques de l’époque” (22). Et il continue, rapportant une critique de Metternich contre Chateaubriand à propos de la “question grecque” : “Le reste de l’opuscule de ce rêveur romantique est pitoyable et se résout en vaines phrases. Il a fourni quasi par chaque ligne la preuve que dans sa tête il n’entre pas une seule idée pratique et qu’il ne voit dans les choses que ce qui ne s’y trouve pas” (23).
Le légitimisme au XIXe siècle, comme le pensait Gobineau, est essentiellement fait “d’emblèmes et de symboles”, de sentimentalisme. P. Gourinard écrit : “...On le voit déplorer l’aspect trop extérieur du légitimisme qui se réclame d’emblèmes et de symboles, mais trop oublieux selon lui du sens des réalités.
Et dans l’impatience de ses propres termes se devine la crainte d’une paresse de l’esprit” (24) Cette juste critique du sentimentalisme politique de son époque par Gobineau ne l’empêchera pas d’ailleurs de reprendre et de développer tout un ensemble de divagations romantiques en historiographie. Le sentimentalisme hérité des Lumières, développé par le romantisme, se fait sentir en histoire via Michelet, Chateaubriand, Boulainvilliers. Pierre Gourinard décrit chez Léopold de Gaillard les mêmes songeries pseudo-historiques qu’avaient adoptées les parlementaires oligarques du XVIIIe siècle : “Ce principe, du moins chez Léopold de Gaillard, procède parfois de l’imagerie romantique, de la nostalgie d’une ‘république chrétienne’ du Moyen-Age détruite par la Réforme et les soubresauts du XVIe siècle”.
Voilà la “méthode” romantique : à une once de vérité (la déchirure protestante du XVIe siècle) on associe tout un mythe moyenâgeux qui relève des sentiments bien plus que de la science. Cela même empêchait les intellectuels légitimistes de voir le pourquoi de l’échec de la Restauration qu’étaient la Charte et la représentation populaire dont ils croyaient voir les origines dans la “république chrétienne” du Moyen-Age. Chateaubriand parlait du “code restauré de nos vieilles franchises”. On voit bien cet aveuglement dans ce que Pierre Gourinard rapporte sur les idées institutionnelles des royalistes : “...La décentralisation. Elle est nécessaire pour établir sur les fondements naturels le régime représentatif que désire la nation, selon les royalistes. L’essai a échoué sous la Restauration parce que le pays était plus administré que véritablement organisé” (26).
Or le pays, pas plus au XIXe qu’au XVIIIe siècle, ne voulait des Etats-Généraux ni d’une représentation populaire. Mais les oligarques, eux, la voulaient. Et c’est parce que les royalistes ont adopté l’historiographie romantique qu’ils en arrivent à dire le contraire de la vérité. Ils ignoraient que la représentation populaire n’a aucun fondement historique, que les embryons de représentation populaire mis en place quand la France était véritablement organisée et décentralisée avaient toujours produit des fruits empoisonnés menaçant les lois fondamentales du royaume. C’est cette ignorance qui leur permettait d’inverser les données du problème posé par l’échec de la Restauration : si la Restauration a échoué, ce n’est pas parce que la représentation populaire était faite sans la décentralisation ; bien au contraire, comme l’écrivait Royer-Collard, la représentation populaire empêchait la décentralisation (et beaucoup d’autres choses également), tout simplement parce que le seul moyen de rétablir l’unité du pouvoir détruite par le principe de la représentation populaire était précisément de centraliser au maximum : c’était le seul moyen d’éviter que l’édifice institutionnel ne sombre dans l’anarchie. Du moins était-ce le moyen le plus logique que d’autres viendront renforcer ensuite (modification des listes électorales, campagnes de presse, etc.).
Royer-Collard a tout dit dans ces quelques mots : “Le ministère vote par l’universalité des affaires et des intérêts que la centralité (la centralisation, ndlr) lui soumet. Il vote par les routes, les canaux, les ponts, les hôtels de ville, car les besoins publics satisfaits sont les faveurs de l’administration, et pour les obtenir, les peuples, nouveaux courtisans, doivent plaire” (27). Le problème n’était pas de décentraliser pour sauver la représentation populaire, mais de supprimer la représentation populaire pour sauver la décentralisation : les royalistes l’auraient vu s’ils avaient eu de l’histoire une autre vision que celle des parlementaires du XVIIIe siècle reprise par Chateaubriand.
Comme on peut le penser, cette erreur dont nous avons déjà vu les effets désastreux sous la Restauration, ne pouvait qu’avoir des conséquences tout aussi déplorables sur la cause légitimiste après 1830. Les légitimistes, après cette date, sont plus sentimentaux que jamais, ce qui était une très grave erreur car leur cause étant politique, se devait d’être envisagée comme une science et non comme une affaire de sentiments, “par instinct”. Le premier effet se fit sentir dès 1830 et devint de plus en plus visible au cours des années qui suivirent.
La situation après 1830 était assez nouvelle. Il n’y avait plus de roi très-chrétien, suprême autorité politique des catholiques français. Le remplaçait non pas un gouvernement anarchique comme celui de 1792, mais un gouvernement qui, tout en étant transcendé par l’idéologie matérialiste des Lumières, se gardait bien de toute persécution violente et ouverte contre l’Eglise.
Nous avons vu combien le désordre était grand dans la pensée des catholiques royalistes pétris de sentimentalisme. Une fois l’autorité légitime disparue, comment ce désordre n’eût-il pas pu être plus grand encore ? Très tôt, nous allons voir les conséquences de ce sentimentalisme politique. Nous avons vu que la politique, étant une science, devait être raisonnée et non pas seulement sentie par instinct. Nous avons vu également que le sentimentalisme avait fait des royalistes des demi-jacobins pour la raison que la méthode des sentiments était celle de la Révolution. Il eût été difficile que ceux qui pensaient avec cette méthode ne deviennent pas des révolutionnaires eux aussi, peu ou prou, même si certains sentiments (honneur, fidélité, etc.) les empêchaient d’effectuer une évolution radicale et totale vers le jacobinisme.
Chateaubriand saluant le roi se détrônant lui-même pour laisser la place au peuple dont l’éducation est finie est l’exemple même de ce que peut produire le sentimentalisme, le “romantisme politique”.
Mais si certains avaient hérité de leur famille, de leur emploi, des sentiments royalistes assez solides et vigoureux pour les empêcher de se laisser entraîner aussi loin que Chateaubriand, rien ne pouvait empêcher que tous ne fussent pas dans le même cas : qu’un garde du corps de Charles X soit royaliste et le reste, on le comprend aisément, qu’un paysan catholique du Morbihan ou du Midi ne se laisse pas entraîner par les sirènes sentimentales de la philosophie et de l’historiographie des Lumières et des droits de l’homme, on le comprend aussi.
Mais que tous ceux qui ne sont pas entrés de si près au service du roi, qu’aucun sentiment de fidélité ou d’honneur n’attache spécialement au prince, que tous ceux dont les esprits sont soumis chaque jour à une presse “libre” financée par qui l’on sait, que tous ceux qui, par leur profession d’avocat, de juriste ou autre, vivent au milieu de ce climat intellectuel du romantisme sentimental, que tous ceux-là n’aillent pas plus loin que Chateaubriand et ne quittent pas le royalisme comme le roi quittait le pays voilà qui eût été étonnant. Il y avait un désordre révolutionnaire dans la pensée politique : par quelle raison eût-on voulu que ce désordre s’arrêtât devant la personne du roi, devant le “royalisme” puisque les royalistes eux-mêmes donnaient l’exemple de l’erreur ? Comment les sentiments auraient-ils pu empêcher que l’on oublie Charles X quand les royalistes avaient déjà oublié les lois fondamentales, s’étaient déjà laissés prendre au mirage révolutionnaire de la représentation populaire ? Et cela d’autant plus que le nouveau pouvoir matérialiste de Louis-Philippe, comme ses successeurs, feront tout pour faire oublier et dénigrer le roi légitime très-chrétien, par la presse, l’école, l’université, etc. en flattant les sentiments et les sens, comme tout matérialiste digne de ce nom sait le faire.
Les sentiments en rapprochaient certains de Charles X, puis de Henri V, en éloignaient d’autres: quoi d’étonnant ? En 1815, Louis XVIII, parce qu’il était seul capable de sortir la France de la catastrophe, avait réuni les sentiments de tous (ou presque). En 1830, Louis-Philippe assure la paix, comme Napoléon III en 1850 : pourquoi alors s’attarder avec Henri V, si l’on a oublié depuis longtemps que la politique devait être pratiquée par science et non par instinct, que les institutions, sous Louis-Philippe, étaient radicalement différentes de celles de 1815 en ce qu’elles assuraient la toute-puissance de l’oligarchie des Lumières par le biais de la représentation nationale, oublié aussi que cette oligarchie est matérialiste, oublié et l’histoire et l’induction pour avoir tout accordé aux sentiments ? Après 1830, certains catholiques, pour les raisons énumérées ci-dessus, ne restent pas royalistes. Romantisme et révolution procèdent du même mode de pensée sentimental (ou matérialiste). Il était logique que les sentiments éloignent du roi, sauf à posséder des sentiments d’honneur, de fidélité, etc. hérités d’une époque non-romantique. Comme l’écrit Charles Maurras :
“Amis et adversaires du romantisme tombent d’accord sur son identité profonde avec la
Révolution. Romantisme et Révolution ressemblent à des tiges, distinctes en apparence, qui sortent de la même racine. Le mouvement d’idées, ou plutôt d’imaginations, qui jalonnent les dates de 1750-1830- 1848-1898, est une chose qui se tient ou se soutient, dans toutes les provinces, de l’activité et du rêve : morale, politique, poésie, histoire, philosophie, religion...” (28)
C’est leur romantisme qui va entraîner les intellectuels catholiques, anciens monarchistes et nouveaux démocrates, dans les “mouvements d’imagination” politique de 1830 et 1848 : incapables de raisonner, d’avoir une attitude politique “par science”, mais guidés par leur “instinct”, leurs sentiments, ils vont se retrouver à la remorque de la révolution pour ce qui est des institutions.
C’est ainsi que le départ du roi très-chrétien ne pouvait que produire une fracture entre les catholiques eux-mêmes quant aux moyens pour réaliser un bien commun pourtant identique. Sitôt 1830, un certain nombre d’intellectuels catholiques, ignorant la justification historique de la monarchie comme la condamnation du principe de la représentation populaire, d’abord pour n’avoir pas su que seule l’induction est admise en politique, ensuite pour ne connaître de l’histoire que ce que le romantisme en avait laissé, c’est-à-dire quelques clichés “à l’eau de rose” sur le Moyen-Age, et “au vitriol” sur l’Ancien Régime des XVIIe et XVIIIe siècles, ces intellectuels catholiques deviennent de fermes défenseurs des institutions matérialistes des Lumières, républicains, rejetant le roi. C’est une fracture qui s’ouvre dans les rangs de ceux qui défendent le bien commun catholique : il y en aura bien d’autres, mais celle-ci est vraiment la première par son importance.
En effet, au XVIIIe siècle, la monarchie était transcendée par la doctrine de l’Eglise sur le bien commun : on n’aurait pas pu concevoir un pouvoir légitime autre que celui du roi très-chrétien. La notion même de légitimité, comme les institutions qui y étaient associées, n’avaient pas à être défendues tant elles paraissaient naturelles pour les catholiques. Or, au XIXe siècle, la poussée romantique (ou révolutionnaire) est si forte que le paysage politique évolue : nombreux sont les Français qui, catholiques, conservent la notion du bien commun catholique, la fin politique commune pour les catholiques mais qui, tel Chateaubriand, par leur romantisme, par la trop grande place laissée aux sentiments, deviennent des jacobins dans leur engouement pour les “techniques” révolutionnaires, pour les institutions, pour les moyens politiques révolutionnaires. C’est là que se situe la différence avec le XVIIIe siècle, et là que se situe la fracture entre les catholiques sur les moyens politiques.
Dès 1830 se produit une scission politique dans le monde catholique. Cette scission ira en s’accentuant (et se reflétera dans l’historiographie). Le signe le plus tangible en est, bien sûr, la fondation du journal L’Avenir, dont le premier numéro date du 16 octobre 1830, et qui prend comme devise : Dieu et Liberté. Il est fondé par Lamennais avec Lacordaire, de Coux, Guéranger, Gerbet, Salinis, Rohrbacher, puis Montalembert. Ils se disent partisans de toutes les libertés : de conscience, d’enseignement, de la presse, d’association, du vote des peuples, etc. Le tableau de ce “mouvement d’imagination” aurait été incomplet s’il n’y avait été ajouté une volonté affichée de rejeter les légitimistes et de s’en démarquer.
Comme l’écrit René Leguay dans son article Libéralisme catholique : “Les violences de langage à l’égard des royalistes fidèles au principe de la monarchie de droit divin aliénèrent à L’Avenir des sympathies précieuses qui, d’abord, l’avaient soutenu” (29).
Enfin vient la condamnation des théories de L’Avenir par le pape Grégoire XVI dans l’encyclique Mirari vos du 15 avril 1832. Le “rêve et l’imagination” avaient touché non seulement la politique, quant aux institutions, mais aussi la religion ; d’où l’intervention du pape. Mais il n’empêche que cet engouement pour des “pratiques révolutionnaires” (vote du peuple, représentation populaire, liberté de la presse, respect de la Charte, etc.) était révélateur d’un état d’esprit car, ainsi que l’écrit R. Leguay :
“L’influence exercée par le nouveau journal fut immense. Ses campagnes eurent un grand retentissement, non seulement en France, mais encore à l’étranger, en Belgique, en Pologne, en Irlande, en Allemagne et même aux Etats-Unis... Le succès fut prodigieux chez les laïques et dans le jeune clergé...” (29)
Bien sûr, le fait qu’aient été abordés des sujets religieux (tels que la rupture du Concordat) avait entraîné la condamnation religieuse par l’autorité compétente. Mais il n’y avait plus d’autorité politique légitime (réalisant le bien commun catholique) pour porter une condamnation politique : tout ce qui avait trait aux institutions politiques n’avait pas été touché par la condamnation, comme le prouve la conduite des catholiques par la suite. L’état d’esprit qui avait provoqué ce “mouvement d’imagination” de 1830 demeurait dans la politique et l’histoire, même si Mirari vos avait freiné le progressisme religieux (sauf chez Lamennais). Nous disons “freiné”, car l’on sait bien que le libéralisme conservera toujours ses défenseurs plus ou moins feutrés. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Nous nous limiterons aux conséquences politiques du sentimentalisme : cette influence que nous venons de relever à travers les idées de L’Avenir va se retrouver de plus en plus chez les catholiques. Prenons l’exemple de Donoso Cortès. Certains, qui connaissent ses excellents écrits, s’étonneront de nous voir ici chercher chez lui des influences révolutionnaires, ne serait-ce qu’au niveau politique et pourtant, au milieu de beaucoup d’idées justes, nous retrouvons exactement les théories politiques que reprendra Marc Sangnier au XXe siècle ! Jules Chaix-Ruy résume ainsi la pensée de Donoso Cortès : “Et l’histoire établit ces cinq vérités : 1°) l’émancipation successive de toutes les classes de la société ; 2°) l’incarnation de l’intelligence en chacune des classes ainsi constituées ; 3°) la domination de la classe dans laquelle l’intelligence se manifeste, comme si elle recevait d’elle la justification et l’autorité qu’elle revendique ; 4°) la scolarisation progressive de cette intelligence dont l’Eglise, au temps de la barbarie, reçut l’intermédiaire du gouvernement représentatif. Il serait par conséquent tout-à-fait vain de vouloir s’opposer à cette transformation du pouvoir aux mains jadis des patriciens et des nobles ; c’est aux classes intermédiaires industrielles, commerçantes, agricoles, qu’il appartient désormais de l’exercer” (30) et Chaix-Ruy constate : “Les influx même du Saint-Simonisme, plus exactement d’une aile du Saint-Simonisme, celle qui prendra part, avec F. de Lesseps, aux grands travaux de la seconde moitié du siècle, ne sont pas étrangers à cette orientation de sa pensée”.
Le problème politique est ici excessivement mal posé et encore plus mal résolu par Donoso Cortès. Tout d’abord, les classes sont conçues comme étant fermées, et sans communication, ce qui est déjà une erreur historique puisque les hommes, ou plutôt les familles, passaient d’une classe à l’autre et non pas l’intelligence et le pouvoir. Louis XIV avait su comprendre l’évolution de la société et y adapter son gouvernement, et les institutions. C’est d’ailleurs ce qui faisait rugir Saint-Simon au point d’appeler ce régime un “règne de vile bourgeoisie”. Louis XIV n’avait fait que “bien faire” ainsi. Louis XV aussi, instaurant l’égalité devant l’impôt, savait faire preuve de la même adaptation, et le blocage se produisit du fait des Saint-Simon, Boulainvilliers et autres oligarques parlementaires prétendant, au nom de “songeries pseudo-historiques ”, être la représentation de la nation. Vouloir faire succéder, à un ancien régime qui ne sait pas s’adapter à la société, un gouvernement représentatif qui signifie la réussite de cette adaptation à l’évolution de la société, est un contresens. Et Donoso Cortès le fait : ce n’est pas le pouvoir ni l’intelligence qui se déplacent de classe en classe, ce sont les familles.
Quand Donoso Cortès oppose les classes “nobles, patriciens” aux classes “industrielles, commerçantes, agricoles”, il fait encore la même erreur : la noblesse ne correspond pas à une profession mais à l’excellence d’une profession. Quand un homme, qu’il soit commerçant, peintre ou architecte, accomplit son travail avec excellence, il est reconnu comme noble ou patricien. C’est le roi, juge suprême, à qui revient d’officialiser cette reconnaissance ; mais l’anobli demeure peintre, commerçant ou combattant. Louis XIV a anobli son jardinier, des musiciens, des commerçants, des juristes, des architectes, etc. Louis XV a anobli des géographes, cartographes, astronomes, chirurgiens, etc. Le pouvoir n’est pas passé aux jardiniers, aux musiciens, aux architectes, etc. Il est resté au roi, conseillé par la noblesse, laquelle n’est en fait qu’un ensemble de familles que le roi a reconnues comme ayant accompli avec excellence leur tâche dans la société et parmi lesquelles il recrute conseillers, délégués, etc.
L’intelligence, et le pouvoir, ne passent pas de classe en classe : ils s’incarnent dans un certain nombre de familles, quels que soient leur ministère, leur métier, leur rôle dans la société : chez les chirurgiens comme chez les architectes et les juristes. Faire passer le pouvoir d’une classe à l’autre est un contresens total : c’est l’idée des très riches oligarques, parlementaires et éclairés du XVIIIe siècle dont la volonté de tout juger selon les critères économiques révèle le désir de réaliser un bien commun matérialiste. Donoso Cortès ne semble pas s’être aperçu combien ses idées étaient celles de la Révolution, combien sa politique était révolutionnaire : sa volonté d’instaurer un gouvernement de représentation populaire le prouve bien, comme d’ailleurs ses critiques très injustifiées à l’égard du gouvernement de Charles X, reprises aux louis-philippiens (31), dont le règne peut être appelé, pour de bon cette fois, “un règne de vile bourgeoisie”, vile parce que matérialiste.
Bien sûr, Donoso Cortès évoluera, notamment en constatant les faits, les fruits empoisonnés de ce qu’il considérait autrefois comme inévitable. Mais il reste qu’il l’a écrit, c’est-à-dire qu’il a ignoré la véritable histoire et la véritable politique, pour adopter une politique éminemment révolutionnaire par ses moyens, même si elle ne l’était pas dans sa fin. Et combien d’autres avec lui !
De cette évolution entre le XVIIIe et le XIXe siècle, c’est-à-dire de la venue des catholiques à l’adoption d’une histoire et d’une politique matérialistes, cause des divisions de 1830, nous trouvons bien d’autres exemples.
En 1848, l’engouement de certains catholiques pour la démocratie sera très important. Voici ce qu’écrit le chanoine Marcel Bruyère à ce sujet : “Sous le coup de la révolution de février (1848, ndlr), les mots de liberté et d’égalité avaient pris possession des têtes qui auraient dû être les plus sensées. Il parut à de bons esprits - et beaucoup de catholiques partagèrent ce sentiment - qu’une ère nouvelle s’était levée, où tous les hommes seraient frères et se gouverneraient eux-mêmes, avec sagesse et justice, dans l’atmosphère saine créée par le suffrage universel, vent purifiant qui dissiperait tous les miasmes de la politique de parti.
Nous sommes républicains, déclarait le P. d’Alzon dans un article, parce que le mouvement vers la démocratie ne se serait pas accéléré en Europe depuis un siècle sans la volonté de Dieu, et parce que la démocratie est l’application la plus rigoureuse des principes du christianisme” (32).
Si cette citation méritait d’être relevée, c’est parce que le père d’Alzon, fondateur de l’Assomption, était très connu et très considéré à son époque. Nous pouvons constater qu’il y a là tout d’abord un religieux qui a oublié que le choix des institutions est un problème temporel et non spirituel (même si le choix est effectué en vue du bien commun dont la définition, elle, relève de l’enseignement de l’Eglise). De plus, ce religieux a oublié aussi que la politique est une science pratique, et que le choix des moyens repose sur l’induction. On juge une institution sur des faits, donc sur une analyse historique rigoureuse. L’imagination et le rêve en ce domaine ne peuvent mener qu’au mal, même si l’on y met le nom de Dieu et des évangiles. Or, ce religieux n’est pas le seul ! Combien d’autres catholiques ont suivi ou imité le père d’Alzon ?
Un autre catholique, encore plus illustre, incarnera à son tour l’ignorance des catholiques en politique, et leur évolution révolutionnaire : il s’agit de Frédéric Ozanam. Ce fervent catholique, fondateur des conférences de Saint Vincent de Paul, admirable dans sa vie privée comme dans sa profession, est tout d’abord un esprit pétri de romantisme (ou de sentimentalisme). Lamartine dit de lui : “Il croyait comme nous que la vérité était à plus forte dose dans le coeur que dans l’esprit” (33).
Ozanam considère l’ancienne France incarnée en la personne de Chateaubriand : “Sans doute, quand on voit mourir (…) Chateaubriand qui était comme le représentant de l’ancienne France, il semble que la patrie s’en va” (34). Il écrit du même Chateaubriand : “Ses livres, Le génie du christianisme, Les Martyrs, et Les Etudes historiques m’ont fait beaucoup de bien, et je connais bien des esprits qui en ont ressenti les mêmes effets” (35). Quand on connaît le rousseauisme sentimentalo-théologique desdits ouvrages et les “songeries pseudo-historiques” desquelles Chateaubriand tirait sa politique parlementaire, on ne peut qu’être effrayé par le “beaucoup de bien” avoué par Ozanam pour lui et bien d’autres esprits.
Comme tout romantique qui se respecte, il a une vision du Moyen-Age très idéalisée, dans la droite ligne des songeries des parlementaires du XVIIIe siècle (35bis) et des royalistes de la charte de 1815 : “Du Moyen-Age, Ozanam écrivait poétiquement à Jannot que ‘ces temps lointains lui faisaient l’effet de ces îles enchantées dont parlent les poètes, où l’on cueille des fruits et où l’on se désaltère à des fleuves’...” (36)
Ozanam a d’ailleurs une singulière vision de la politique, qui est intéressante dans la mesure où nous la retrouverons chez bien d’autres que lui : étudiant à Paris, et désolé des attaques dont souffre le catholicisme, il organise des joutes oratoires et des conférences, mais singulièrement (c’est lui-même qui écrit) : “La lice est ouverte à toutes les opinions, voire même aux doctrines saint-simoniennes et hormis la politique écartée par le programme...”. La politique ne l’intéresse pas. Mais attention ! Cela ne l’empêche pas d’être convaincu que la démocratie, c’est le sens de l’histoire : “Sacrifions nos répugnances et nos ressentiments pour nous tourner vers cette démocratie, vers ce peuple... Passons aux Barbares...” (37). Bien sûr, il explique qu’il ne s’agit là que de refaire ce qu’avait fait saint Rémi, c’est-à-dire que, toujours pétri des mêmes “songeries pseudo-historiques”, il va “fouillant les siècles passés pour trouver quelque ancêtre à sa doctrine”.
Il a oublié quelque peu que c’est Clovis qui est passé à saint Rémi, que le gouvernement de Clovis n’avait rien de démocratique, en témoigne “l’absolutisme” du crâne fracassé pour le “vase de Soissons”, que Clovis voulait lui-même être romain, etc. Mais le Moyen-Age romantique fait partie intégrante de ces mouvements d’imagination de 1750, 1789, 1830, 1848, car le “passons aux barbares” est écrit au moment de la révolution de 1848. Voulant expliquer cette phrase qui fait jaser, Ozanam s’enfonce : “Voilà comment passer au peuple, c’est passer aux barbares, mais pour les arracher à leur barbarie, faire d’eux des citoyens en en faisant des chrétiens etc...” (38). Ne lui en déplaise, il ne suffit pas d’être chrétien pour régler le problème des institutions, le problème politique. Ozanam mélange ici “chrétien” et “citoyen” pour défendre sa pensée qui est que les catholiques doivent rallier les révolutionnaires de 1848 (phénomène politique) parce qu’il suffira de convertir les hommes pour réaliser le bien commun. C’est ignorer le problème politique purement et simplement, ignorer que si les institutions de 1848 sont instaurées pour réaliser le bien commun matérialiste, elles ne pourront réaliser le bien commun catholique, même en convertissant (en essayant de convertir) les hommes. C’est oublier qu’adopter la politique révolutionnaire en échange de la conversion (hypothétique) des révolutionnaires, c’est échanger la proie contre son ombre et que, passer à la politique des barbares en pensant que les barbares passeront au bien commun catholique est un non-sens total qui bafoue le principe fondamental en politique énoncé par saint Thomas “En toutes choses qui ne naissent pas au hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”. C’est nier la politique comme science. Ozanam est d’ailleurs, en cela, exactement dans la ligne des catholiques qui font de la politique sentimentale ; il est significatif que, pour lui, ce passage aux barbares revienne à sacrifier des répugnances, c’est-à-dire des “ressentiments”. Or la politique n’est pas une question de sacrifice de répugnances, c’est une réflexion sur les causes : des effets politiques, on cherche la cause institutionnelle. Le “sacrifions nos répugnances” est un lapsus révélateur.
A ceux qui lui demandent de jouer un rôle politique comme député, il répond : “Je suis moins préparé que tout autre aux questions qui vont occuper les esprits, je veux dire à ces questions de travail, de salaire, d’industrie, d’économie, plus considérables que toutes les controverses politiques...” (39). Il s’avoue ainsi exactement dans la ligne de ce que réclamaient les oligarques matérialistes du XVIIIe siècle : l’économie, l’industrie, le salaire, dépassant la politique, alors que c’est elle normalement qui est la science architectonique des autres sciences parce que sa fin (le bien commun) est supérieure aux fins des autres sciences. C’est la raison pour laquelle Ozanam se retire de la politique, comme d’ailleurs Lacordaire, Maret, etc. (...tout en demeurant convaincu que la démocratie est inéluctable, que c’est le sens de l’histoire voulu par Dieu, etc.).
En 1830 avait été fondé L’Avenir. En 1848, c’est L’Ere nouvelle. Le titre est tout aussi significatif ! “Il y était déclaré que le journal n’appartenait à aucun parti, mais qu’il se tiendrait au-dessus d’eux pour pouvoir leur dire la vérité à tous...” (40). La vérité, c’est bien sûr les vérités de la religion : on se place ainsi au-dessus de tous les partis, légitimiste, bonapartiste, orléaniste, républicain, etc. mais on garde un faible pour la république : “dans l’espoir et avec les chances d’obtenir d’elle les libertés religieuses refusées par les gouvernements antérieurs” (41) ! Monseigneur Baunard écrit même :
“Ozanam, lui cependant, avait fait de l’acceptation de la république une affaire non de concession, ni de transition, mais de conviction, non un expédient, mais une solution” (41).
Ses connaissances historiques pétries de Chateaubriand en ont fait un parfait démocrate : “Ce que je sais d’histoire me donne lieu de croire que la démocratie est le terme naturel du progrès politique, et que Dieu y mène le monde” (41). Et n’oublions pas qu’Ozanam avait une chaire à la Sorbonne, ce qui donne la température de l’air du temps pour ce qui touche à l’historiographie catholique ! Ceci était d’ailleurs affirmé au-dessus des partis, qui ne comprirent pas cette dialectique de “démocrates apolitiques”, et ne fit qu’ajouter à la confusion déjà très grande, obligeant Lacordaire à quitter L’Ere nouvelle pour qu’on ne fît pas retomber sur sa soutane les griefs dirigés contre le journal.
Plus que tous peut-être, Ozanam incarne le type accompli de l’idéaliste ; il se déclare attristé de voir, non pas le désastre politique de la représentation populaire de 1848, mais de voir “l’opinion”, la société, se tourner à nouveau vers la tyrannie. Il avait rêvé de la démocratie et il se réveille avec Napoléon III face à lui ! Il est inconsolable de ce que l’on fasse “litière à la fois de la république et de la liberté. Il écrivait ‘Mon cher ami, la vérité est que je m’inquiète fort de voir la voie où l’on nous jette et qui a conduit les hommes de la Restauration aux abîmes (...) Si vous saviez les illusions et le langage de quelques-uns, je ne dis pas des vieux, mais des jeunes hommes d’état de vingt-cinq à trente ans, de ceux qui, dans leur ferveur, ne veulent plus de constitution, plus de représentation nationale, plus de presse !’...” (42).
Quel abîme d’ignorance et d’idéalisme ! Car si beaucoup ont rêvé et imaginé comme lui en 1848, parce qu’ils étaient incapables de juger la chute de la Restauration, du moins l’anarchie de 1848 avait-elle ouvert les yeux sur la nécessité d’un pouvoir fort comme fondement de l’ordre social et politique. Mais lui se révèle absolument incapable de réagir face aux événements. Il est perdu dans son rêve. Il n’est pas surprenant du tout de le voir faire un contresens au sujet de la Restauration, quand il pense que Charles X est tombé parce qu’il a été despotique en limitant la liberté de la presse par les ordonnances de 1830, qu’il a privé le peuple de ses droits contre la Charte. C’est exactement le discours des “tireurs de ficelles” en 1830, des oligarques qui régnèrent sur Louis-Philippe. Ce qui ne l’empêche pas le moins du monde de défendre en même temps la représentation populaire qui est la cause de ce que l’Eglise s’est vu refuser ses droits “sous les gouvernements précédents”, et notamment sous la Restauration. Et c’est un professeur de Sorbonne, et un catholique, qui écrit cela !
L’explication, c’est qu’Ozanam avait appris l’histoire avec Chateaubriand, une histoire qui n’avait rien à voir avec la réalité, mais beaucoup avec les “songeries pseudo-historiques”. Ecoutons-le nous tracer sa vision de l’histoire, cette vision qui lui permettait d’affirmer que Dieu menait le monde à la démocratie : “Ce sont d’abord, dit-il dans une belle page de sa jeunesse, ce sont les empereurs d’Orient qui voulurent faire de l’Eglise un patriarcat soumis à leur autocratie... Puis ce sont les barbares qui la pressent de s’unir avec eux pour le pillage du vieil empire romain, ce sont les grands seigneurs féodaux qui essaient de la barder de fer, puis les rois qui l’invitent à s’asseoir dans ces parlements qu’ils gouvernent avec le fouet et l’éperon (allusion à Louis XIV ? ndlr). Enfin, ce sont les modernes fondateurs des constitutions représentatives qui daignent bien lui ménager un banc dans une chambre haute, mais qui s’irritent de ce qu’elle ne se prête pas au mécanisme étroit de leur administration (…)” (43).
Il y a plusieurs choses dans ce texte. D’abord une vision de l’histoire complètement faussée, où l’on voit tout mêlé ensemble sans distinction : des imperfections politiques que l’histoire a connues, on se sert pour rejeter pêle-mêle les institutions qui se sont succédées dans une vision noire. On se demande comment l’Eglise a pu vivre pendant 19 siècles et se développer comme elle l’a fait ! Il faut qu’il y ait eu un miracle permanent ! Mais il y a plus.
Au XVIIIe siècle, les révolutionnaires pouvaient être accusés d’avoir méprisé la méthode de science politique en fondant leurs nouvelles institutions sur la déduction à partir des droits de l’homme, et non pas sur l’induction à partir des faits historiques. Mais avec Ozanam, le problème est réglé, on ne peut plus faire ce reproche : on a aménagé l‘histoire de façon à ce qu’elle aille dans le sens voulu. Ce qui permet à Ozanam, à d’Alzon, de confondre Dieu et démocratie. Mais, malgré ce gros effort historique, une partie du problème demeure : si toute l’histoire est une succession de noirs tableaux contre l’Eglise, ce que la république a fait depuis sa naissance s’inscrit aussi dans cette ligne ! Comment faire alors ? Ce qui est un problème pour nous, inductifs - qui cherchons dans l’histoire les faits qui nous permettent de juger les institutions - n’en est pas un pour Ozanam : “Ou c’est l’exploitation de tous au profit d’une faction: c’est la république de la Terreur, et cette république, je la maudis - ou c’est le sacrifice de chacun au profit de tous, et c’est la république chrétienne de l’Eglise primitive de Jérusalem. C’est peut être aussi celle de la fin des temps, l’état le plus haut où puisse monter l’humanité” (44). Ainsi y a-t-il une bonne et une mauvaise république : la république de la primitive Eglise de Jérusalem, nouvelle acquisition de la galerie des “songeries pseudo-historiques” (ou pseudo-politiques ?) vient donc remplacer le fait manquant qui faisait défaut à l’induction de notre idéaliste. L’aberration de comparer une société religieuse de quelques centaines de personnes à une société politique de 30 millions d’individus ne le choque pas le moins du monde ! Il se félicite d’ailleurs, avec son ami Lallier, de la très subtile distinction ainsi opérée : “Je retrouve dans votre circulaire tous mes sentiments et toutes mes pensées : la république dont je ne veux pas et celle que je veux” (45) : celle des faits, celle du rêve !
Certains feront sans doute remarquer que beaucoup de catholiques ont réagi contre la démocratie à tout crin de L’Ere nouvelle. Malheureusement, si cette réaction révèle que beaucoup de catholiques avaient plus de bon sens que “Jean-Jacques Ozanam”, le bon sens en question était loin de combler la crevasse creusée par le romantisme entre les idées et la réalité, même chez ces catholiques réagissant contre L’Ere nouvelle : nous le verrons en étudiant l’action et les idées de Louis Veuillot et de L’Univers.
Mais avant d’y arriver, il convient de connaître mieux encore ce que le romantisme pouvait réaliser dans un cerveau catholique comme celui d’Ozanam.
Après s’être embarqué sur la république de 1848 comme sur l’arche du salut alors qu’il ne s’agissait que d’un vieux rafiot faisant eau de toutes parts, effrayé de voir que l’on pouvait remettre en cause la représentation populaire et la liberté de la presse, affligé par les résultats lamentables de L’Ere nouvelle, Ozanam finit par se décourager et se réfugie bien vite au-dessus des partis, dans l’apolitisme :
“Il faut, dit-il, que l’on sache à Lyon que les agitations politiques, dans lesquelles on m’a trop cru fourvoyé, ne m’ont pas arraché à l’objet préféré de mes études, c’est-à-dire à tout ce qui peut hâter l’alliance de la science et de la religion” (45) : voilà où mène le sentimentalisme. On est catholique et on adopte le mode de pensée sentimental et révolutionnaire pour l’histoire et la politique. Devant les résultats désastreux auxquels on ne comprend rien, et pour cause, on s’en va. On s’est révélé incapable d’agir en politique, alors on la rejette. De plus, Ozanam considère que la politique n’est pas une science, ou ne fait pas partie de la science, puisqu’il affirme quitter le terrain politique pour travailler “à l’alliance de la science et de la religion”. Or, c’est une erreur grave et un lapsus révélateur.
La politique est une science, “connaissance par les causes” et elle est étroitement liée à la religion par le bien commun qui est sa fin, avec les conséquences que l’on sait sur les institutions, selon le principe “ en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action ”.
C’est même l’importance de cette fin qui fait de la politique la science architectonique de toutes les autres. Vouloir ignorer la politique, c’est refuser l’ordre de la société humaine qui est une société politique, c’est s’exposer à ne plus pouvoir comprendre la société, à ne plus pouvoir agir dessus : ceci est très grave de la part des catholiques parce que cela revient à déserter le terrain politique, à le laisser aux non-catholiques, dont - nous l’avons vu avec la philosophie des Lumières - la fin est “à tout le moins matérialisante”.
Or Ozanam n’est pas un isolé. Que l’on songe à l’influence qu’il a pu avoir comme professeur à la Sorbonne, comme fondateur et président des conférences de Saint Vincent de Paul, qui comptaient déjà avant sa mort plusieurs milliers de membres dans de nombreux pays. Certains légitimistes eux-mêmes, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ont manifesté le même rejet de la politique pour y avoir, eux aussi, mis trop de sentiment. Dans sa thèse Les royalistes français devant la France dans le monde, P. Gourinard rapporte les statuts d’un institut fondé, entre autres, par des légitimistes membres de la conférence de Saint Vincent de Paul. On y retrouve exactement la même pensée que celle d’Ozanam sur la science et la politique : “Nous ferons des prospectus pour les oeuvres de charité, des cantiques pour les solennités du culte, des tableaux pour les pauvres autels, nous ferons aussi une guerre sérieuse, incessante, à tout livre, à tout système irréligieux, nous étudierons les mensonges de l’histoire et de la science pour les dévoiler (...) ; l’objet de l’oeuvre à laquelle nous nous dévouons, c’est la charité intellectuelle. Nous voulons porter la vérité à ceux qui l’ignorent (...). Il est inutile maintenant d’ajouter que l’Institut catholique reste étranger à toute préoccupation du moment, à tout principe humain, et ne saurait tenir compte des intérêts des partis qui divisent le monde. Que lui importent ces choses ! Il veut seulement offrir aux intelligences honnêtes le seul point où elles peuvent se rallier quand même : le terrain religieux. Si nos études pouvaient laisser quelque place à la politique, ses difficultés et ses divisions n’existeraient pas pour nous qui aimons nos frères et craignons Dieu” (46).
Nous retrouvons là les mêmes erreurs que chez Ozanam. Il est étonnant de voir écarter la politique du domaine de la “charité intellectuelle”, de voir affirmer que les intelligences ne peuvent pas s’allier sur le terrain de la politique, mais uniquement sur le terrain religieux, ce qui revient à dire que la politique est hors du champ de la vérité ! Il est étonnant aussi de constater que ces laïcs ne considèrent la politique que comme un extrême superflu, loin derrière les oeuvres pieuses et “sociales”, et de manière à n’offrir aucune difficulté, aucune division face à quiconque, autant dire hors des débats institutionnels qui déchiraient le pays à l’époque. Ecarter les institutions du champ de travail de la politique, c’est s’écarter de la politique tout court quant à l’action, car c’est refuser d’agir sur les moyens de réalisation de la fin, sur les causes qui décident de la réalisation du bien commun. Or, s’il semblait impossible de réunir les intelligences sur le terrain politique, c’était précisément parce que l’on avait trop agi par instinct et pas assez par science. Les sentiments non dirigés par l’intelligence (la science) ne peuvent que diviser. Seule l’intelligence peut unir sur le terrain de la vérité. Mais les catholiques avaient abandonné depuis bien longtemps la raison (la science) politique pour la passion (le sentiment) politique, l’unité pour la division. Un sociologue illustre du XIXe siècle, qui a beaucoup réfléchi sur la politique de la société de son temps, fait exactement la même constatation. Il s’agit d’Alexis de Tocqueville qui exprime cette idée en 1852 dans une lettre au Comte de Chambord, lettre dans laquelle il analyse les maux de la France et en cherche les causes pour présenter les remèdes :
“Ce qui rend en France tous les gouvernements et si forts et si faibles, c’est qu’en politique comme presque en toutes choses, nous n’avons que des sensations et pas de principes ; nous venons de sentir les abus et les périls de la liberté, nous nous éloignons d’elle. Nous allons sentir la violence, la gêne, la tyrannie tracassière d’un pouvoir militaire et bureaucratique, nous nous éloignerons bientôt de lui” (47).
Alexis de Tocqueville a très bien vu où était l’erreur, la cause des maux politiques : trop de sensations, pas de principes, trop d’instinct, pas de science. Il y avait 60 ans, Joseph de Maistre l’avait déjà vu, mais n’avait pas été compris. Malheureusement, même Alexis de Tocqueville n’a pas su s’élever assez au-dessus de son temps pour comprendre toutes les “implications et la portée” de cette erreur. On le voit ainsi conseiller à Henri V de rétablir une monarchie en garantissant le maintien des mêmes éléments qui avaient causé la ruine de la Restauration : une représentation populaire, la liberté de la presse ! (48) Il reste que son analyse sur le “trop de sensations et pas de principes” est très pertinente, même s’il ne l’a pas poussée suffisamment dans le temps. Il n’a sans doute pas vu combien l’historiographie aussi avait été frappée par le romantisme.
Avant de quitter Ozanam, Lacordaire, Maret et tous ceux qui se laissèrent aller aux “mouvements d’imagination et de rêve” de 1830, 1848, il est intéressant de noter une dernière prise de position de ces idéalistes, car on la retrouvera chez d’autres personnages augustes plus tard, comme on l’avait déjà vue chez Chateaubriand. Il s’agit de la question des nationalismes en Europe centrale. Connaissant les opinions d’Ozanam sur la démocratie, sa haine de l’absolutisme, nous devinons sans peine en faveur de qui sera tranché le différend entre l’empire austro-hongrois et les jeunes nations d’Europe centrale. Mais rien ne vaut quelques citations. Lors de son passage en Italie, Ozanam se dit attristé par la présence autrichienne à Venise : “Cependant ces jouissances étaient mêlées d’une grande tristesse. Je voyais sur la place trois mâts dépouillés des bannières des trois royaumes qui faisaient jadis la gloire de la république ; et sur la piazetta, les canons autrichiens et les grenadiers hongrois qui les gardent” (49).
Quelle tristesse de voir une république (forcément vertueuse) soumise à un empire (forcément persécuteur) ! Aussi, quand la révolution de 1848 vient secouer Paris, Rome et Vienne, le romantique impénitent s’exclame : “Enfin, je crois à l’émancipation des nationalités opprimées...” (50). Il explique également que : “...passer aux barbares”, c’est “passer du camp des hommes d’état et des rois asservis à leurs intérêts égoïstes et dynastiques qui ont fait les traités de 1815, les Talleyrand, les Metternich, aux intérêts nationaux et populaires. Aller au peuple, c’est (...) s’occuper de ce peuple (...) qui réclame une plus grande part raisonnable dans les affaires publiques...” (51). Voilà la dialectique romantico-catholique : on mêle beaucoup de faux révolutionnaire avec une once de vérité catholique. Que Talleyrand soit blâmable en plusieurs points, c’est entendu. De là à parler des rois asservis à leurs intérêts égoïstes et dynastiques, c’est pratiquer une généralisation hâtive qui n’est justifiée qu’aux yeux du rêveur imaginatif qu’est Ozanam. De plus, entre Talleyrand et Metternich, il y a une différence notable, que seule l’ignorance de notre romantique a pu combler. Et nous préférons un Talleyrand égoïste et cynique qui signe le traité de 1814 à une république généreuse qui nous amène en 1798 ! Mais ce sont là des considérations qui ne peuvent toucher un esprit qui n’hésite pas à opposer une “république mauvaise” de 1792 à une république vertueuse ” de la primitive Eglise de Jérusalem: quand on en est rendu là, quelques généralisations ne sont plus rien. Mais Ozanam n’était pas le seul en faveur du “principe des nationalités” : “Toute la jeunesse intelligente et lettrée entre 1850 et 1870 optait pour l’Italie et pour la Prusse, contre le Pape et contre l’Autriche. Pas seulement à gauche, ni au centre : à droite même. Et, des plus ardents pour le Pape, combien faisaient aussi des voeux pour la jeune Italie ! M. de Mun et d’autres ont très noblement confessé ce libéralisme latent” écrivait Charles Maurras en 1914 (51bis).
Mais Ozanam, comme le père d’Alzon, Donoso Cortès, Lacordaire, comme tant d’autres membres de L’Avenir, de L’Ere nouvelle, etc, sont révélateurs de l’influence exercée sur la société toute entière – y compris sur les catholiques - par le romantisme qui est un mode de pensée matérialiste parce qu’issu des Lumières. Nous l’avons vu sous la Restauration : les catholiques demeurent royalistes quoique déjà pétris des sophismes de la politique révolutionnaire et de son historiographie. Nous le voyons encore davantage après la Restauration, où le sentimentalisme romantique progresse, au niveau politique, parce que beaucoup de catholiques romantiques n’ont pas les “sentiments” qui animaient un Chateaubriand, un Berryer, etc. envers le monarque très-chrétien. Par la suite, cette évolution ira en s’accentuant : le temps travaille pour la politique des Lumières parce que, le roi très-chrétien étant exilé, il est fatal que de plus en plus il soit ignoré, d’autant plus que ceux qui tiennent le pouvoir en France font tout pour flatter les sentiments des Français et continuer les calomnies contre le monarque légitime. Cette évolution de plus en plus révolutionnaire de la politique ne s’arrête pas : la démocratie, la représentation populaire deviennent la mode même chez les catholiques.
On serait tenté de croire que ces dérapages des catholiques en faveur de la politique révolutionnaire vont cesser après les euphories de 1830 et de 1848. Il n’en est rien malheureusement. En effet, c’est dans la décennie 1840 que se forme ce que l’on appelle le “ parti catholique ”, réunissant de près ou de loin des personnalités dont nous avons déjà parlé, et d’où émergera une personnalité hors du commun : Louis Veuillot.
Parlant des troupes de L’Avenir, S. Rials écrit : “Largement détachées de la fidélité royaliste, ‘catholiques d’abord’, mais demeurées conservatrices en général, elles furent à l’origine de ce que l’on allait baptiser dès 1840 le ‘parti catholique’ ”. Et nous retrouvons dans ce parti les idées qui firent tant de tort aux légitimistes : engouement pour la démocratie, puis indifférence à toute forme gouvernementale. Cet éloignement des catholiques de la monarchie légitime a été accentué par une mauvaise interprétation de la demande du pape Grégoire XVI aux évêques français d’accepter loyalement la monarchie de Louis-Philippe dès 1830. Cela n’engageait que les clercs. Malheureusement, comme le constate S. Rials, “de plus en plus - et l’on verra plus loin l’avenir de ce thème - s’imposait l’idée d’une défense exclusive des intérêts catholiques, conçus comme essentiellement distincts du combat proprement politique” (52). Ce qui était une erreur : que les évêques n’aient pas à s’immiscer dans les luttes politiques, selon la demande de Grégoire XVI, c’était juste. Mais pour les laïcs, il en allait autrement : la forme des institutions ne devait pas leur être indifférente. L’exemple le plus illustre de la durée des idées politiques de L’Avenir et de L’Ere nouvelle tout au long du XIXe siècle au sein de la majeure et de la meilleure partie des catholiques qui formèrent le “parti catholique”, c’est Louis Veuillot lui-même. Certains, qui ne connaissent de Louis Veuillot que son extraordinaire influence au service de l’Eglise au XIXe siècle, s’étonneront sans doute à la lecture d’une telle affirmation. Qu’est-ce donc qui nous autorise à la poser ?
La question mérite une réponse car, dans l’histoire des idées et des actions politiques en France, Louis Veuillot occupe une place majeure par l’ascendant qu’il a eu, dès les années 1840-1850, sur les catholiques de son temps et sur leurs successeurs. Il convient, avant d’entrer dans le vif du sujet, de rappeler par quelques citations le “contexte” de l’époque, cette époque où, précisément, Louis Veuillot était par sa plume magnifique, son courage, sa ténacité, le chef de file et le modèle des catholiques de France, d’Italie, d’Espagne, d’Irlande, de Belgique, d’Allemagne, du Canada, etc. On comprendra mieux alors pourquoi “l’illusion politique” d’un tel homme mérite d’être étudiée, en ce sens qu’à travers lui, ce sont les idées et les actions politiques de la majeure (et de la meilleure) partie de la catholicité que nous étudierons, lesquelles ne sont pas sans préfigurer, et d’une certaine manière préparer, les divagations politiques dites contre-révolutionnaires de tant de catholiques de la fin du XIXe et du XXe siècles. Les citations qui suivent sont extraites pour la plupart de la Vie de Louis Veuillot par son frère Eugène Veuillot (52bis).
Voici une lettre de Mgr Parisis, évêque d’Arras, au journal libéral L’Ami de la religion, en 1856. Ce journal venait de publier un violent réquisitoire contre L’Univers que dirigeait Louis Veuillot. Pour défendre L’Univers Mgr Parisis écrit : “Les services rendus à la cause de l’Eglise par L’Univers sont ceux que rend partout le journalisme catholique (...) Seulement, ses services sont plus grands que ceux des autres parce qu’il est lui-même plus grand, c’est-à-dire le plus influent et le plus répandu de tous les journaux catholiques. C’est lui qui les a tous précédés et, tous pour ainsi dire, produits (...). En Italie, en Angleterre, en Irlande, partout, j’ai rencontré L’Univers chez tous les prélats comme chez tous les autres catholiques éminents. Demandez aux missionnaires de l’Amérique ou de l’Océanie, des Indes ou de la Chine, quel journal ils voient : tous vous répondront : L’Univers (...) Ce n’est pas un journal que je défends, c’est une grande institution catholique (…) Voilà tout le secret de ma lettre (...)” (53).
Sur le même sujet, le cardinal de Bonald écrit : “Je partage tout-à-fait (...) la manière de voir de Mgr l’évêque d’Arras (…)”. Le cardinal de Villecourt “(...) envoya tout de suite son adhésion à Mgr Parisis. ‘J’ai lu, écrivit-il, votre admirable lettre pour la défense de L’Univers (...)’ ”. L’archevêque de Sens, Mgr Jolly-Mellon, écrivait à Louis Veuillot : “(...) C’est vous dire, avec Mgr l’évêque d’Arras dont je partage la manière de voir, que je regarderais la suppression de L’Univers comme un malheur irréparable” (53).
Eugène Veuillot rapporte que son frère reçut à cette occasion trente lettres épiscopales (53). Lors de la suppression de L’Univers par le gouvernement de Napoléon (54), c’est un déluge de condoléances qui parvint à Louis Veuillot : Pie IX lui-même (55), puis de nombreux cardinaux, archevêques, évêques, des prélats de l’étranger. Voici enfin une phrase fort intéressante de M. l’abbé Ourion, curé des Ponts-de-Cé : “Quel mystère ! Vous avez contribué à rattacher au gouvernement (de Napoléon III, ndlr) la majorité des ecclésiastiques qui avaient des tendances légitimistes, et vous êtes frappé par ce même gouvernement...”. Lui écrivirent également à ce sujet : le comte de Quatrebarbes, chef du parti royaliste en Anjou, le marquis de Dreux-Brézé, le comte de Damas, le comte de Mallet, le marquis d’Andelaure, etc. De Belfort, Louis Veuillot reçut ces lignes : “Le coup qui vient de frapper L’Univers a douloureusement ému vos lecteurs de Belfort (...). En pouvait-il être autrement, quand on voit disparaître le meilleur champion du catholicisme...”. Une adresse de Genève “porte trente signatures”. Deux adresses de Fribourg : soixante-trois signatures (dont Diesbach, Muller, de Wech, Chollet, Oéby, etc.).
Enfin : “Voici toute la presse catholique de l’Europe : Belgique, Suisse, Allemagne, Hollande, Espagne, etc. : elle s’accorde à glorifier en L’Univers ‘le premier journal religieux de la France et même du monde’, en Louis Veuillot le maître dont la voix arrivait ‘dans tous les pays de la terre habités par des catholiques’ ” (56).
Parmi toutes ces citations, dont la plupart nous révèlent la renommée de Louis Veuillot chez les ecclésiastiques, il en est une sur laquelle nous reviendrons plus particulièrement, c’est celle du curé des Pont-de-Cé, qui met l’accent sur le rôle politique de Louis Veuillot en faveur de Napoléon III, ce qui touche précisément à notre sujet. Ce rôle de Louis Veuillot, Napoléon III l’avait si bien perçu qu’après son coup d’état qu’il voulait soumettre au plébiscite, il demanda au rédacteur en chef de L’Univers de venir le voir pour obtenir sa faveur et - par elle - celle de tous les catholiques : ce fut un succès pour Napoléon III, puisque Louis Veuillot “à ceux qui le questionnent sur l’attitude à adopter” répond “je leur dis qu’ils feraient bien d’aller tout de suite à ce nouveau pouvoir pour la raison que pendant la première semaine on irait encore sur les pieds, mais la seconde sur les genoux” (57). Son influence, à ce moment, sur les catholiques est prouvée également par une réponse que lui fit Billaut, ministre de l’intérieur de Napoléon III. Louis Veuillot était allé le voir pour récupérer des courriers secrets rapportés par lui du Vatican et interceptés par la police. Voici la réponse de Billaut : “ Non, cher Monsieur, c’est très sérieux (...) ceci est qualifié de crime. Cependant soyez sans inquiétude. A cause de vos mérites, et de vos anciens services, vous ne serez pas poursuivi...” (58).
Une lettre de Louis Veuillot à Mgr Fioramonti (secrétaire du Pape) prouve encore cette influence politique : “Il est avéré par le succès de L’Univers dans cette querelle qu’il représente l’opinion de la presque totalité des catholiques. Donc l’opinion catholique de France se débarrasse de l’élément politique qui ne lui est plus nécessaire et vit désormais par elle seule (...) et après cette guerre, nous voyons nos rangs s’étendre et s’épaissir” (59).
La Tour du Pin, déjà célèbre, avait constaté la place prépondérante acquise par le rédacteur en chef de L’Univers. Eugène Veuillot relate ainsi le fait : “Le marquis de la Tour du Pin, saluant la mémoire du baron de Vogelsang, rangeait Louis Veuillot à côté du grand sociologue autrichien, parmi les maîtres de l’école sociale catholique” (60). Albert de Mun, lui, reconnaît directement l’influence sur lui-même de Louis Veuillot : “Albert de Mun, pour sa part, après lui (à Louis Veuillot défunt, ndlr) avoir adressé le ‘tribut de son admiration et de son inaltérable reconnaissance’, affirmait : les entretiens de Louis Veuillot ‘ont laissé d’inaltérables traces dans mon coeur et, j’ose dire, dans ma vie publique’ ” (61).
Du Canada, le ministre de l’agriculture de l’état du Québec envoyait une lettre contresignée par quinze autres personnages officiels, lettre destinée au rédacteur en chef de L’Univers et formulée ainsi : “La cause catholique en France est si bien personnifiée en vous depuis plusieurs années qu’elle est atteinte elle-même chaque fois que vous êtes frappé. Or vous n’ignorez pas combien cette cause sainte nous est chère, à nous fils de la France et de l’Eglise (...) Votre parole était pour toutes les consciences catholiques un rayon de lumière...” (62).
D’Espagne, Don Carlos lui écrivait le 23 mars 1873 : “Il y a des écrits qui valent des batailles (...). Les articles de L’Univers en faveur de notre cause sont autant de victoires” (63). Il fallait que l’influence de ce journal fût bien grande dans ce pays pour écrire cela ! Le curé de Bouzaber, confident de Don Carlos et chargé par lui de transmettre ses adieux à Louis Veuillot, affirmait : “Il (Don Carlos) ne lisait pas d’autre journal français que L’Univers, dont il adopte sans aucune restriction tous les principes (...)” (64).
D’Irlande, A. Roussel, représentant Louis Veuillot lors de la commémoration réalisée à Dublin en l’honneur d’O’Connel, écrivait : “Hier (...) dans la séance du Comité, au milieu des applaudissements de ses membres, il a été donné lecture de la lettre de Louis Veuillot au lord Maire (...) Je ne saurais vous dire (...) tout ce que j’ai été chargé de vous rapporter par la foule des pèlerins étrangers et un grand nombre d’Irlandais (...). Ici comme partout, le rédacteur en chef de L’Univers est la grande admiration comme la grande sollicitude des catholiques” (65).
Il convient de clore enfin cette liste par une citation de S. Rials : “Pendant (...) les premières années de l’Empire, l’entente fut sans nuages entre le régime et l’Eglise. Veuillot, plume étincelante – et son journal L’Univers - auxquels les incessants progrès de l’ultramontanisme donnaient une audience exceptionnelle dans le clergé, soutenait le gouvernement. Albert du Boÿs pouvait écrire de l’ardent polémiste qu’il était ‘l’instrument le plus actif de la dissolution du vieux parti légitimiste’. Il devait pourtant être plus tard l’un des plus fermes piliers de son renouveau” (66).
Louis Veuillot eut donc une influence déterminante sur l’attitude politique des catholiques de son temps : par conséquent, l’étude de ses idées politiques revêt un intérêt particulier parce que ce sont également les idées d’une partie importante de ses contemporains catholiques. Ses illusions sont les leurs.
Nous les retrouverons longtemps après lui chez bien des contre-révolutionnaires, et de nos jours encore.
Mais pourquoi parler d’illusions ? Quelle fut donc son attitude politique, et surtout par quels principes fut-elle déterminée ? Ici encore, il nous faut revenir aux textes de la biographie de Louis Veuillot, à ceux des Mélanges (67) et à quelques autres également. “Je vous l’avouerai franchement, écrivait le rédacteur en chef de L’Univers au comte O’Mahony à la date du 14 avril 1840, la Croix, en prenant dans mon coeur la place du fumier qui l’encombrait, y est arrivée toute seule, sans autre ornement que les clous (...)
Pour moi, la simple Croix me suffit et si les fleurs de lys devaient en écarter 30 millions d’âmes, je vous dirais : pour l’amour de Dieu et de nos frères, oublions les fleurs de lys, vive la Croix !” (68). Ecoutons Eugène Veuillot parler du “parti catholique ” au XIXe siècle (dont il attribue - à juste titre - l’essor à son frère) : “Au lieu de viser à prendre le pouvoir, il s’est borné au rôle d’appoint, se portant à droite ou à gauche, selon le devoir envers l’Eglise et l’ordre social” (69). Au sujet de L’Avenir, il écrit : “L’Avenir
(...) servit efficacement la cause religieuse sur le terrain des doctrines, il la servit aussi sur le terrain politique en ne cessant d’établir que les catholiques ne doivent pas lier les intérêts religieux à une forme gouvernementale...” (70). Il se pose d’ailleurs comme héritier de L’Avenir : “Depuis 1789, tous les coups portés à l’Eglise l’ont été à couvert de cette fatale confusion entre les hommes et les choses de l’ancienne monarchie d’un côté, les droits et les libertés des catholiques de l’autre. Lorsque, pour la première fois en 1830, nous donnâmes le signal de la séparation dans L’Avenir, on jeta les hauts cris, mais on n’en sentit pas moins dans les deux camps que nous avions trouvé le joint d’une nouvelle et efficace tactique.
Les folies démagogiques de M. de La Mennais n’ont fait que suspendre l’effet de cette découverte, reprise avec plus ou moins d’effet par L’Univers depuis sept ans...” (71).
Parlant de la fondation de L’Univers (le 1er numéro parut le 3 novembre 1833), Eugène Veuillot écrit “Comme ligne politique L’Univers acceptait très franchement le régime établi ; mais sans lui montrer aucun amour. Il faisait des politesses et même des amitiés aux légitimistes en se défendant d’être à eux ; il leur donnait d’excellents conseils, par exemple celui de travailler au lieu de bouder, d’entrer dans toutes les assemblées électives, et d’acquérir une certaine influence. La polémique était limitée aux intérêts religieux. Au total, neutralité politique, voisine de l’indifférence…” (72). Dans un texte de 1856, nous lisons, toujours d’Eugène Veuillot : “Nos voix sont acquises à tout candidat qui promettra de revendiquer la pleine liberté de nos universités et d’appuyer la réforme chrétienne sur le mariage” et il conseille “Pour le reste, que l’aspirant député soit ou promette d’être ce qu’il voudra : nous n’y regardons pas. Nous pouvons le tenir pour mal éclairé sur la question du gouvernement, nous le tenons pour honnête et intelligent sur les points essentiels (...) nous nous confions à lui ; croyant que si il a besoin de voir plus clair, Dieu l’éclairera” (73). Eugène Veuillot, dans la droite ligne de son frère, écrit un peu après : “L’Univers (...) s’est toujours prononcé dans les élections pour le candidat le plus favorable au droit de l’Eglise, sans lui demander de s’attacher à telle ou telle forme de gouvernement” (74). Il rappelait ailleurs, en parlant du même journal : “Il acceptait loyalement le régime établi, mais de ce régime il ne laisse rien passer de mauvais ou de douteux sans protester” (75) et, parlant de son frère “il blâmait pour avertir, pour corriger et non pour renverser (...) Sa politique dépassait les questions de parti et même les formes gouvernementales”.
Nous retrouverons très souvent dans L’Univers cette volonté affichée de vouloir dissocier la défense de l’Eglise et le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ de toutes institutions politiques, notamment de la monarchie, volonté qui n’exclut pas cependant, chez Louis Veuillot, à l’image de ses contemporains, un naïf espoir dans la fondation d’une ère nouvelle grâce à une démocratie dont il espère qu’elle sera le fait de l’Eglise : ce en quoi il ne fait que précéder de quelques décennies le discours des démocrates chrétiens du début du XXe siècle. Certains de ses écrits sont très significatifs à cet égard. En 1844, lors de la lutte entamée au nom de la liberté, par Montalembert et le parti catholique, contre le monopole d’état sur l’Université, Louis Veuillot déclare : “Si nous l’emportons, l’Eglise, alors (...) adoptant avec amour des institutions (...) ordonne l’immense mouvement de la démocratie. C’est la révolution pacifique, le passage heureux de l’état de fièvre et de torpeur à l’état de tranquille activité’ ” (76). En 1846, sentant la révolution se rapprocher, il écrit : “Nous l’avons dit et nous le répétons : une ère nouvelle commence, fruit des longues révolutions qui nous ont agités : la démocratie s’élève et l’Eglise est là, comme la mère auprès du berceau. Elle protège cet enfant qui a tant d’ennemis, elle essaie d’éclairer ce prince qui a tant de flatteurs...” (77). Un peu après, il fait siennes les paroles du P. Ventura sur l’Eglise : “Elle saura faire maintenant un ordre nouveau avec la démocratie : elle baptisera cette héroïne sauvage, elle imprimera sur son front le sceau de la consécration divine et lui dira : règne ! et elle régnera” (78).
Eugène Veuillot commente : “Il invoquait comme rassurant l’exemple de la république des Etats-Unis” (79). Il écrivait également, au tout début de l’année 1848, à un prêtre du diocèse d’Arras : “Nous sommes les pionniers d’une civilisation nouvelle et d’un monde nouveau. Nous défricherons le sol à la sueur de notre front, mais nos enfants y circuleront à l’aise. La révolution de 1789 et celle de 1830 ont été plus favorables que nuisibles à la cause de l’Eglise. J’espère qu’il en sera de même de celle de 1848...” (80). En 1870, ses espoirs placés successivement dans Louis-Philippe, la seconde république et l’empire, et successivement déçus, ne l’ont pas découragé. C’est toujours le même discours, comme le prouve cette page de Rome pendant le Concile : “...Et si l’on ose jeter plus loin les yeux dans l’avenir par delà les longues fumées du combat et de l’écroulement, on entrevoit une construction gigantesque, inouïe, oeuvre de l’Eglise (...) On entrevoit l’organisation chrétienne catholique de la démocratie. Sur les débris des empires infidèles, on voit renaître plus nombreuse la multitude des nations, égales entre elles, libres, formant une confédération universelle dans l’unité de la foi, sous la présidence du Pontife Romain, également protégé et protecteur de tout le monde, un peuple saint, comme il y eut un Saint-Empire. Et cette démocratie baptisée et sacrée fera ce que les monarchies n’ont pas su et n’ont pas voulu faire : elle abolira partout les idoles, elle fera régner universellement le Christ, et fiet unum ovile et unus pastor”(81).
Devant la surprise de quelques lecteurs à le voir si favorable à la démocratie, il écrit “Quelques lecteurs s’étonneront de nous entendre parler de la démocratie comme d’une chose capable de contenir l’ordre. Ils ont raison si ils s’arrêtent à la situation présente et si ils prennent les mots au sens que leur donnent aujourd’hui les faits... Mais nous sommes en présence de la démocratie révolutionnaire” (82).
Avec l’Eglise, c’est au clergé de venir au secours de la démocratie : en 1848, au moment des élections programmées par le gouvernement provisoire, il écrit à l’abbé Liénart (prêtre influent du Pas-de-Calais) :
“...Quant aux élections, il est de la dernière importance que le clergé s’en mêle très activement. Tout est perdu si il se tient à l’écart...” (83). Ainsi qu’il a été dit, cette volonté de dissocier la défense de l’Eglise de toute forme de gouvernement, notamment la monarchie, puis cet espoir placé dans l’association de l’Eglise et de la démocratie, ne sont pas sans faire penser aux discours des démocrates chrétiens du début du XXe siècle. Mais n’anticipons pas.
Nous ne savons pas si le conseil à l’abbé Liénart fut écouté, mais devant les résultats lamentables des élections qui suivirent, Cavaignac, chargé de réprimer l’insurrection, fut nommé chef de l’exécutif par l’Assemblée. Louis Veuillot commente : “S’il sert assez bien l’ordre et sait respecter suffisamment la liberté, nous devons être contents, Quant à la couleur politique, nous n’y regardons pas de trop près (...)
Si quelqu’un en France a conservé une foi politique, ce n’est pas nous...” (84). C’est toujours la même “neutralité politique voisine de l’indifférence”. Mais Cavaignac échoue dans son rétablissement de l’ordre. Un autre candidat survient alors et flatte les catholiques : Napoléon III. Eugène Veuillot nous décrit l’attitude des catholiques et de son frère : “Ces déclarations (les flatteries de Napoléon III) méritaient au candidat les voix des catholiques. Il les eut presque toutes. Celles de Louis Veuillot et la mienne ne manquèrent pas” (85). Ce qui lui permet d’écrire plus tard : “Quant à l’accusation d’avoir attaqué les droits que l’empereur tenait du suffrage universel, mon frère en montrait la fausseté méchante, le caractère inique et ingrat, rappelant qu’il avait toujours soutenu la nécessité et la légalité du régime impérial” (86). “Les droits tenus du suffrage universel” : surprenante expression !
Mais avant qu’arrive l’Empire, et après que la monarchie louis-philipparde et la 2e république se furent révélées différentes de ce que Louis Veuillot leur avait demandé, il fallut faire un bilan. Ecoutons encore Eugène Veuillot “Louis Veuillot n’espérait plus en la République et si il maintenait que la démocratie découlait de l’Evangile, il constatait que les adjonctions qu’elle avait reçues la rendaient infidèle à sa source. Démocratie était d’ailleurs devenu un terme générique, ou un mot de passe à l’usage de toutes les écoles révolutionnaires, et aucune des démocraties qui se disputaient le pouvoir n’était celle de L’Univers (...) Mais si Louis Veuillot n’attendait rien de la République... il ne songeait pas à se retourner vers les royalistes (…) il disait comme en 1842 sous Louis-Philippe : ‘nous réservons notre hommage et notre amour à l’autorité vraiment digne de nous qui, sortant de la monarchie actuelle, fera connaître qu’elle est de Dieu’...” (87).
Sur ce, Napoléon III lui ayant promis que l’Empire serait de Dieu, il l’accepte et enjoint aux royalistes et légitimistes de le suivre. Son influence déjà très importante à cette époque fit de lui “l’instrument le plus actif de la dissolution du vieux parti légitimiste”, selon l’expression d’Albert de Boÿs (cf. note 66). Après avoir affirmé aux fidèles de Charles X qu’il ne fallait point associer les intérêts de l’Eglise à la forme d’un gouvernement, le voici qui s’exclame, le 30 décembre 1855 : “Marchez fièrement, Sire, au milieu de votre peuple dont les acclamations vous saluent : Vive l’Empereur !” (88).
A ceux qui le questionnent sur l’attitude à adopter (pour ou contre Napoléon III), il répond, ainsi que nous l’avons vu “Je leur dis qu’ils feraient bien d’aller tout de suite à ce nouveau pouvoir, par la raison que pendant la première semaine on irait encore sur les pieds, mais la seconde sur les genoux” (89). Ceci ne l’empêchait pas d’écrire en 1856 : “Donc l’opinion catholique de France se débarrasse de l’élément politique qui ne lui est plus nécessaire et vit par elle seule... Jusqu’ici, il y avait (…) du légitimisme, du libéralisme, du radicalisme : tout cela est rejeté ” (cf. note 59). L’indifférentisme finit par l’emporter.
Face à ces changements, nous serions tentés d’accuser Louis Veuillot de versatilité : ce serait une erreur.
Sous ces changements apparents, ses principes restent identiques, comme nous le verrons plus loin.
Après Louis-Philippe et la seconde république, c’est l’Empire - dont il avait reproché aux légitimistes de n’être pas les alliés - qui déçoit Louis Veuillot : “Mes rêves sont cruellement renversés : où est mon Charlemagne ?... Je ne me reproche pas cependant d’avoir espéré autre chose. Quelque soit le mal, je me réjouirai, au contraire, toujours, d’avoir voulu le bien...” (90). Quand les légitimistes lui reprochent son soutien à l’Empire qui lutte contre l’Eglise il argue de sa sincérité : “Je n’aspire pas à l’honneur d’avoir prophétisé, je revendique seulement l’honneur d’avoir été sincère (...) J’ai espéré, j’ai attendu, j’ai pris patience, je me suis indigné, j’ai changé comme à peu près tous les honnêtes gens” (91)
“Sans cesse ils (les légitimistes) nous répètent : ‘je vous l’avais bien dit !’ Sans doute les prévisions se trouvent aujourd’hui moins déjouées que nos voeux (...) Notre confiance étant sincère, nous ne regretterions pas de l’avoir laissé paraître quand même...” (92). Ainsi, c’est la sincérité qui excuse les erreurs d’appréciation politique !
De toutes les citations qui précèdent, il est possible maintenant de dégager les grandes lignes de la doctrine politique de Louis Veuillot - dissociation entre d’une part la défense de l’Eglise, le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ et, d’autre part, les institutions politiques, la “forme gouvernementale” (“au total, neutralité politique voisine de l’indifférence”) - obligation pour les catholiques de défendre le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ - refus de s’attacher aux institutions, “l’élément politique” étant considéré comme un fardeau inutile (“l’opinion catholique de France se débarrasse de l’élément politique qui ne lui est plus nécessaire”) - distinction entre une démocratie révolutionnaire et une démocratie chrétienne, que l’on définit comme le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, dont Louis Veuillot reconnaît qu’elle n’existe pas – espérance ferme que l’Eglise va régénérer la société en baptisant la démocratie pour instaurer une construction “gigantesque, inouïe”, “une confédération universelle dans l’unité de la foi”, réunissant “la multitude des nations, égales entre elles, libres” - les catholiques sont les pionniers d’une ère nouvelle - soutien des catholiques assuré à ceux qui promettent d’oeuvrer pour le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. S’ils sont trompés, c’est malheureux, mais ce qui compte, ce n’est pas d’être prophète, c’est d’être sincère - Dieu décide s’il faut mettre les lys sur la Croix.
Ainsi, comme l’écrit François Veuillot (fils d’Eugène Veuillot) : “Le point fixe de Louis Veuillot, ce n’était pas un régime, c’était la religion. Il y demeurait immuable et laissait devant lui se déplacer l’horizon politique. Mieux que certains catholiques obscurcis de préjugés, Jules Lemaître a reconnu que la vie de Louis Veuillot est ‘admirable et presque surnaturelle d’unité’ ” (93). Et, ce disant, il dit vrai.
Alors, pourquoi parler d’illusion politique chez Louis Veuillot comme dans la majeure partie des catholiques du XIXe siècle ?
Nous savons que, non seulement les catholiques sont obligés d’exercer à leur niveau une action politique mais que, de plus, cette action politique - que ce soit la condamnation ou la réhabilitation de n’importe quelle institution - ne peut se concevoir sans être étayée par une analyse historique, d’autant plus rigoureuse que l’action s’exerce à un niveau plus élevé de la société. Toute action politique qui ne se fonde pas sur l’induction - et donc l’histoire - est une utopie, une illusion. Qu’en est-il de Louis Veuillot ?
Les deux principes ci-dessus énoncés ont-ils déterminé son action politique ? Malheureusement non : force est de reconnaître qu’il en était bien loin. Et pourtant...
Lorsque Jules Lemaître écrit : “La vie de Louis Veuillot est admirable et presque surnaturelle d’unité”, il dit vrai, car Louis Veuillot a réellement fait le sacrifice de sa vie pour défendre l’Eglise. Cette mission qu’il s’était fixée dès sa conversion, il l’a accomplie au-delà de toute espérance. C’est ce qui lui a valu son extraordinaire renommée dans le monde entier, parmi les catholiques comme parmi leurs adversaires. Constatant que très peu d’hommes politiques avaient le courage de défendre l’Eglise, il a tout donné pour le faire. Malheureusement, nous sommes en mesure d’affirmer maintenant qu’il est allé d’un excès à l’autre. Le catholicisme et l’Eglise catholique étant de nature bien supérieure aux sociétés politiques naturelles, il a cru qu’il suffisait aux catholiques de pratiquer leur devoir religieux et d’affirmer la nécessité pour les gouvernants de reconnaître les libertés nécessaires à la vie de l’Eglise dans la société, sans participer activement à la vie politique (pour ce qui regarde les institutions, notamment la forme gouvernementale dont dépend plus que de toute autre institution la réalisation du bien commun): “Au total, neutralité politique voisine de l’indifférence”. Il affirmait qu’il était inutile pour le candidat des catholiques de s’attacher à telle ou telle forme de gouvernement. Il se félicitait de ce que “l’opinion catholique de France se débarrasse de l’élément politique qui ne lui est plus nécessaire”.
Mais là n’est pas sa seule erreur.
“J’ai changé, comme à peu près tous les honnêtes gens”... et cela ne le dérange pas le moins du monde : au contraire, il se réjouit d’avoir voulu le bien, comme si cela suffisait, comme si le propre de la politique vertueuse, de la force politique, n’était pas précisément de mener l’événement et non de le subir.
Ces multiples changements étaient la pire des politiques. Il y avait déjà plus de 24 siècles que Démosthène avait dit : “Athéniens, il ne faut pas se laisser commander par les événements, mais les prévenir : comme un général marche à la tête de ses troupes, ainsi de sages politiques doivent marcher, si j’ose dire, à la tête des événements ; en sorte qu’ils n’attendent pas les événements pour savoir quelle mesure ils ont à prendre, mais les mesures qu’ils ont prises amènent les événements... Vous faites dans vos guerres avec Philippe comme fait le barbare quand il lutte. S’il reçoit un coup, il y porte aussitôt la main. Le frappe-t-on ailleurs ? Il y porte la main encore, mais de prévenir le coup qu’on lui destine ou de prévenir son antagoniste, il n’en a pas l’adresse, et même il n’y pense pas… Jamais de projets arrêtés.
Jamais de précautions. Vous attendez qu’une mauvaise nouvelle vous mette en mouvement...” (89bis).
Démosthène aurait pu dire la même chose à Louis Veuillot et à tous les catholiques qui l’ont suivi.
De même que Jean-Jacques Rousseau, au début du Contrat Social, prend soin de préciser qu’il est nécessaire “d’écarter les faits, car ils n’ont rien à voir avec la matière de l’ouvrage” (alors que c’est exactement le contraire : “ce sont les faits qui jugent” disait Bossuet), de même Louis Veuillot excuse ses faveurs accordées à la démocratie en précisant que sa démocratie n’a rien à voir avec les faits des démocraties actuelles. A l’origine, l’erreur de Jean-Jacques Rousseau et celle de Louis Veuillot sont les mêmes : c’est l’oubli que la politique n’est pas une science spéculative, mais une science pratique, qu’elle repose sur l’induction, sur l’expérience, sur l’histoire. C’était précisément sur les faits actuels et passés qu’il fallait juger la démocratie, et non sur des rêves. Les meilleurs sentiments, même les plus religieux, ne sauraient remplacer la réflexion sur l’histoire.
Nous voyons ce que le XXe siècle a fait des beaux rêves démocratico-catholiques de Louis Veuillot. C’est, avec quelques décennies d’avance, le “baratin” de Jacques Piou et des progressistes chrétiens que nous voyons en germe. Pourquoi “baratin” ? Parce que - et Eugène Veuillot le reconnaît - “démocratie” ne signifiait rien de très précis, ce qui permettait à Louis Veuillot, en 1875, de parler de démocratie chrétienne à propos de la monarchie chrétienne du Moyen-Age, et d’affirmer que le retour d’Henri V serait en fait la seule vraie démocratie (en 1875, mais pas en 1870, ni en 1851, ni en 1848.
Pourquoi ? Dieu seul le sait !). Louis Veuillot pense justifier ainsi ses précédentes envolées lyriques sur la démocratie, “héroïne sauvage” que l’Eglise baptisera.
Mais cela ne peut s’admettre. Les mots ont un sens. Si chacun leur donne le sens qui lui plaît, toute science, tout langage, toute connaissance disparaissent. C’est exactement ce qu’affirmait Henri Poincaré au début de son ouvrage La valeur de la science : “On n’a pas tardé à s’apercevoir que la rigueur ne pourrait pas s’introduire dans les raisonnements si on ne la faisait entrer d’abord dans les définitions” (94). Démocratie et monarchie ne sont pas les mêmes institutions. Saint Thomas l’enseignait déjà au XIIIe siècle. Il peut paraître bénin de jouer sur les mots, mais cela est très dangereux et typiquement révolutionnaire. Cette erreur ouvre les portes à toutes les dérives dont la démocratie chrétienne sera une flagrante illustration. Si Louis Veuillot a pu se permettre cela, c’est précisément parce qu’il n’avait jamais attaché une importance fondamentale au problème des institutions. Il est d’ailleurs singulier de constater qu’après avoir voulu dégager les catholiques de tout souci politique... On voie Louis Veuillot appeler l’Eglise et le clergé au secours de la démocratie et les inviter à influencer les élections !
Un mot résume à lui seul cette attitude politique : l’idéalisme, qui permit à Louis Veuillot de croire que l’on pouvait se passer de “l’élément politique” alors que cet élément politique est précisément le premier devoir des catholiques, citoyens au même titre que les non-catholiques, devant à ce titre assurer selon leurs moyens la réalisation du bien commun par la mise en place des institutions que les faits ont jugées comme les plus efficaces pour instaurer le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Les errances de Louis Veuillot ne sont que les conséquences logiques de l’ignorance engendrée par cette erreur fondamentale : croire que la politique et ses moyens de réalisation, les institutions, ne doivent pas être l’objet de la science des catholiques. Ce fut l’illusion politique de Louis Veuillot.
Cependant, si Louis Veuillot ignorait les principes fondamentaux de la politique, il n’en reste pas moins un témoin de son époque. Il a constaté et jugé les effets politiques des institutions auxquelles il ne s’attachait pas, et ses jugements sont très intéressants à ce titre : il est impartial dans son jugement sur la question institutionnelle, davantage - a priori - qu’un légitimiste ou qu’un républicain, même s’il est vrai que son attitude systématiquement favorable au pouvoir en place - bien qu’inspirée par le souci de ne pas se mêler aux débats sur le régime, sur les institutions - était pourtant une action politique, ne serait-ce que par l’influence exercée en faveur de ce pouvoir et les désaccords créés avec les opposants, que ceux-ci soient républicains ou légitimistes. Si la logique de sa position est assez faible, ses jugements sur la politique des gouvernements après 1830 sont intéressants.
Ainsi, il écrit : “La monarchie louis-philippienne ne comprit pas ce langage ; elle continua d’appuyer le libéralisme révolutionnaire...” (95). Toujours sur le même régime, Eugène Veuillot rapporte l’avis de Mgr Parisis, qui fut également celui de L’Univers : “Mgr Parisis (...) écrivait (...) ‘Quoique la nation soit catholique dans une grande majorité, est-ce que la majorité des Chambres peut être regardée comme catholique dans ses actes, ses discours et ses tendances ? Que l’on mette en présence devant elles un intérêt matériel et une question de dogme, on verra si elles hésiteront un instant à passer outre sur la question dogmatique (...) ; ni dans les élections, ni dans les Chambres, les majorités ne représentent une nation catholique’. Quoi de plus vrai ?” (96). Mgr Parisis, et avec lui L’Univers, reconnaissait que la France catholique, avec cette institution révolutionnaire, allait à une fin révolutionnaire, matérialiste et par conséquent anti-catholique. Il a mis le doigt sur le “mensonge institutionnel” dont nous avons déjà parlé à propos du Directoire : la représentation populaire en flatte certains sans doute mais, dans les faits, se révèle être une manipulation d’une population catholique pour réaliser la fin des Lumières matérialistes, hier par la “fructidorisation”, aujourd’hui par la presse et le suffrage censitaire, demain par autre chose encore.
Eugène Veuillot rapporte de même ce qu’écrivait M. de Serres pour dénoncer la réalisation des Lumières dans la société : “M. de Serres signalait le péril universitaire, et là il ne se livrait pas à des prévisions, il donnait des faits (...) ‘Le conseil royal de l’instruction publique vient dernièrement de prendre un arrêté pour interdire aux Frères de tenir un pensionnat. Au moyen de cet acte, on fera dans un temps donné, fermer les pensionnats actuellement existant... Ils inventent tous les jours de nouveaux programmes absurdes, ridicules, impossibles à remplir, le tout bien rédigé en ordonnances afin d’avoir, par là, un prétexte de détruire en un jour tout ce qu’ils voudront détruire. La suppression de toutes les écoles des Frères est parfaitement résolue dans leur pensée (...) Tout cela s’exécutera à l’abri des lois, des ordonnances, dont ils se font un effroyable arsenal. C’est la persécution légale (...) Le gouvernement est hostile et ne pense qu’à une Eglise nationale ; il faut que Rome le sache bien’. Et pourquoi Louis-Philippe avait-il de tels projets ? ‘Le principe de tout ce que je viens de vous dire est que le roi est persuadé que les catholiques ne seront jamais pour sa race et qu’il n’établira définitivement sa dynastie en France que par le changement de religion. Tout part donc du roi : ceci est certain (...) Il n’a pas pu ébranler l’épiscopat et c’est pour cela qu’il a imaginé de faire intervenir le Pape, afin d’imposer le silence et une soumission désastreuse. Voilà le fond de tout’ (...) Louis-Philippe, incrédule tranquille et politique retors, connaissait trop bien la France pour se proposer formellement de la protestantiser. Se piquant de sagesse, il entendait s’en tenir à l’asservissement de l’Eglise par le développement légal du gallicanisme...” (97).
M. de Serres voit très juste. Néanmoins, son propos mérite d’être complété. Certains diront peut-être : si Louis-Philippe est voltairien parce qu’il sait que les catholiques sont contre lui, alors il faut que les catholiques acceptent le régime, les institutions, et Louis-Philippe n’aura plus aucune raison d’être anti-catholique. Ce serait encore une fois se montrer “un peu sobre en matière d’analyse”. Car pourquoi Louis-Philippe a-t-il bénéficié en 1830 de la confiance des oligarques éclairés pour remplacer Charles X, sinon pour mettre fin à ce gouvernement qui plaçait encore comme devoir d’état “l’aide à apporter à l’Eglise pour le salut des âmes”, selon l’expression de Crétineau-Joly ? Il a été mis au pouvoir en sachant très bien la mission qu’on (les oligarques) attendait de lui, à qui il devait sa place et rendre compte de son pouvoir. S’il n’avait donné déjà avant 1830 des gages de son voltairianisme et de son anti-catholicisme, il n’eût pas été roi : l’attachement des catholiques à Charles X et leur dégoût pour Louis-Philippe ne sont que les accidents de cette lutte entre deux biens communs radicalement opposés que représentent deux rois. Que certains aient cru que c’était là “ le fond de tout ” est dû au fait qu’ils accordaient trop aux sentiments, aux personnes, et pas assez aux principes, à la réflexion sur les institutions, leurs causes et leurs effets. Croire que le peuple s’est soulevé en 1830 pour sauver ses droits violés par Charles X est une naïveté : pas plus qu’en 1789 et en 1815, le peuple n’a fait quelque chose.
Mais le récit le plus intéressant que nous puissions trouver sur les effets des institutions qui se succédèrent après 1830 est certainement celui de la révolution de 1848 : nous y voyons les institutions de la révolution, le principe de la représentation et des élections populaires non dominées par l’oligarchie qui vient d’en perdre le contrôle : “...les élections se firent avec curiosité plutôt qu’avec crainte et passion.
On attendait du nouveau sans chercher à déterminer quel nouveau il faudrait : le résultat fut une assemblée indécise, mobile, tumultueuse, inflammable, aspirant au bien mais pouvant être aisément poussée au mal. Les élections complémentaires du 4 juin achevèrent de lui donner ce caractère. Tous les systèmes, toutes les idées, toutes les aspirations, toutes les rêveries et les folies alors en cours y comptaient des représentants. La vérité était dans le même cas. Trois évêques, dont Mgr Parisis, plusieurs vicaires généraux (...) des prêtres de paroisse, un moine, Lacordaire, y représentaient les intérêts religieux. Deux cents laïques au moins se proposaient de les suivre et beaucoup d’autres moins sûrs pourraient se rallier à ce groupe (...) Les trois quarts des neuf cents représentants du peuple étaient inconnus à tout le monde et d’eux-mêmes. De quel côté iraient-ils ? La majorité aspirait certainement à l’ordre (...) Le parti du désordre (anti-catholique, ndlr) grandissait à vue d’oeil. Déjà dans ses clubs et par ses journaux, il menaçait l’Assemblée. Celle-ci se défendrait-elle contre l’anarchie sans outrer la résistance ? (...) La première séance de l’Assemblée nationale eut lieu le 4 mai ; ce ne fut qu’un long cri : Vive la république (...) Qu’il y eût de l’emballement, c’est certain, et qu’on pût y signaler aussi du jeu, je suis d’humeur à le croire. Néanmoins, c’était sincère, même chez ceux qui pouvaient y mettre du calcul. Mais si tout le monde fut républicain, tout le monde n’adhérait pas à la même république” (98).
Ce texte est très intéressant. Quand l’autorité (en l’occurrence l’oligarchie) perd le contrôle de la société, perd son autorité, le pouvoir va à la “représentation populaire” : laquelle n’est qu’un amalgame d’idées sincères, mais totalement désunies, si bien que 900 personnes souhaitant l’ordre ne sont pas capables de s’entendre entre elles. De plus, comme par hasard, c’est le parti du désordre qui progresse “à vue d’oeil” et non pas celui de la vérité. On serait presque tenté de croire qu’ “en toutes choses qui ne naissent pas au hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action” ! Mais non. Pas du tout. Eugène Veuillot, comme Ozanam, comme bien d’autres, ne s’inquiète que d’une chose : il ne faut pas “outrer la résistance” au désordre. Qu’est-ce à dire ? Au lieu de voir que le désordre est produit parce que la représentation nationale est une institution d’idéalistes et qu’il est nécessaire que l’autorité soit détenue par un monarque ou par une oligarchie, l’auteur s’inquiète que l’on revienne à un pouvoir fort, à un pouvoir “incarné” dans une personne ou une minorité d’oligarques. Pour nos catholiques romantiques, “outrer la résistance”, c’est mettre en place un “pouvoir” qui en soit un, parce qu’ils sont trop sentimentaux pour se rendre compte que la représentation populaire n’institue pas du tout un pouvoir, et que s’il y a une assemblée de représentants, il n’y a pas pour autant de “pouvoir”. D’où le cri désespéré d’Ozanam affolé de ce qu’il y ait des “jeunes hommes d’état de 25 à 30 ans” qui remettent en cause la liberté de la presse et la représentation nationale ! Eugène Veuillot fait d’ailleurs une erreur révélatrice de cette ignorance totale des catholiques quant aux institutions : il affirme que “tous les systèmes, toutes les idées, toutes les aspirations... y comptaient des représentants. La Vérité était dans le même cas”.
Mais c’est une erreur : nous sommes dans une assemblée politique, dont l’objet est de donner des institutions à la France, une “constitution” et Eugène Veuillot considère que, parce que certains sont catholiques, ils sont la vérité. C’est mélanger les genres : la politique et la religion. Cette assemblée n’est pas la Sacrée Congrégation de l’Index. Son objectif n’est pas religieux, mais politique, institutionnel. Elle doit définir les moyens propres à réaliser le “bien commun”. Et Eugène Veuillot considère que, parce que l’on a la vérité religieuse, forcément on a la vérité dans une assemblée politique. Eh bien non ! Tous ces religieux ou laïcs catholiques qui sont démocrates, comme Ozanam par exemple, sont du parti de l’erreur et non du parti de la vérité, parce qu’ils sont incapables d’agir par science, de raisonner par les causes, par l’induction à partir des faits historiques pour proposer des institutions à la France. Etre dans la vérité religieuse ne les a pas empêchés d’être dans le mensonge politique, parce que croire en Dieu ne les dispense pas du travail de réflexion, de l’intelligence politique. Mais ils sont beaucoup trop imprégnés de leur temps, qui est le temps du matérialisme, du sentimentalisme et de l’idéalisme, pour voir cela.
C’est d’ailleurs ce qui rend le témoignage de Louis Veuillot très intéressant : on ne peut l’accuser d’avoir des idées préconçues, d’être partial quand il juge les effets de cette “institution” de la représentation populaire au pouvoir. Au bout de quatre mois de “pratique” de cette institution déduite des droits de l’homme, voyant l’insurrection éclater et l’anarchie menacer, il écrit : “...jamais personne n’a reçu de la sagesse et de la complaisance d’une grande nation plus de moyens de gouverner que les hommes qui sont depuis 4 mois au pouvoir. Ils ont été maîtres, maîtres absolus de toutes les forces du pays ; on leur a totalement abandonné la fortune publique, la loi, la force ; ils n’ont pas demandé au peuple un sacrifice, même déraisonnable, auquel tous les intérêts n’aient généreusement consenti.
Qu’ont-ils fait ? Des prodiges d’incapacité et peut-être de mauvaise foi”. Mais pourquoi donc ont-ils fait des prodiges d’incapacité, ceux-là même dont il a été dit qu’ils désiraient l’ordre sincèrement ? Parce qu’ils étaient dans une société sans pouvoir, sans tête, sans autorité. Il n’y avait pas de pouvoir institué, pas de direction, mais une dispersion de forces. Les prodiges d’incapacité étaient logiques. Il fallait s’y attendre, à condition aussi de savoir que le principe de la représentation populaire est une absurdité et non pas une institution, qu’elle avait été déduite des droits de l’homme et non induite sur des faits historiques ; mais il eût fallu, pour faire cette réflexion, connaître les principes politiques et la véritable histoire ; et malheureusement, depuis la Restauration et même avant, les catholiques les ignoraient.
Encore une fois, il fallut confier le pouvoir à un général pour ramener l’ordre (Cavaignac) et, en fin de compte, le retour à la tyrannie fut le moyen de supprimer le désordre issu du déséquilibre créé par l’absence de pouvoir. Napoléon III reprit le travail de son oncle. Mais avant de voir ce que fut l’empire quant au bien commun, il peut être intéressant de revenir sur un fait de la seconde république : certains pourraient nous juger partial de ne voir que son côté incapable, sans voir certaines mesures favorables à l’Eglise, tel le vote pour la sauvegarde des Etats Pontificaux et l’envoi de troupes obtenu par 470 voix contre 165, en octobre 1849. Ce serait là aussi se montrer “un peu sobre en matière d’analyse” que de voir dans ce vote la vertu de la représentation nationale ; et cela pour deux raisons. Tout d’abord, on peut se poser quelques questions quand on voit un voltairien tel que Thiers se déclarer, dans un brillant discours à Montalembert, en faveur de la souveraineté temporelle du Pape. En fait, si ce vote fut acquis, c’est parce que l’oligarchie voltairienne au pouvoir sous Louis-Philippe et présente encore après, dont Thiers est le plus illustre défenseur, a eu terriblement peur de la révolution de 1848, et a reconnu qu’elle pouvait trouver dans la religion le moyen de contenir les masses populaires. Tout cela reste dans la tradition des Lumières. Thiers secondant le Pape, c’est Voltaire envoyant les paysans de Ferney à la messe du dimanche. L’accord n’était qu’une question d’opportunité et Thiers le prouvera par son attitude plus tard. De plus la vertu, politique ou non, est l’habitude du bien. Un acte vertueux au milieu d’un océan d’incapacités prodigieuses ne fait pas une vertu. Et ce vote ne change rien au jugement que nous devons porter sur le principe de la représentation populaire qu’illustre l’incapacité de la seconde république.
Napoléon III incarne l’autorité : c’est le retour d’une institution qui donne une tête à la société, seul moyen de sortir du désordre provoqué par la déduction révolutionnaire qui voulait donner, au nom des droits de l’homme, l’autorité - ou le contrôle de l’autorité (ce qui revient au même) - à une représentation populaire. Malheureusement, Napoléon III n’est qu’un opportuniste. Comme le dit Mgr Pie : “Les Tuileries seront ultramontaines jusqu’au sacre, s’il a lieu, cette disposition n’ira pas au-delà” (99). S. Rials écrit “...prisonnier comme le régime de Juillet de ses origines, l’empire n’allait pas pouvoir durablement donner satisfaction aux catholiques, ni à l’intérieur, ni surtout à l’extérieur” (100).
Mais si Mgr Pie avait prévu le double jeu de Napoléon, Louis Veuillot ne l’avait pas vu. Or, avec Napoléon III, c’est encore l’oligarchie qui revient au pouvoir, notamment avec les saint-simoniens, comme l’a fait remarquer Régine Pernoud. Mais avant d’étudier les conséquences de ce pouvoir de l’oligarchie sous son aspect économique, il est intéressant d’écouter Louis Veuillot juger les effets de l’empire pour ce qui a trait à la religion. Dès 1856, les actes de Napoléon III ne sont déjà plus du tout ceux du Charlemagne pour lequel il s’était fait passer lorsque en 1851 il avait eu besoin des votes catholiques pour prendre le pouvoir définitivement. (Nous avons vu que Louis Veuillot avait chaleureusement accordé sa voix, qui était celle de L’Univers et de milliers de catholiques (cf. note 89).
En 1856 donc, l’empereur suivait déjà en Italie la politique des révolutionnaires italiens contre les Etats Pontificaux et Naples. Eugène Veuillot raconte que Louis Veuillot lui-même sentit cette évolution : “La phase conservatrice, presque catholique, du second Empire touchait à sa fin. Ce ne fut pas tout de suite un changement de politique bien marqué, mais au-dedans comme au-dehors, on commença d’obliquer à gauche” (101).
Les oligarques effrayés par la révolution de 1848 avaient eu besoin des catholiques pour ramener l’ordre. Napoléon III avait permis un retour à la fois d’un pouvoir fort et susceptible de donner le change aux catholiques. Une fois l’ordre rétabli, on revient aux sources, c’est-à-dire au bien commun des droits de l’homme, en Italie, puis en France, puis contre l’Autriche pour la Prusse, etc. suffisamment en douceur pour éviter de se trahir trop vite. On commence par laisser agir la presse violemment anti-religieuse et l’on brime les journaux catholiques tels que L’Univers : “D’autre part, la presse révolutionnaire et libre penseuse, forcée au respect sur le terrain politique, (au respect de Napoléon III, ndlr) reconquérait la liberté de tout dire contre le clergé, l’Eglise et les moeurs. Le Siècle pouvait, sous l’oeil mi-clos et bienveillant du ministère de l’intérieur, attaquer à coeur joie la religion (...) A peu près sûr de l’impunité, Le Siècle redevint contre les hommes et les choses de la religion ce qu’il avait été au temps de Louis-Philippe et de la deuxième République (...) L’Univers signale carrément la marche du Siècle et n’arrête rien. Tout au contraire, ce fut à lui qu’on s’en prit” (102).
Tout ceci va de pair avec la politique de Napoléon III : “Louis Veuillot (...) voyait bien, et le disait, que par divers ministres et une partie de l’entourage impérial, les idées révolutionnaires gagnaient du terrain... Quantité de petits faits montraient qu’on allait à gauche. Louis Veuillot le signalait (...) il disait (...) ‘nous allons mal ; notre Napoléon de qui j’espérais tant, m’a bien l’air de n’être qu’un Louis-Philippe perfectionné (...) Les gens dont l’empereur s’entoure le trahissent sans le vouloir par la seule pente de leur nature basse et inepte, mais un souverain est toujours entouré comme il veut l’être et répond toujours de son entourage...’ ” (103). Mais le voyage en Bretagne (à Sainte-Anne d’Auray) de “Louis-Philippe perfectionné” redoublant de mensonges aux catholiques, ravive l’enthousiasme de Louis Veuillot qui, décidément, reste impérialiste impénitent (cf. note 88). Parlant de l’entourage révolutionnaire de Napoléon III, Eugène Veuillot constate que “dès que l’empire fut fait, c’est-à-dire dès que le coup d’état eut réussi, cette mauvaise troupe se mit, sans être appelée, au service du maître...” (104).
Au sujet de la politique révolutionnaire de l’empire contre les Etats Pontificaux, Louis Veuillot se rend compte que le gouvernement de Napoléon III est celui du mensonge : “Il est difficile de comprendre pourquoi, tandis que l’on prodigue officiellement au Souverain Pontife tant de marques de respect, à son gouvernement tant d’assurances de bon vouloir, il est permis officiellement aussi à un personnage comme M. About d’insulter la personne même du Souverain Pontife et de diffamer son gouvernement (...)
Mais voici quelque chose de plus incompréhensible encore et qui nous semble aussi étrange que malheureux. On presse les évêques de demander des prières au peuple chrétien, et en même temps on accorde à un chétif écrivain, amuseur de profession et blasphémateur public, la permission de hurler en France, non seulement des injures contre le chef de la famille chrétienne, mais (...) des diatribes vulgaires contre les dogmes fondamentaux du catholicisme” (105).
Devant les récriminations de Louis Veuillot à constater de telles choses, le ministre de l’intérieur lui envoie un avertissement où nous trouvons entre autres ceci : “Considérant enfin que le même article (de Louis Veuillot, ndlr) contient une attaque et un outrage contre l’origine du pouvoir que l’Empereur a reçu du suffrage universel...” (106). Et le pire, c’est que Louis Veuillot se défendra d’avoir attaqué les “droits que l’empereur tenait du suffrage universel” (cf. note 86) ! Si Louis Veuillot avait été un peu moins indifférent aux formes du gouvernement, avait su “qu’en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”, il aurait compris que dès l’origine, l’empire était révolutionnaire, qu’il n’y avait de Charlemagne que dans la tête de ceux qui croyaient à Napoléon III, mais surtout pas dans la tête de ce dernier ! Les paroles de Louis Veuillot lui-même révèlent son incapacité à relier les effets à leur cause parce qu’il ignorait principe inductif et histoire : “Si nous ne pouvons comprendre comment les révolutionnaires en sont là, nous comprenons du moins parfaitement le ton superbe avec lequel ils nous parlent. Les choses étant ce qu’ils disent et telles qu’on les voit maintenant, ils sont victorieux, nous sommes battus, rien de plus clair et l’Eglise catholique plus menacée qu’en 1848...” (107).
Encore une fois, on serait tenté de croire que “la forme est nécessairement la fin de l’action”, de croire que dans l’institution où “la nation intervient seule ou à titre de partie”, “dans le pacte, il y a l’amorce d’une dualité des pouvoirs qui (...) ne manquera pas d‘influencer sur le régime tout entier”, que ce pacte où intervient la nation avec la désignation de l’autorité et son contrôle par ses représentants est une forme institutionnelle réclamée par les Lumières matérialistes, que sa fin est anti-catholique. Le constat d’Eugène Veuillot sur l’empire révolutionnaire nous engagerait à la même réflexion. Ainsi, il écrit : “Napoléon III ne retira pas nettement sa parole, mais il la laissa violer, et l’histoire dira que c’était convenu” (108). Les principes politiques auraient pu lui dire aussi que c’était convenu dans l’histoire passée, dans les faits, dans l’expérience, ce qui lui aurait évité de prendre Napoléon en 1851 pour un nouveau Charlemagne. Mais il y avait tellement longtemps que les catholiques avaient oublié et induction et histoire ! Toute la politique de Napoléon III en Italie sera éminemment, mais très sournoisement, révolutionnaire, faite de concessions successives, toujours à chaque fois “cédées” pour “calmer les esprits” et satisfaire “les justes revendications populaires”, si bien que du Piémont d’où elle était partie en 1848, la révolution arrivait à Rome en 1870. Et l’Italie n’est qu’un cas particulier des réalisations de Napoléon III, révolutionnaire aussi bien en France qu’en Europe (notamment avec l’essor de la Prusse protestante contre l’Autriche catholique). Et Louis Veuillot constate encore : “Au fond, la Révolution a regagné du terrain (...) ” (109). Mais, nous l’avons vu, Louis Veuillot, même en 1870 et en 1875, ne comprendra pas l’origine de son erreur politique contre les institutions : il est d’ailleurs assez révélateur de le voir dénoncer certains actes tel que la suppression de L’Univers comme des actes “césariens”. Louis Veuillot est trop imprégné par le XIXe siècle romantique, par ses idées de liberté contre l’absolutisme, pour la démocratie universelle etc. : il ne se rend pas compte du mal institutionnel.
L’empire fut donc réellement une avancée de la révolution, au dire d’un de ses juges les plus impartiaux. Nous avons vu jusqu’ici les effets contre la religion, par le haut. Mais il est intéressant de constater aussi que, logiquement, le maintien d’institutions de forme révolutionnaire a eu des conséquences dans les domaines matériels, qui touchent aussi toute la société. L’empire de Napoléon III se place dans la droite ligne de la monarchie de Louis-Philippe. Au XVIIIe siècle, le changement de bien commun avait été exigé par une nouvelle classe de capitalistes, richissimes financiers et parlementaires, ayant adopté la “philosophie des Lumières”, et cette revendication s’était effectuée au nom de la nation par ceux qui s’en instituaient les représentants contre l’absolutisme de la monarchie très-chrétienne.
Au XIXe siècle, après le suicide monarchiste de 1830, cette classe de capitalistes financiers matérialistes arrive enfin au pouvoir et entreprend une déchristianisation, ou plutôt une décatholicisation (la nuance a son importance) qui se poursuit avec Napoléon III. Mais cette lutte contre l’Eglise n’est que l’aspect religieux de ce phénomène du changement de bien commun. Il y a aussi des implications économiques, matérielles au niveau de la société tout entière. On trouve les linéaments de ces implications déjà au XVIIIe siècle.
Nous avons cité Paul del Perugia à ce sujet, concernant les débuts de l’industrialisation. La philosophie des Lumières méprise le peuple et les débuts de l’essor industriel en Angleterre a révélé vers quelle nouvelle forme d’esclavage se dirigeait la société des Lumières : “Pour désespérer légalement les pauvres, pour exploiter institutionnellement la servilité qu’impose nécessairement la pauvreté, l’Etat devait être laïcisé et ne plus jamais employer le mot “sacré” que pour défendre la propriété (...) Le Bien-Aimé constatait qu’en Europe les manufacturiers - et déjà en France ceux de Lyon et de Rouen - dévoraient légalement non pas des esclaves noirs mais des paysans déracinés qui mendiaient des emplois à des conditions pires que les esclaves d’Afrique (...) Nos ‘philosophes‘ de l’amour du peuple cachaient à notre opinion l’horreur de ces bagnes”.
Maintenant que sont réalisées dans les institutions ces réformes exigées par les Lumières contre l’absolutisme pour la représentation populaire, maintenant que la politique est aux mains des matérialistes, quelles sont les implications sociales de la toute puissance de l’économie ? Régine Pernoud, dans son livre Histoire de la bourgeoisie en France, trace un tableau assez complet de ces transformations économiques. Elle constate tout d’abord la similitude entre 1789 et 1830, deux révolutions effectuées par la bourgeoisie matérialiste : “A. Bardoux, dans un jugement d’une parfaite pénétration (notait) : ‘A cinquante années de distance, ils étaient au fond les mêmes hommes, ceux qui réclamaient à grands cris le rappel de Necker... et ceux qui protestèrent contre les ordonnances et se battirent sous le soleil de Juillet contre les Suisses devant la colonnade du Louvre. Deux fois, ils furent les maîtres du pays : après la prise de la Bastille et en 1830’ ” (110).
Comme il fallait s’y attendre, ceux qui rejetaient l’égalité devant l’impôt, maintenant qu’ils sont au pouvoir, ne sont plus gênés du tout pour accroître leurs privilèges : c’est ainsi que R. Pernoud fait très pertinemment remarquer que, si les ouvriers se voient rigoureusement interdire toute espèce d’association, les patrons, eux, ont leur syndicat : “...l’on pourrait s’étonner aussi de voir que les principes de liberté, si âprement proclamés on le verra, lorsqu’il s’agit des moyens financiers ou des contrats de travail, s’effondrent et disparaissent en d’autres circonstances. C’est ainsi que toutes les associations ouvrières sont vigoureusement combattues comme contraires à la liberté du travail et pouvant ressusciter les anciennes corporations. Mais les associations patronales, elles, se forment au grand jour, sans être aucunement inquiétées par l’Etat” (111). La grève, où les ouvriers s’associent, est réprimée, et durement, par l’armée au service des oligarques. Les patrons, eux, peuvent décréter un lockout.
Comme le constate R. Pernoud, réfuter le droit d’association sous prétexte de liberté, c’était livrer les ouvriers pieds et poings liés aux financiers : “Que cette liberté fût une fiction, qu’il n’y ait aucune commune mesure entre celui qui, pour vivre, ne possède que ses bras, et celui pour qui une différence dans le prix du travail ne se traduira que par un bénéfice plus ou moins important, ne semble pas avoir effleuré les esprits de la moyenne ou de la haute bourgeoisie”. (112), surtout que les patrons ont le droit de tricher avec la loi et reçoivent l’appui de l’armée pour écraser les ouvriers.
Les ouvriers les imitent en essayant de s’associer pour résister aux conditions de plus en plus dures qui font d’eux des esclaves : “Des études approfondies ont été faites, constatant la situation générale du monde ouvrier en 1830 (...). En 1830, les salaires ouvriers marquent une baisse, tandis que les subsistances haussent en moyenne de 17 % entre 1826 et 1847 (...) Les statistiques officielles elles-mêmes confirment qu’en 1840, 950 francs sont nécessaires à un ménage d’ouvriers parisiens : or, sur 27 professions, dix ne lui permettent pas d’arriver à ce taux minimum ; partout où des études de détail ont été faites, elles confirment ces constatations. L’étude de Vidalenc sur les salaires des rubaniers de Lieuvin établit que ceux-ci tombent de 1,50 F à 0,90 F, celui des fileurs passe de 2,75 F à 1,25 F. Cela pour une journée de travail qui s’étire parfois sur 18 heures” (113). “Ainsi assiste-t-on pendant toute cette période de la monarchie de Juillet à un durcissement des rapports entre patrons et ouvriers (...).
De la liberté découle l’abaissement des salaires motivé par une de ces lois naturelles, également intangibles, que représente la loi de l’offre et de la demande. Et la conviction s’établit, solide comme un dogme religieux, que si une partie de la société souffre en conséquence de lois naturelles, personne n’y peut rien (...) Les conditions de travail cependant se faisaient chaque jour plus dures” (114).
“Pendant la monarchie de Juillet, en réalité, s’étale au grand jour un fait nouveau dans les annales de l’histoire, tout au moins de l’histoire de France. Désormais, qui dit ‘travail manuel’ dit ‘misère’. Jusqu’alors, les travaux d’Aynard en particulier ont appuyé ce fait, ceux qu’on a appelés ‘les pauvres’ et qu’on a dû assister par charité n’avaient jamais été les travailleurs eux-mêmes - sauf période exceptionnelle : temps de famine, de guerre ou d’épidémie - mais ceux qui ne pouvaient travailler : les infirmes, les malades, les aliénés. Même du temps de saint Vincent de Paul, lorsque les conditions de travail étaient dures, le travailleur n’avait jamais eu besoin d’être assisté. Les oeuvres d’assistance n’ont secouru que ceux qui, pour des causes accidentelles, étaient tombés dans la misère, précisément parce qu’ils ne pouvaient plus travailler (...) Avec le règne de la bourgeoisie s’ouvre un temps durant lequel travail signifie misère (...) Dans le département du Nord, à l’époque, 163 000 ouvriers, sur une population ouvrière de 224 000, sont inscrits au Bureau de Bienfaisance”. Buret écrit : “Nous affirmons, et il suffit de parcourir une ville de grande fabrique pour s’en convaincre, que la population ouvrière a été abandonnée corps et âme, sans condition, au bon plaisir de l’industrie, qu’il n’existe aucune espèce de lien moral entre le maître et l’ouvrier” (115). Comme le constate aussi Georges H. Dumont : “Les sophismes de J.J. Rousseau, les illusions du libéralisme manchesterien, le droit pour tout homme d’agir à sa guise, la loi de l’offre et de la demande, toutes ces naïvetés et tous les cynismes avaient abouti à l’écrasement des faibles et des petits... La misère en temps de crise économique était atroce...” (116).
L’arrivée de Napoléon III au pouvoir ne change rien à ce fait. Seulement, l’oligarchie tire la leçon des faits : on ménage l’opinion catholique, on aménage Paris avec Haussmann ; mais la guerre continue contre toute autorité, tout principe qui se voudrait supérieur à l’économie ; contre toute remise en cause des privilèges. Le mépris et le rejet du monde ouvrier s’accentuent.
R. Pernoud rappelle cette montée en puissance du capitalisme sous l’empire : “Comme le fait remarquer l’historien du second empire, Marcel Blanchard, la remarquable poussée d’affaires du régime impérial serait inintelligible si l’on ne se référait à ce vaste mouvement apparemment entré dans l’oubli à cette époque, en fait s’incarnant alors, et pour la première fois, vraiment dans les faits, grâce à un groupe d’hommes comprenant avant tout des financiers (...) et des capitaines d’industrie de formation polytechnicienne... Celui-ci (Napoléon III, ndlr) sera l’homme de la bourgeoisie industrielle…’ ” (117).
Il ne s’agit pas, bien évidemment, de dénoncer l’essor économique, mais le fait que l’on ait accordé la première place à l’économie et non à la politique. C’était réaliser le voeu de la philosophie matérialiste des Lumières avec les conséquences que l’on sait : l’égoïsme aboutissant à l’exploitation des plus faibles au profit des oligarques. Bon nombre d’auteurs ont écrit sur ces conditions de vie inhumaines des ouvriers. L’ouvrage La vie des ouvriers à Lille au XIXe est très intéressant à cet égard (118). La loi de l’offre et de la demande était une utopie : il fallait un arbitre, une autorité pour juger entre les parties.
C’était sous la monarchie très-chrétienne le rôle du roi “absolu”, indépendant des factions.
Avec l’arrivée de l’oligarchie au pouvoir, on institutionnalise cette loi de l’offre et de la demande, sous couvert de liberté. Et là aussi, on aboutit au mensonge, car le déséquilibre qui en résulte (syndicats ouvriers contre syndicats patronaux) est résolu en fait par la haute finance capitaliste en sa faveur, parce qu’elle tient le pouvoir.
Elle est à la fois juge et partie, et l’on envoie l’armée faire des répressions, des déportations. On l’a vu en 1848, en 1871 et à bien d’autres moments. Vraiment “la bourgeoisie déchristianisée” est devenue “plus féroce pour le peuple que le More de Venise”.
Vraiment, Louis XV avait été prophète quand il avait répondu au courtisan qui lui suggérait la réunion des Etats Généraux : “Je ne suis pas sanguinaire, mais si j’avais un frère et qu’il fût capable d’ouvrir un tel avis, je le sacrifierais dans les 24 heures à la durée de la monarchie et à la tranquillité du royaume”.
Car, effectivement, la tranquillité du royaume a bel et bien disparu. Il n’y a plus d’harmonie entre les différents éléments de la société.
Les rapports se durcissent entre patrons et ouvriers.
La société est brisée en deux. La répression de 1848 fut impitoyable : “L’insurrection allait être matée par lui (Cavaignac) avec la même vigueur cruelle que les précédentes insurrections populaires de Lyon et de Paris. Suivit une répression qui faisait déjà présager celle qui succédera à la commune : 25 000 arrestations, des exécutions par centaines, des déportations par milliers” (119).
Au moment de la commune, Thiers, voltairien athée, capitaliste matérialiste des Lumières comme il y en eut peu, fut cynique au point de laisser empirer le plus possible l’insurrection des ouvriers pour, ensuite, rendre la répression impitoyable et empêcher toute solution à l’amiable : après la commune, l’opposition est broyée, au sens propre et figuré, et Thiers se retrouve maître du moment, et avec lui, c’est toujours l’oligarchie matérialiste qui tient le pouvoir.
R. Pernoud écrit : “...il n’eût tenu qu’à Thiers de sauver l’archevêque de Paris, Mgr Darboy, que les communards proposaient d’échanger contre Blanqui, emprisonné avant l’insurrection. Mais Thiers ne donna pas la moindre réponse à cette proposition et on peut penser qu’il accepta l’emprisonnement de Mgr Darboy d’un coeur aussi léger que le sac de l’archevêché auquel il avait assisté en personne en 1831”. Cynique aussi quand il écrit, après la boucherie effectuée par le général de Gallifet : “Le sol est jonché de leurs cadavres : ce spectacle affreux servira de leçon”. Il aurait dû servir de leçon aux capitalistes matérialistes, pas aux ouvriers.
Certains feront remarquer que notre accusation contre le matérialisme des Lumières, comme cause de ce que les capitalistes du XIXe siècle acculent leurs employés à la misère de la manière la plus scandaleuse, est beaucoup trop simpliste, car il y a eu aussi des capitalistes catholiques qui, a priori, n’étaient pas des matérialistes. Cette remarque appelle une observation sur un point fondamental. Il est vrai que même les capitalistes catholiques qui firent le plus pour les oeuvres de charité au XIXe siècle n’étaient pas justes cependant envers leurs employés. Les ouvriers avaient bien raison dans leurs revendications : le travail doit faire vivre, la charité n’est pas une rémunération. Et pourtant, nous n’accuserons pas les patrons catholiques, ceux au moins qui ont fait le maximum pour soulager la misère ouvrière par la charité. Pourquoi ?
Notre remarque sera ici exactement la même que celle que nous avons faite au sujet de Villèle sous la Restauration : la société humaine est une société politique régie par les institutions, et sous la Restauration déjà, la malice de ces institutions avait obligé l’homme politique Villèle à agir par malice, quoiqu’il fût vertueux au point de vue personnel, au point de vue de la “monastique”. Ainsi, ce n’est pas à l’homme que nous reprocherons “la perte des sentiments d’honneur”, c’est aux institutions. Aux hommes, nous pouvons reprocher de n’avoir pas su remédier au mal institutionnel. Pendant tout le XIXe siècle, ce sera la même chose : le mal est institutionnel. Il donne le pouvoir à une infime minorité d’oligarques matérialistes qui se servent de la législation et de la force pour assurer leur domination à laquelle nous devons la misère ouvrière. C’est l’Etat qui n’a plus joué son rôle d’arbitre, mais qui a été accaparé par une petite partie des agents économiques. Or les patrons catholiques, en tant que patrons, ne pouvaient rien changer à ce fait : ils ne pouvaient que suivre, plus ou moins, l’économie de leur temps. Payer les ouvriers à leur juste salaire les eût probablement conduits à la ruine. La morale individuelle ne saurait remplacer l’absence des institutions. C’est justement pour cela qu’il y a des institutions. Les patrons catholiques, personnellement, ne pouvaient suffire à remédier au mal de la législation : le mal était institutionnel, le remède aussi. Ce que nous pouvons faire - et que nous faisons ici - c’est dénoncer l’incapacité des catholiques à condamner le mal institutionnel qui permettait ce scandale de la misère ouvrière. Voilà ce qui nous permet de dénoncer le matérialisme des Lumières, même chez les patrons catholiques, comme nous avons dénoncé le jacobinisme du royaliste Villèle.
Les révoltes ouvrières ne sont que le paroxysme de cette brisure de la société. Cette misère imposée à des millions d’individus, de familles, a eu des conséquences désastreuses au point de vue humain : que de misères morales en ont découlé !
Que faut-il retenir de tout cela ?
1830 marque l’arrivée au pouvoir de l’oligarchie issue du XVIIIe siècle.
1848 n’est pas une rupture, au contraire. Pendant 40 années, de 1830 à 1870, on voit la réalisation du bien commun des Lumières avec les conséquences sociales que cela inclut : d’une part la déchristianisation ; d’autre part, la scission de la société qui atteindra son apogée sous la Commune. Ceci a été rendu possible par la mise en place d’institutions déduites des droits de l’homme : la représentation populaire qui sert, en fait, à institutionnaliser le mensonge puisque le pouvoir appartient, en réalité, à l’argent, à la presse, à l’oligarchie. Louis-Philippe et Napoléon III ne sont là que pour servir l’oligarchie.
Mais si nous voyons ainsi la victoire du système politique matérialiste, il n’en reste pas moins que certains, et ils sont nombreux, refusent le matérialisme : ce sont les catholiques. Que font-ils?
Logiquement, ils devraient chercher à mettre en place des institutions dont la forme permette la réalisation du bien commun, du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui soient autres que celles réclamées, défendues, améliorées par les défenseurs des Lumières. Or, ce n’est pas le cas. Non seulement ils ne remettent pas en cause ces institutions, mais ils sont divisés entre eux. A quoi cela est-il dû ?
A l’habitude d’agir en politique plus par sentiment que par science. Ainsi avaient été adoptées par les royalistes les institutions déduites des droits de l’homme, déjà sous la Restauration. Au mieux, ceux qui avaient de solides traditions politiques familiales et que la Providence a placés près du prince restent attachés à sa personne, mais cette situation ne pouvait durer. Une fois le prince exilé, pour l’immense majorité des Français, qui n’ont ni vu ni connu Charles X, et encore moins Henri V, quels sentiments pourraient les attacher à la monarchie ? Même ceux qui ont de bonnes traditions familiales finissent pas les perdre peu à peu. Les talents oratoires d’un Berryer ou d’un Chateaubriand peuvent émouvoir les sentiments, mais il sera toujours plus exaltant de suivre un Napoléon, un Boulanger ou n’importe quel autre tribun applaudi par une foule délirant aux accents de la marseillaise que de suivre un souverain exilé que l’on n’a jamais vu et que l’on ne verra sans doute jamais, dont on ignore la raison d’être, parce que l’on ignore les principes de la science politique, dont l’acquisition nécessite l’effort de l’intelligence plus que les sentiments. Il y a là l’explication de la transformation si rapide de la France légitimiste de 1830 en une France bonapartiste de 1851. Comme le prouve Gustave le Bon, la foule est toujours menée par les sentiments (120). Jacques Bainville l’affirmait également : “ La foule n’a pas d’idées personnelles et ne fait qu’accepter les modes ” (121). Malheureusement, les catholiques aussi, même leurs chefs, ne firent que suivre les modes politiques.
Et ce sentimentalisme s’est trouvé d’abord chez les légitimistes, et a nui en tout premier lieu à leur cause : plus on avance dans le XIXe siècle, plus les sentiments envers Charles X s’effacent, tandis que Napoléon III, à cheval entre Charlemagne et Napoléon Ier, a tout pour exalter et frapper l’imagination des Français.
Et les catholiques, à la suite de leurs chefs, Veuillot, Montalembert, Ozanam, etc. furent incapables de rétablir le bien commun catholique, parce qu’ils n’en prenaient pas les moyens institutionnels. Ils ne firent que suivre les “ mouvements de rêve et d’imagination de 1789, 1830, 1848 ”. La débandade de la Restauration n’a fait que s’amplifier. Il suffit de lire les paroles d’Ozanam, du Père d’Alzon, de Donoso Cortès, de Montalembert, de Lacordaire, de Veuillot, de Berryer, de Chateaubriand, etc. déjà citées : pas un seul qui dénonce la supercherie de la représentation nationale et qui cherche à rétablir un pouvoir absolu ; au contraire, qui plus, qui moins, ils proclament la nécessité d’une représentation du peuple. Par le fait, ils héritaient de l’impuissance politique de ces institutions débiles parce que déduites et non induites sur des faits, et de plus déduites des droits de l’homme ! Leurs adversaires, eux, n’y avaient jamais cru [Ex: lettre à Damilaville où Voltaire juge “à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit. Il n’est pas digne de l’être, Manifeste p. 128.] Ils savaient trop bien comment s’en servir, bien mieux que Villèle lui-même. La loi de ces matérialistes était le mensonge justifié par l’égoïsme issu de la philosophie des Lumières.
Nous ne pouvons que regretter amèrement les divagations de ces catholiques luttant désespérément contre les effets du mal social matérialiste, dont ils chérissent les causes institutionnelles, tel Ozanam fondant les conférences de Saint Vincent de Paul pour soulager l’effroyable misère des esclaves des oligarques, mais défendant ardemment les institutions qui en ont été la cause, en donnant le pouvoir aux oligarques : les institutions parlementaires, le mensonge institutionnel. L’impuissance des catholiques, nous en savons les racines ; elles sont profondes, très profondes même : c’est l’absence de science, la prédominance de l’instinct ; c’est le romantisme politique, “ce fléau” disait l’abbé Roussel. A Joseph de Maistre affirmant dès 1793 “Sachez être royalistes : hier c’était un instinct, aujourd’hui, c’est une science”, Mgr Pie, 60 ans plus tard, répond que le conseil n’a pas été écouté : “Pas plus à partir de 1830 que de 1792 à 1815, les hommes bien pensants n’ont pu parvenir à bien penser... Depuis vingt ans qu’il y a des cercles catholiques (...) qu’est-il sorti de là ? Des jeunes gens chrétiens à la manière du XIXe siècle, en assez bon nombre, mais des esprits fermes, des hommes pratiques, le parti catholique n’en a pas plus préparés que le parti légitimiste” (122).
Jugement terrible, mais qui confirme exactement ce qui a été affirmé plus haut : les catholiques se sont révélés incapables d’agir sur la société de leur temps, sur la politique parce qu’ils n’agissaient pas par science. La politique est une science pratique, et il n’y avait pas de catholiques pratiques, politiques.
C’est ce qui nous a permis de parler de la “non-réaction” catholique face à la mise en place des institutions des Lumières révolutionnaires. Il y a eu des réactions catholiques contre les effets de ces institutions, certes. Il y a eu une floraison d’oeuvres catholiques admirables de 1830 à 1870, pour la charité intellectuelle et matérielle ; leur énumération serait longue. Mais il a manqué la réaction contre la cause des maux auxquels ces oeuvres sont destinées à remédier, causes qui étaient institutionnelles.
Or, “on ne contrôle comme on ne soigne utilement que les causes, et non les effets”.
Références (chapitre IV)
(1) M. Capefigue, Richelieu.
(2) Marquis de Roux, La Restauration, p. 455, Arthème Fayard, Paris, 1930.
(3) Marquis de Roux, op.cit. p. 451.
(4) Marquis de Roux, op.cit. p. 455.
(5) Louis de Bonald, La vraie Révolution, p. 91, Clovis, Etampes, 1997.
(6) Charles Maurras, OEuvres capitales, p. 71-74, Flammarion, Paris, 1954.
(7) Charles Maurras, op.cit. p. 40.
(8) Marquis de Roux, op.cit. p. 458.
(9) Marquis de Roux, op.cit. p. 459.
(10) Stéphane Rials, Révolution et Contre Révolution au XIXe siècle, p. 123-124, DUC/Albatros, Paris, 1987.
(11) Stéphane Rials, op.cit. p. 123.
(12) Henry Coston, Les financiers qui mènent le monde, p. 73, Publication Henry Coston, Paris, 1989.
(13) Yves Griffon, Charles X, p. 276, Pierre Gauthier éd, 1988.
(14) Jacques Bainville, Réflexions sur la politique, p. 18, Dismas éd, Belgique.
(15) Yves Griffon, op.cit. p. 251.
(16) Stéphane Rials, op.cit. p. 153-155.
(17) Jacques Bainville, op.cit. p. 53.
(18) Stéphane Rials, op.cit. p. 220-228.
(19) Stéphane Rials, op.cit. p. 229.
(20) Charles Maurras, op.cit. p. 67.
(21) Pierre Gourinard, Les royalistes français devant la France dans le monde, 1820-1859, thèse de
doctorat, Faculté des Sciences humaines, 1987, Poitiers, Lacour éd, 1992.
(22) Pierre Gourinard, op.cit. p. 517.
(23) Pierre Gourinard, op.cit. p. 274.
(24) Pierre Gourinard, op.cit. p. 220-221.
(25) Pierre Gourinard, op.cit. p. 513.
(26) Pierre Gourinard, op.cit. p. 664.
(27) Marquis de Roux, op.cit. p. 381-383.
(28) Charles Maurras, op.cit. p. 31.
(29) René Leguay, Libéralisme et catholicisme. Série de douze articles parus dans “L’ordre social chrétien”, organe officiel de la Ligue Apostolique des Nations. Extrait du 2e article, paru dans le n° 18, avril-juin 1936, p. 31-32.
(30) Jules Chaix-Ruy, Donoso Cortès – théologien de l’histoire et prophète, p. 56-57, bibliothèque des
archives de philosophie, Beauchesne, 1956.
(31) Jules Chaix-Ruy, op.cit, p.163.
(32) Chanoine Marcel Bruyère, Le cardinal de Cabrières, p. 14, Cèdre éd, 1956.
(33) Mgr Baunard, Frédéric Ozanam, p.172, Ancienne librairie Poussielgue, Paris, 1913.
(34) Mgr Baunard, op.cit. p. 395.
(35) Mgr Baunard, op.cit. p. 448
(35 bis) Certains s’étonneront sans doute de nous voir affirmer que les partisans des Lumières avaient une vision pratiquement idéalisée du Moyen-Age : il faut en effet opérer une distinction. Il est bien évident que, parce que catholique, le Moyen-Age passait pour un temps d’obscurantisme. Mais – et nous l’avons vu - cela n’empêchait pas les parlementaires de rechercher dans le haut Moyen-Age la justification de leur revendication sur leur rôle de représentation de la nation etc. : ils avaient de ce temps une vision idéalisée autant que celle de Rousseau dans le Contrat social où le peuple réuni en assemblée exprime ses volontés, élit ses représentants, etc. C’est cela qui est idéalisé chez les parlementaires des Lumières dans leur vision du Moyen-Age et c’est cela que dénonce Michel Antoine dans l’expression “songeries pseudo-historiques”. Il s’agit surtout d’une idéalisation institutionnelle politique. C’est cette vision que reprendront à leur compte Chateaubriand et d’autres, tel Ozanam. Ils y ajoutaient un peu du leur, parce que eux étaient catholiques.
(36) Mgr Baunard, op.cit. p. 208.
(37) Mgr Baunard, op.cit. p. 371-372.
(38) Mgr Baunard, op.cit. p. 373.
(39) Mgr Baunard, op.cit. p. 378.
(40) Mgr Baunard, op.cit. p. 385.
(41) Mgr Baunard, op.cit. p. 411.
(42) Mgr Baunard, op.cit. p. 416.
(43) Mgr Baunard, op.cit. p. 415.
(44) Mgr Baunard, op.cit. p. 375.
(45) Mgr Baunard, op.cit. p. 509.
(46) Pierre Gourinard, op.cit. Annexes VI-VII-VIII.
(47) Stéphane Rials, op.cit. p. 163.
(48) Stéphane Rials, op.cit. p. 165.
(49) Mgr Baunard, op.cit. p. 361.
(50) Mgr Baunard, op.cit. p. 378.
(51) Mgr Baunard, op.cit. p. 373.
(51 bis) In Kiel et Tanger, p. 377, Paris, NLN, 1914.
(52) Stéphane Rials, op.cit. p 198.
(52 bis) Eugène Veuillot Louis Veuillot, en 4 tomes, tome I (1813-1845), 542 pages, 1903, et tome III
(1855-1869), 602 pages, 1904 : Victor Réaux éd, Paris 6e. Tome II (1845-1855), 578 pages, 1913,
et tome IV (1869-1883), 785 pages, 1913 : P. Lethielleux éd, Paris.
(53) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 104 à 108.
(54) Louis Veuillot avait fait paraître l’encyclique Nullis certe verbis de Pie IX, alors que sa publication
avait été interdite.
(55) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 313.
(56) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 319 à 345.
(57) Louis Veuillot, Mélanges religieux, politiques, historiques et littéraires, tome VI p. 96.
(58) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 368.
(59) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 144.
(60) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 380.
(61) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 380.
(62) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 511.
(63) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 554.
(64) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 548.
(65) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 610-611.
(66) Stéphane Rials, op.cit. p. 201.
(67) Les Mélanges sont un recueil de ses meilleurs articles, effectué par Louis Veuillot lui-même. Il y en
a 22 volumes.
(68) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 207.
(69) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 329.
(70) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 346.
(71) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 417.
(72) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 362.
(73) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 625.
(74) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 657.
(75) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 555.
(76) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 494.
(77) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 89.
(78) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 213.
(79) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 214.
(80) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 317.
(81) Rome pendant le concile, tome I, p. LXVI.
(82) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 378.
(83) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 227.
(84) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 268.
(85) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 288.
(86) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 274.
(87) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 295-296.
(88) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 31.
(89) Louis Veuillot, Mélanges religieux, politiques, historiques et littéraires, tome VI p. 96. Relations du journal l’Univers avec Napoléon III, 28 octobre 1871.
(89 bis) Démosthène, 1re Philippique, cité par Charles Maurras, in “Kiel et Tanger”, p 181, NLN, Paris, 1914.
(90) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 271.
(91) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 234.
(92) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 306.
(93) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 254.
(94) Henri Poincaré, La valeur de la science, p. 19, Bibliothèque de philosophie scientifique, Ernest Flammarion éd. 1932.
(95) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 494.
(96) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 78.
(97) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 158-161.
(98) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 237-238-239.
(99) Chanoine Catta, La doctrine politique et sociale du cardinal Pie, p. 289-295, N.E.L. Paris 1959.
(100) Stéphane Rials, op. cit. p. 201.
(101) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 33.
(102) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 57-58.
(103) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 203-204.
(104) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 239.
(105) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 262-263.
(106) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 273.
(107) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 285.
(108) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 286.
(109) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 584.
(110) Régine Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France, tome II p. 420, Seuil éd, 1962.
(111) Régine Pernoud, op.cit. p. 449.
(112) Régine Pernoud, op.cit. p. 457.
(113) Régine Pernoud, op.cit. p. 460-461.
(114) Régine Pernoud, op.cit. p. 465-466.
(115) Régine Pernoud, op.cit. p. 471-472.
(116) G.H. Dumont, Histoire de la Belgique, p. 432, Marabout Université éd, 1983.
(117) Régine Pernoud, op.cit. p. 539-541.
(118) La vie des ouvriers à Lille au XIXe siècle.
(119) Régine Pernoud, op.cit. p. 535.
(120) Gustave Le Bon, La psychologie des foules.
(121) Jacques Bainville, op.cit. p. 53.
“Sacrifions nos répugnances et nos ressentiments pour nous tourner vers cette démocratie, vers ce peuple... Passons aux barbares...” Ozanam.
“Je hais le pharaon que l’éclat environne, mais s’il tombe à l’instant, j’honore sa couronne...” Chateaubriand.
I- La non-réaction catholique face à la mise en place des institutions issues du matérialisme des lumières, de Louis-Philippe à Napoléon III
Avant de poursuivre l’étude de l’influence du romantisme sur les institutions, il convient de voir que ce mode de pensée n’avait pas que des conséquences politiques. Il est bien connu sous son aspect littéraire, mais ce n’est pas celui qui nous intéresse ici. C’est surtout l’influence du romantisme sur l’historiographie que nous voulons cerner. Bossuet affirmait que “l’histoire est maîtresse de la vie humaine et de la politique” parce-que la politique est une science qui repose sur l’induction, à partir des faits historiques.
Leur matérialisme ne l’avait pas fait totalement oublier aux philosophes des Lumières. Ils avaient cherché la justification de leurs revendications passionnées dans ce que Michel Antoine appelle si justement des “songeries pseudo-historiques” : c’était presque une tradition pour les parlements et les princes “éclairés”. Les révolutionnaires eux-mêmes ne seront pas exempts de ce souci de recherche des traditions historiques, comme le prouve la mise en place de tout un décorum gréco-romain issu de songeries laissant loin derrière elles ce que les parlementaires avaient pu imaginer.
Sous la Restauration, les défenseurs de la monarchie très-chrétienne revendiquaient une Charte contraire aux lois fondamentales du royaume au nom des mêmes “songeries pseudo-historiques” : “Le nouveau, quoiqu’on dise, est tellement suspect qu’on veut toujours lui chercher une origine ancienne ; et les politiques novateurs sont à cet égard comme les hérésiarques, qui vont fouillant dans les siècles les plus reculés pour trouver quelques ancêtres à leur doctrine” disait Louis de Bonald. Et ces songeries d’ultras défenseurs de la Charte étaient toutes issues de cet esprit des Lumières, sentimental parce que matérialiste, à cheval entre Voltaire et Jean-Jacques Rousseau sur la liberté et la souveraineté de la nation, sur le progrès de l’homme et sa bonté originelle : aussi ne doit-on pas s’étonner de voir, en ce début du XIXe siècle romantique, remettre en cause, comme au XVIIIe siècle, “l’absolutisme” de la monarchie, toujours au nom d’un Moyen-Age idéalisé ou du progrès des peuples réunis en assemblées etc.
L’engouement pour les ruines qui se manifeste à ce moment est bien révélateur de cet état d’esprit, dont l’historiographie souffre terriblement.
Que de sottises un Capefigue a pu écrire contre Richelieu (1) Comme l’écrit le marquis de Roux: “Louis XIII et le grand cardinal étaient mal compris à l’époque de la Restauration” (2). Il est très difficile à un esprit influencé par le romantisme de croire qu’il soit bon de plier sa volonté à une autorité ; il est tellement plus doux de songer à un Moyen-Age de contrat social, pour se dire que tout ce qui permet de plier les volontés individuelles à un bien commun ne doit qu’être rejeté. Voilà pourquoi “Les Mémoires de Saint-Simon (ramassis d’imbécillités contre Louis XIV et son gouvernement) qui parurent en 1829, eurent le succès d’un pamphlet” (3). Voilà pourquoi “La censure (...) n’avait point empêché de représenter Louis XI en fourbe et tyran” (4). Les romantiques royalistes sentimentaux n’avaient rien compris à l’autorité absolue de Louis XIII, Louis XIV, Louis XV parce qu’ils avaient, comme Chateaubriand, adopté la même dialectique que les révolutionnaires (liberté, droit et représentation des peuples ou des nations etc.) et ignoraient encore plus le Moyen-Age que l’Ancien Régime. C’est pourquoi ils criaient si fort contre ce qu’ils comprenaient si peu, se repaissaient de “songeries” sur ce qu’ils ignoraient “comme les hérésiarques qui vont fouillant les siècles passés”.
Ainsi en est-il d’Augustin Thierry reprenant à son compte les sottises d’un Boulainvilliers, de Guizot et de bien d’autres vedettes de l’époque. Il fallait vraiment être obnubilé par le “roman” pour ne pas voir que la Charte rétablissant l’assemblée du peuple, ce n’est ni un héritage mérovingien, ni “le code de nos anciennes franchises” comme le pensaient Chateaubriand et les 200 qui signèrent la fameuse pétition mentionnée plus haut, ni un retour à l’avant-absolutisme, mais un héritage révolutionnaire du XVIIIe siècle. Il fallait avoir un esprit peu fourni en logique pour affirmer tout uniment que la Charte était un code ancien renouvelé et un droit réclamé par un peuple devenu adulte, car ce sont là les termes mêmes d’un Chateaubriand et de bien d’autres. Louis de Bonald l’avait bien vu quand il écrivait : “Il est certainement étrange qu’au mépris du dogme du progrès de l’esprit humain et de la perfectibilité indéfinie, on aille chercher des définitions exactes de l’ancienne constitution française sous Dagobert ou Charles-le-Chauve...” (5).
De l’induction, il en faut en politique, mais pas avec Saint-Simon, Fénelon et Michelet comme professeurs d’histoire, et c’est pourtant eux que le romantisme a fait les maîtres de bien des catholiques, royalistes ou non. C’est de ce même Michelet, considéré comme un père de l’historiographie moderne, que Maurras disait “Il fait penser son coeur sur tous les sujets concevables, l’histoire des hommes, celle de la nature, la morale, la religion. Il crut connaître par le coeur les causes des faits, leurs raisons et leur sens humain ou divin ; il eût même exercé son coeur à jouer aux échecs et à réduire des fractions (...) Aux divinations de son cœur s’associaient quelques centons de christianisme allemand et de platonisme syrien, plusieurs idées antiques comprises assez mal (...) et beaucoup de sottises qui coururent les rues entre 1825 et 1830. Cette mixture réchauffée et dorée au foyer de l’imagination la plus belle donne une pâte consistante, comme un humble corpus de philosophie populaire, et fait rêver d’un Jules Verne mystagogue et sociologue (...).
Théologien des droits de la multitude et de cet instinct populaire qui lui semble infaillible (...), il définit les hommes supérieurs comme de simples mandataires et des représentants mystiques de la populace (...).
Je concède que nos pouvoirs publics, en tant que démocrates, aient parfois intérêt à choisir ces héros-là, mais en tant que français, en tant qu’hommes (...) ? Si nos fils réussissent à paraître plus sots que nous, plus pauvres, plus grossiers, plus proches voisins de la bête, la dégénérescence trouvera ses excuses dans les leçons qu’on leur fit apprendre de Michelet” (6).
Cette aversion pour l’Ancien Régime, l’autorité absolue d’un Louis XIII et d’un Richelieu, ce goût prononcé pour un Moyen-Age idéalisé a, là, son origine. Chez bien des catholiques on les retrouve avec les conséquences politiques que l’on sait. Le sentimentalisme avait exercé ses ravages contre l’autorité, que celle-ci fût religieuse ou laïque, et cela s’était retranscrit en histoire contre l’absolutisme.
Maurras a bien vu l’influence de ce mode de pensée romantique sur la politique : “...les causes vivaces de la révolution littéraire et de la révolution politique (...) (ont) germé, (ont) fleuri, (ont) fructifié à peu près simultanément. Il suffit très souvent que l’une se présente, les pointes de l’autre apparaissent : la première révolution a fait fermenter le romantisme, et le romantisme à son tour a inspiré nos autres révolutions. Les jeunes écrivains d’avant 1830 en fournissent un bon exemple ; leur goût littéraire, les éloignant des moeurs et des idées classiques, ébranla leur fidélité à la royauté établie ; à peine commencé, le gouvernement de Charles X provoquait leur aversion qui ne cessa de croître ; Juillet les exauça ou les délivra…” (7).
Exprimant le même fait, Prévost-Paradol écrivait : “Plusieurs personnes éclairées qui ont vu, sans intérêts personnels et sans passion, le passage du gouvernement de la Restauration au gouvernement de Juillet, m’ont souvent répété qu’il s’était opéré alors dans l’état moral et social de la France une sorte de changement subit analogue à ces modifications brusques de la température que produit le coucher du soleil sous le ciel du midi...” (8) C’étaient non seulement les institutions matérialistes qui triomphaient, mais la société toute entière, l’histoire, les lettres, l’économie... qui basculait au matérialisme romantique. Comme l’écrivait le marquis de Roux : “Un climat politique, intellectuel, moral, avait pris fin. Qu’il n’ait pas survécu à la chute de la Restauration, c’est en un sens l’honneur de celle-ci et son éloge, autant que les désastres de l’empire réparés, la paix maintenue, le crédit public fondé, l’Afrique ouverte à la France par Madagascar, le Sénégal, Alger, mais c’est aussi la faute et la responsabilité de la Restauration de n’avoir pas su, avec sa propre durée, assumer la continuation de ses bienfaits” (9).
L’année 1830 vit donc la chute de la monarchie très-chrétienne : l’ambiguïté institutionnelle de la charte de 1815 s’était résolue en faveur de la révolution, des droits de l’homme et des sociétés secrètes ; et ceci à cause du sentimentalisme des royalistes en faveur des institutions révolutionnaires qui avait permis aux sociétés secrètes de pourrir l’opinion par des calomnies et des mensonges, de flatter les passions grâce à la liberté de la presse si chère à Chateaubriand.
Qu’est-ce donc que 1830, au-delà d’un simple changement de dynastie ? Puisqu’il y a remise en cause du bien commun, quelles vont être les nouvelles institutions destinées à réaliser les droits de l’homme ?
Ici encore, il nous faut revenir à Stéphane Rials dans son Essai sur le concept de monarchie limitée : “Il est cependant possible de distinguer parmi les monarchies limitées jusqu’ici discernées en fonction de la nature du pouvoir ‘constituant’ qui les a instaurées et qui y est mis en oeuvre. Les modalités de naissance de la ‘constitution’ ou de ce qui - sous quelque titre que ce soit - en fait fonction, revêtent une grande importance. Il va tout d’abord de soi que, pour qu’il y ait maintien de l’unité royale du pouvoir d’état (c’est-à-dire pour qu’il y ait monarchie - ndlr), il faut qu’il y ait auto et non hétérolimitation ou même pacte. Dès lors en effet que la ‘nation’ intervient d’une façon ou d’une autre dans l’opération ‘constituante’, seule ou à titre de partie, le ‘principe monarchique’ se trouve battu en brèche. Dans le pacte, il y a l’amorce d’une dualité des pouvoirs qui, même si elle n’est pas clairement agencée dans le corps du texte qui fait l’objet du contrat constituant, ne manquera pas de peser sur l’esprit du régime tout entier. En ce sens, il faut considérer que le pacte ne peut pas déboucher sur l’institution d’une monarchie limitée : le régime qu’il engendre n’est déjà plus sur le versant des ‘monarchies pures’.
Malgré une forte similitude des pratiques de la monarchie de Juillet et de la Restauration, on qualifiera ainsi la première de monarchie limitée mais de monarchie pré-parlementaire ou mieux encore de régime à exécutif fortement monarchique ; on notera d’ailleurs, bien que les chartes de 1814 et de 1830 soient très proches lune de l’autre, que quelques traits les distinguent aussi radicalement que significativement : en dehors de l’emploi de la technique du pacte, il faut retenir la modification de l’article 14 qui marquait, bien davantage que l’établissement de la concurrence de l’initiative des chambres, un changement profond” (10).
Le pouvoir ainsi instauré est donc bien issu des droits de l’homme : c’est de la nation souveraine que vient le pouvoir. Certains remarqueront sûrement que la monarchie de juillet, si elle est très différente de la monarchie très-chrétienne quant aux principes sur lesquels elle se fonde, est aussi fort différente de la première arrivée au pouvoir des révolutionnaires en 1790. Et, à tout prendre, le régime de Louis-Philippe semble être plus proche de Charles X que de Robespierre. Certains ont même fait remarquer que la religion catholique progresse après 1830. Alors, qu’en penser ?
Les partisans des droits de l’homme, que nous appellerons désormais des révolutionnaires, ne sont pas des crétins. Ils ont fait preuve d’intelligence politique en reliant les causes à leurs effets. Les membres des sociétés secrètes de 1830 sont les mêmes, ont les mêmes objectifs qu’en 1789, mais ils ne veulent pas d’un deuxième 18 brumaire, ni d’un deuxième Waterloo. En 1789, les Necker, les Lafayette ont été dépassés par les événements. En 1830, il ne faut plus de Robespierre. L’anarchie n’arrange pas les héritiers des riches parlementaires physiocrates et anglophiles. Comme l’Angleterre prouvait qu’une oligarchie se déguisait très bien en pseudo-monarchie (en “régime à exécutif fortement monarchique”), on gardera donc un roi, et tout un décorum qui “semblera” très proche de Charles X.
Il était impossible de revenir à Robespierre, parce que Robespierre, c’est l’absence d’institutions, c’est l’anarchie. Louis-Philippe inaugure un nouveau style en France. L’expérience de la Restauration avait prouvé qu’une assemblée élue se manoeuvrait avec des places, comme le fit Villèle, prouvé également que l’opinion se manoeuvre encore plus facilement avec la flatterie (droits de l’homme, etc.), l’argent et les journaux. La Restauration a été un champ d’expérience révolutionnaire, parce que les royalistes n’ont pas vu le paradoxe créé par la présence d’institutions révolutionnaires et d’un monarque de droit divin. En 1830, le paradoxe disparaît parce que le roi n’est plus roi : il reçoit son pouvoir du “peuple”, qui le contrôle par le moyen des assemblées. Lequel “peuple” s’appelle “oligarchie” parce que l’argent reste le maître de ces institutions réclamées en 1789 et qui font leurs preuves comme moyens de réalisation du bien commun des Lumières sous la Restauration.
1830 marque un renversement : Charles X disparaît, le champ libre est laissé aux institutions qui, déjà sous la Restauration, réalisaient la fin politique des Lumières. Les oligarques matérialistes détiennent la réalité du pouvoir. Comme on a fait croire tout et n’importe quoi contre le gouvernement aux sujets de Charles X, de même on fera croire à la “nation” qu’après 1830 enfin ses désirs sont exaucés, sa souveraineté effective, que l’absolutisme est terminé, que le “peuple”se régit selon les droits de l’homme, le roi demeurant pour l’équilibre de l’exécutif. En réalité, 1830 se traduit par une perte de l’autorité royale compensée immédiatement non par un pouvoir du peuple, mais par un surplus d’intrigues, de magouilles en tout genre auprès desquelles les actions de Villèle ne sont que de timides essais.
Avant 1830, avec Villèle, Charles X avait encore un pouvoir, même si, grâce à Villèle, l’oligarchie en exerçait une partie qu’elle dérobait au roi. Après 1830, l’oligarchie prend la totalité du pouvoir par la manipulation des assemblées et de l’opinion. Le pouvoir que l’on dit avoir été donné au peuple est repris par un surcroît de mensonge, de dissimulation, de manipulation, tout ceci très conforme aux voeux des richissimes capitalistes financiers et parlementaires des Lumières. Le bien commun, de catholique est devenu matérialiste, et bénéficie cette fois pour sa réalisation, à la différence de 1789, d’institutions “rodées” bien connues, bien tenues en main.
Louis XVIII et Charles X tenaient leur pouvoir des lois fondamentales. Louis-Philippe le tient officiellement de la nation, officieusement des sociétés secrètes. Celles-ci peuvent le reprendre. Le roi n’est qu’un officier dépendant d’un pouvoir supérieur, mais caché, celui de la haute finance : là est la nouveauté. Il y avait un paradoxe créant un déséquilibre politique sous la Restauration. Il y a maintenant un mensonge créant un équilibre.
Entre les libéraux et les royalistes de 1815, S. Rials affirmait qu’il y avait “dispersion des légitimités, convergence des techniques”. C’est l’inverse entre Robespierre et Louis-Philippe : “convergence des légitimités, dispersion des techniques”. (11) Il y a convergence des légitimités en ce sens que la fin, la cause finale, le bien commun des régimes de 1830 et 1792, ce qui les “légitime”, c’est le matérialisme, la philosophie des Lumières. Il n’est pas nécessaire d’insister sur la dispersion des techniques entre 1792 et 1830. D’ailleurs, comme le fait remarquer Henry Coston dans son livre Les financiers qui mènent le monde, ce sont encore, comme au XVIIIe siècle, les financiers matérialistes qui ruinèrent la monarchie très-chrétienne : “ Sous la pression d’une bourgeoisie manoeuvrée par les financiers, la branche aînée des Bourbons venait d’abandonner le trône à la branche cadette. Par la grâce du banquier Laffitte, Louis-Philippe d’Orléans était devenu roi des Français. Selon le mot de Jules Bertaut, la haute banque avait voulu choisir elle-même son souverain et qu’il ne tînt la couronne que d’elle” (12).
Yves Griffon écrit de même : “Les véritables chefs ou moteurs de l’insurrection qui mirent en mouvement les 5 000 ouvriers de l’imprimerie qui formaient une classe particulière sont en premier lieu la franc-maçonnerie qui cherchait, depuis 1825, prétexte pour abattre Charles X, en deuxième lieu la haute finance, les banquiers, les dynasties bourgeoises, ayant tous des liens entre eux, comme l’a amplement prouvé le cher Beau de Loménie. En troisième lieu, de manière pas toujours visible, et par l’argent qu’elle fait couler et par son influence sur la presse française, l’Angleterre” (13).
Enfin, dernière constatation sur ce changement de 1830, si les bouleversements dans la société ont été minimes par rapport à ceux de 1789, c’est qu’en 1789 et déjà auparavant, les oligarques avaient à renverser la plus puissante monarchie d’Europe. Les moyens à réunir étaient énormes, et le travail avait été commencé longtemps auparavant. Ces énormes moyens humains, financiers, etc. ont échappé des mains des Lafayette, des Necker (notamment par le refus de Louis XVI de jouer les Louis-Philippe avant l’heure). En 1830, le pouvoir de Charles X est miné, les oligarques tiennent déjà une partie du pouvoir par le biais des institutions révolutionnaires de la Charte. Renverser le pouvoir en ayant en face de soi le très parlementaire ministre Polignac n’a rien à voir avec la chute de Louis XVI, même s’il demeure qu’en 1830 comme en 1789, le facteur principal de la révolution a été l’inconscience et de Louis XVI rappelant les parlements et les Etats Généraux, et des royalistes défendant la Charte.
Ceci étant, comment se fait-il que l’on ait pu écrire que la religion catholique avait progressé sous le règne de Louis-Philippe ? S’il y avait eu véritablement changement de bien commun, il était logique que la religion recule. Sinon, toute notre réflexion à partir du fameux principe “en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action” perd son sens. C’est Jacques Bainville qui va nous répondre : “D’ordinaire, en politique, les effets sont aperçus quand ils commencent à se produire, c’est-à-dire quand il est trop tard” (14). Qu’est-ce à dire ? Sous Louis-Philippe héritier de la Restauration, se font sentir les effets de la Restauration, dont nous avons parlé, et notamment en faveur des écoles chrétiennes : les 80 000 enfants élevés par les frères des Ecoles chrétiennes, et tant d’autres élevés par d’autres religieux enseignants, deviennent adultes sous la monarchie de juillet. L’effort de christianisation se fera sentir tout au long du XIXe siècle. Louis-Philippe arrive “trop tard ”, si l’on veut, pour empêcher les effets de la politique de la Restauration. C’est ce qui faisait écrire au Père Berthier de Sauvigny : “Sans ces quinze années de reconstruction et de reconquête, l’Eglise de France aurait-elle pu soutenir et développer comme elle l’a fait au XIXe siècle son oeuvre d’apostolat et de charité?”
Cela a contribué à tromper bien des catholiques qui n’avaient pas la réflexion politique d’un Jacques Bainville et ce, d’autant que la bourgeoisie de 1830 veut éviter de recommencer les persécutions violentes contre l’Eglise et préfère figurer aux bancs de charité comme Voltaire à Ferney, plutôt que d’envoyer des troupes contre un Cathelineau, un Cadoudal ou un Frotté : une armée de pamphlétaires débitant des sottises dans la presse font à l’Eglise une guerre aussi efficace que les colonnes de Turreau.
La conquête de l’Algérie montre bien le gouffre qu’il y a entre la Restauration qui estime de son devoir d’aider l’Eglise au salut des âmes et Louis-Philippe “tolérant”, mais interdisant tout prosélytisme.
Charles X avait conçu la conquête de l’Algérie comme une avancée de la civilisation catholique, les oligarques, comme une chance pour la civilisation matérialiste de l’argent. Ecoutons Yves Griffon, citant Stéphen d’Estry à ce sujet : “...c’est le dimanche 19 juin que Monsieur l’abbé de Combret, aumônier général, rendit hommage au Dieu des Armées après les combats de Sidi-Ferruch et sur l’ordre du général de Bourmont.
Au pied de la hauteur qui couronne le marabout, deux tonneaux supportant quelques planches servirent à improviser un modeste autel... Là fut solennisé publiquement, pour la première fois depuis tant de siècles, le saint jour du Seigneur (...) Les guerriers encore tout poudreux de la gloire de la veille, sous les rayons brûlants du soleil d’Afrique, humilièrent leur front découvert devant Dieu, dispensateur du succès des batailles.
C’est le 6 juillet que le général de Bourmont fit planter la croix sur le monument le plus élevé de la ville. Personne ne put se méprendre sur la portée de ce geste en terre d’Islam (...) Sur ordre du commandant en chef à Alger, un autel fut dressé au fond de la cour principale de la Casbah. Le signe du salut du monde apparut au centre de cette forteresse bâtie par les enfants de Mahomet...) Le général en chef, généraux, officiers et soldats environnaient l’autel...” Après la révolution de 1830, le premier soin du gouvernement des capitalistes matérialistes est de faire cesser ce prosélytisme catholique. “Par arrêt d’une ordonnance royale quinze aumôniers militaires, qui avaient été attachés au corps d’occupation, rentraient en France (...) De 1830 à 1845, aucun aumônier ne fut admis à suivre les armées en campagne (...) aucun des soldats français qui mourront au champ d’honneur ne bénéficiera des secours d’un prêtre...” (15) Toute la colonisation de l’Algérie suivra cette ligne où, comme le dit Yves Griffon, on ne reconnaît que trop l’action des loges : on sait le fruit qu’elle a produit en 1962.
De plus, si l’on tolérait que le peuple allât à la messe, la bourgeoisie de 1830, fidèle en cela à la tradition voltairienne, entendait bien que les élites de la société n’y aillent pas : la guerre de l’Université contre la religion catholique l’illustre assez.
Nous avons vu jusqu’ici l’action des tenants du matérialisme révolutionnaire. Mais leur victoire ne fait pas disparaître toute opposition. Quelle va être la réaction des contre-révolutionnaires ? Vont-ils ouvrir les yeux, c’est-à-dire reconnaître de qui procédait la Charte, son origine, son but, ses effets ? Il n’est pas sans intérêt de suivre l’évolution de la “contre-révolution” dans sa réaction, toujours dans la même optique de mieux comprendre son aboutissement.
La première réaction est une indignation contre l’imposteur. Bien des légitimistes la manifesteront en donnant leur démission de magistrats, d’officiers, de députés, parfois en participant à une révolte à main armée avec la duchesse de Berry. La plupart continuent la lutte par la presse. S. Rials analyse très bien l’évolution du royalisme au XIXe siècle ; il faut revenir à son ouvrage Révolution et Contre-Révolution au XIXe siècle. Que pensent les ultras de ce qui s’est passé ? Tous ont pu constater l’usurpation, mais sont-ils remontés aux causes de cette révolution, ont-ils agi par science, ou se sont-ils contentés de lutter pour satisfaire aux sentiments d’honneur, de fidélité, de courage, de tradition qui étaient les leurs ? Voici ce qu’écrit S. Rials sur l’attitude des légitimistes après 1830 face aux institutions :
“L’idée d’un suffrage très élargi ou universel avait été adoptée par nombre d’ultras qui voyaient bien, sous la Restauration, les risques du suffrage censitaire, dès lors du moins qu’il ne favorisait pas exclusivement les traditionnels propriétaires terriens. Mais elle fit de saisissants progrès chez les royalistes fidèles à la branche aînée après les ‘glorieuses’. Ceux-ci avaient la conviction, comme l’écrivait Lourdoueix, l’un des théoriciens du parti en 1831, ‘que si la France eût été consultée elle n’aurait point détruit les principes qui avaient leur source dans son intérêt même’ (Appel à la France) (...).
Si dans son Appel à la France, Lourdoueix se prononçait en faveur du suffrage universel pur et simple, le projet de la Gazette de France en date du 30 mars 1832 se contentait de poser le principe du vote de ‘tous les Français ou naturalisés âgés de 25 ans, domiciliés et compris au rôle des impositions directes’ (...) De telles positions étaient alors partagées par toutes les tendances du légitimisme, et à l’automne de 1832, l’ancien ministre de Clermont-Tonnerre communiquait à la duchesse de Berry un Mémoire à consulter dans lequel il faisait remarquer que si le suffrage universel ‘n’est pas un danger (...) il est inévitable aujourd’hui’, proposant (...) que tous fussent éligibles et électeurs, avec suffrage indirect par ‘élections successives de communes, département,, de provinces’.
La plupart des positions des années postérieures furent conformes. Et le grand chef du légitimisme parlementaire, Berryer, n’hésitait pas à écrire à l’un de ses correspondants en 1839 : ‘le peuple doit entrer dans le système électoral. Son temps est venu, il ne faut que lui faire bien sa place…’
Et le grand tribun ajoutait : ‘il est bon de montrer sincèrement le parti royaliste entrant dans les sentiments d’égalité politique qui sont la passion et seront la vie de ce pays’ ” (16).
Les légitimistes sont donc plus que jamais attachés à la Charte. Ils s’opposent à la dynastie en place, mais quant aux institutions, ils ne songent qu’à en accentuer le caractère qu’elles avaient pris avec la Charte, et cela pour la raison que “ si la France eût été consultée, elle n’aurait point détruit les principes qui avaient leur source dans son intérêt même”. C’était un peu court comme analyse, très court même. Le peuple, en 1830, était légitimiste bien sûr, mais est-ce que cela suffit à justifier le suffrage universel ? Le peuple était légitimiste en 1830 comme il sera bonapartiste en 1851, républicain en 1900, pétainiste en 1942, gaulliste en 1945 : le peuple est pour l’ordre qui lui permet de vivre en paix. Comme l’écrivait Jacques Bainville : “La foule n’a pas d’idées personnelles, et ne fait qu’accepter les modes”.
Le peuple est légitimiste en 1830. Mais cela ne justifiait pas le suffrage universel, ni même d’une quelconque manière la Charte. Là encore, il eût fallu avoir à l’esprit les “antécédents historiques” du parlementarisme au XVIIIe siècle pour comprendre les événements. Il eût fallu être royaliste par science et non par instinct. Or que dit Berryer ? “Il est bon de montrer sincèrement le parti royaliste entrant dans les sentiments d’égalité politique qui sont la passion et seront la vie de ce pays”. On ne saurait nier l’importance des mots pour exprimer une pensée et ici, la pensée est tout entière sentimentale : “sincèrement - sentiment - passion - vie”, c’est toute la dialectique romantique et révolutionnaire que nous retrouverons au Sillon de Marc Sangnier, qui avait été celle de Jean-Jacques Rousseau. C’est le romantisme politique : aucune science, aucune analyse historique. La “vie” politique est tout entière sous le caractère de la passion et des sentiments. Vraiment, 1830 n’a apporté aucune amélioration dans la réflexion politique des esprits légitimistes.
Cette conduite allait logiquement produire des divisions, au sein même du parti royaliste. Dès 1850, le peuple étant plus “démocrate-socialiste” à Paris qu’en province, les légitimistes parisiens eurent tendance à s’accorder avec les orléanistes dont la tradition voltairienne était de refuser le droit de vote à la “vile multitude” selon l’expression de Thiers (16), alors que les royalistes des provinces encore blanches restaient fidèles au suffrage le plus large ; d’où des distorsions très vives. Il faudra attendre que toute la France soit devenue républicaine pour que les contre-révolutionnaires dénoncent le suffrage universel. Il n’y a là absolument aucune science, mais de l’opportunisme : la réflexion est limitée à l’instant présent, liée à la conjoncture.
Cet engouement pour le suffrage populaire va être remis en cause par le Comte de Chambord, comme le rappelle S. Rials, notamment par le manifeste de Wiesbaden du 30 août 1850, dans lequel Henri V refuse les surenchères de l’ “Appel au peuple” légitimiste. Mais il faut noter cependant que, pour certains, et non des moindres puisqu’il s’agit de Berryer, le grand chef du parti légitimiste, cette remise en cause du suffrage populaire n’est que temporaire ! “La chaîne des traditions a été brisée, toutes les croyances sont ébranlées, les dévouements énervés ou trahis, tout lien des intelligences est rompu.
Désormais, sans expérience, elles sont le jouet de la lutte des théories les plus diverses et les plus téméraires (...) Interroger le suffrage universel d’un peuple tombé en cet état c’est faire appel à l’indifférence publique, aux rancunes privées, aux cupidités jalouses...” Il y avait donc un préalable au suffrage universel, c’est que l’on ait “ rendu vie à l’esprit national” Et pour ce faire, il fallait “reconstituer dans leur légitime autorité et dans leur nécessaire indépendance les établissements générateurs de toute société durable : la famille, la commune, les agrégations de municipalités dans les grandes divisions territoriales”. C’était vraiment bâtir sur le sable !
Berryer reprenait le même programme que les ultras de 1815 et que le parlementarisme de la Charte avait fait échouer. Qu’il faille rétablir les corps intermédiaires détruits par la révolution, bien sûr, mais cela ne changeait rien à l’origine révolutionnaire du suffrage populaire ; d’une part c’était oublier que le peuple ne fait que suivre les modes et approuve celui qui lui assure la paix, qu’il soit Charles X ou Napoléon III ; d’autre part, c’était oublier qu’au temps d’Etienne Marcel comme au temps de Mazarin, sous François Ier comme sous Louis XV, les assemblées représentant le peuple ou la nation avaient toujours été “le jouet de la lutte des théories les plus diverses et les plus téméraires”, quoiqu’il y ait eu et des familles et des provinces et des corporations. Mais sans doute Berryer pensait-il à “la chaîne des traditions” remontant à Louis le Pieux et Charles le Chauve, “comme les hérésiarques vont fouillant dans les siècles passés pour trouver quelque ancêtre à leur doctrine”. Là encore, Berryer se révèle être dans la droite ligne des ultras de la Restauration : du sentiment, une analyse limitée aux “événements actuels” et l’oubli de l’histoire, de l’induction, des causes, de la science, oubli qui ne pouvait que conduire à la division, à l’erreur, à l’inefficacité.
Nous avons vu comment l’attitude des ultras et des royalistes sous la Restauration était due au sentimentalisme. S. Rials constate que cet état d’esprit est le même tout au long du XIXe siècle. Il écrit, dans Contribution à l’étude de la sensibilité légitimiste : le chambordisme : “Dans l’étude du légitimisme au siècle dernier, il y a tout lieu d’accorder une place privilégiée, si l’on veut saisir sa cohérence en profondeur, à l’analyse de la sensibilité royaliste. Non qu’il n’y ait eu des doctrines légitimistes. Au contraire, de 1830 à 1883, il y eut à cet égard trop plein et non l’absence (...) sur les sujets les plus variés à commencer par la question cruciale des institutions politiques (...) Le légitimisme est avant tout une fidélité dynastique (...). Le ‘chambordisme‘ est (...) l’attitude qui a consisté à abandonner plus ou moins nettement le terrain de la raison politique pour celui de la passion quasi-amoureuse du prince, celui de la démonstration pour celui de la dévotion (...) Le romantisme politique nous semble plus précisément s’épanouir en trois directions étroitement complémentaires : la sensibilité royaliste est irrationaliste, providentialiste et nostalgique (...) Le mouvement n’a cessé de se romantiser... Une telle hypertrophie du sensible et de l’affectif portait en elle, pour beaucoup, la sortie du combat politique quotidien... Une grande partie de l’attitude des royalistes après 1870 s’explique par ces sentiments” (18).
On écrit donc beaucoup sur les institutions, mais cette réflexion est limitée aux “événements actuels”, à des problèmes annexes tels que les réformes électorales ; autant dire qu’on ne sort pas du cadre révolutionnaire adopté depuis la Restauration. On demeure révolutionnaire parce qu’on agit par sentiment : le “ royalisme ”, l’attachement à l’institution la plus importante, fondamentale, de toute la société, à la personne du roi, reste éminemment sentimental. On lui enlève d’ailleurs tout son sens en défendant parallèlement des institutions révolutionnaires telles que la représentation du peuple, qui remettent radicalement en cause le principe de l’autorité monarchique. Berryer est l’exemple type de ce royalisme. Chateaubriand lui, en est l’archétype : il s’avoue tout à la fois royaliste et démocrate républicain ! Royaliste par un sentiment qui l’attache au prince, mais démocrate parce que le peuple devenu adulte doit prendre la place du prince désormais. Marc Sangnier n’eût pas désavoué ces paroles du grand romantique : “Si j’avais été gouverneur du prince, je me serais efforcé de gagner sa confiance.
Que si il eût recouvré sa couronne, je ne lui aurais conseillé de la porter que pour la déposer au temps venu. J’eusse voulu voir les Capet disparaître d’une façon digne de leur grandeur (...) ; quel beau jour que celui-là, où (…) mon élève eût dit à la nation solennellement convoquée : ‘Français, votre éducation est finie avec la mienne (...), je descends du trône (...)”. Et, comme si cela ne suffisait pas à nous ouvrir les yeux, ce rousseaulâtre rajoutait en vers :
“Je hais le pharaon que l’éclat environne,
Mais s’il tombe à l’instant, j’honore sa couronne,
Il devient à mes yeux roi par l’adversité,
Des pleurs je reconnais l’auguste autorité,
Courtisan du malheur, flatteur de l’infortune,
Telle est de mon esprit la pente peu commune,
Je m’attache au mortel que mon bras a perdu” (19).
Quelle justesse de vue dans le jugement que portait sur lui Charles Maurras : “Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers. On le fêterait en sabots, affublé de la carmagnole et cocarde rouge au bonnet” (20).
Avec de tels antécédents, on comprend que S. Rials ait pu écrire des légitimistes de la fin du XIXe siècle : “Après la mort d’Henri, il sera bien difficile de les retenir sur les chemins soit de l’engourdissement politique, soit du dérapage mystico-prophétique, parfois teinté de ‘survivantisme’ naundorffiste”.
Pierre Gourinard, dans sa thèse Les royalistes français devant la France dans le monde - 1820-1859 met aussi l’accent sur les dérives inévitables de ce mysticisme sentimental : “Ce mysticisme est parfois un romantisme révolutionnaire, celui qui a pu enthousiasmer Lamennais, Lacordaire ou Montalembert. Ce dernier salue le catholicisme de Mickiewicz ‘tellement exalté qu’on le croirait emprunté aux légendes de la primitive Eglise ou au concert des esprits célestes’. N’est-ce pas là l’attitude de Lamennais et le passage du légitimisme au messianisme des Paroles d’un croyant” (21)?
Pierre Gourinard écrit également : “Léopold de Gaillard, écrivain légitimiste, écrit ces lignes au lendemain du coup d’état du 2 décembre. Son évocation romantique de la liberté révèle une inspiration mennaisienne qui ne manque pas de surprendre, mais qui reflète des préoccupations plus spécifiques de l’époque” (22). Et il continue, rapportant une critique de Metternich contre Chateaubriand à propos de la “question grecque” : “Le reste de l’opuscule de ce rêveur romantique est pitoyable et se résout en vaines phrases. Il a fourni quasi par chaque ligne la preuve que dans sa tête il n’entre pas une seule idée pratique et qu’il ne voit dans les choses que ce qui ne s’y trouve pas” (23).
Le légitimisme au XIXe siècle, comme le pensait Gobineau, est essentiellement fait “d’emblèmes et de symboles”, de sentimentalisme. P. Gourinard écrit : “...On le voit déplorer l’aspect trop extérieur du légitimisme qui se réclame d’emblèmes et de symboles, mais trop oublieux selon lui du sens des réalités.
Et dans l’impatience de ses propres termes se devine la crainte d’une paresse de l’esprit” (24) Cette juste critique du sentimentalisme politique de son époque par Gobineau ne l’empêchera pas d’ailleurs de reprendre et de développer tout un ensemble de divagations romantiques en historiographie. Le sentimentalisme hérité des Lumières, développé par le romantisme, se fait sentir en histoire via Michelet, Chateaubriand, Boulainvilliers. Pierre Gourinard décrit chez Léopold de Gaillard les mêmes songeries pseudo-historiques qu’avaient adoptées les parlementaires oligarques du XVIIIe siècle : “Ce principe, du moins chez Léopold de Gaillard, procède parfois de l’imagerie romantique, de la nostalgie d’une ‘république chrétienne’ du Moyen-Age détruite par la Réforme et les soubresauts du XVIe siècle”.
Voilà la “méthode” romantique : à une once de vérité (la déchirure protestante du XVIe siècle) on associe tout un mythe moyenâgeux qui relève des sentiments bien plus que de la science. Cela même empêchait les intellectuels légitimistes de voir le pourquoi de l’échec de la Restauration qu’étaient la Charte et la représentation populaire dont ils croyaient voir les origines dans la “république chrétienne” du Moyen-Age. Chateaubriand parlait du “code restauré de nos vieilles franchises”. On voit bien cet aveuglement dans ce que Pierre Gourinard rapporte sur les idées institutionnelles des royalistes : “...La décentralisation. Elle est nécessaire pour établir sur les fondements naturels le régime représentatif que désire la nation, selon les royalistes. L’essai a échoué sous la Restauration parce que le pays était plus administré que véritablement organisé” (26).
Or le pays, pas plus au XIXe qu’au XVIIIe siècle, ne voulait des Etats-Généraux ni d’une représentation populaire. Mais les oligarques, eux, la voulaient. Et c’est parce que les royalistes ont adopté l’historiographie romantique qu’ils en arrivent à dire le contraire de la vérité. Ils ignoraient que la représentation populaire n’a aucun fondement historique, que les embryons de représentation populaire mis en place quand la France était véritablement organisée et décentralisée avaient toujours produit des fruits empoisonnés menaçant les lois fondamentales du royaume. C’est cette ignorance qui leur permettait d’inverser les données du problème posé par l’échec de la Restauration : si la Restauration a échoué, ce n’est pas parce que la représentation populaire était faite sans la décentralisation ; bien au contraire, comme l’écrivait Royer-Collard, la représentation populaire empêchait la décentralisation (et beaucoup d’autres choses également), tout simplement parce que le seul moyen de rétablir l’unité du pouvoir détruite par le principe de la représentation populaire était précisément de centraliser au maximum : c’était le seul moyen d’éviter que l’édifice institutionnel ne sombre dans l’anarchie. Du moins était-ce le moyen le plus logique que d’autres viendront renforcer ensuite (modification des listes électorales, campagnes de presse, etc.).
Royer-Collard a tout dit dans ces quelques mots : “Le ministère vote par l’universalité des affaires et des intérêts que la centralité (la centralisation, ndlr) lui soumet. Il vote par les routes, les canaux, les ponts, les hôtels de ville, car les besoins publics satisfaits sont les faveurs de l’administration, et pour les obtenir, les peuples, nouveaux courtisans, doivent plaire” (27). Le problème n’était pas de décentraliser pour sauver la représentation populaire, mais de supprimer la représentation populaire pour sauver la décentralisation : les royalistes l’auraient vu s’ils avaient eu de l’histoire une autre vision que celle des parlementaires du XVIIIe siècle reprise par Chateaubriand.
Comme on peut le penser, cette erreur dont nous avons déjà vu les effets désastreux sous la Restauration, ne pouvait qu’avoir des conséquences tout aussi déplorables sur la cause légitimiste après 1830. Les légitimistes, après cette date, sont plus sentimentaux que jamais, ce qui était une très grave erreur car leur cause étant politique, se devait d’être envisagée comme une science et non comme une affaire de sentiments, “par instinct”. Le premier effet se fit sentir dès 1830 et devint de plus en plus visible au cours des années qui suivirent.
La situation après 1830 était assez nouvelle. Il n’y avait plus de roi très-chrétien, suprême autorité politique des catholiques français. Le remplaçait non pas un gouvernement anarchique comme celui de 1792, mais un gouvernement qui, tout en étant transcendé par l’idéologie matérialiste des Lumières, se gardait bien de toute persécution violente et ouverte contre l’Eglise.
Nous avons vu combien le désordre était grand dans la pensée des catholiques royalistes pétris de sentimentalisme. Une fois l’autorité légitime disparue, comment ce désordre n’eût-il pas pu être plus grand encore ? Très tôt, nous allons voir les conséquences de ce sentimentalisme politique. Nous avons vu que la politique, étant une science, devait être raisonnée et non pas seulement sentie par instinct. Nous avons vu également que le sentimentalisme avait fait des royalistes des demi-jacobins pour la raison que la méthode des sentiments était celle de la Révolution. Il eût été difficile que ceux qui pensaient avec cette méthode ne deviennent pas des révolutionnaires eux aussi, peu ou prou, même si certains sentiments (honneur, fidélité, etc.) les empêchaient d’effectuer une évolution radicale et totale vers le jacobinisme.
Chateaubriand saluant le roi se détrônant lui-même pour laisser la place au peuple dont l’éducation est finie est l’exemple même de ce que peut produire le sentimentalisme, le “romantisme politique”.
Mais si certains avaient hérité de leur famille, de leur emploi, des sentiments royalistes assez solides et vigoureux pour les empêcher de se laisser entraîner aussi loin que Chateaubriand, rien ne pouvait empêcher que tous ne fussent pas dans le même cas : qu’un garde du corps de Charles X soit royaliste et le reste, on le comprend aisément, qu’un paysan catholique du Morbihan ou du Midi ne se laisse pas entraîner par les sirènes sentimentales de la philosophie et de l’historiographie des Lumières et des droits de l’homme, on le comprend aussi.
Mais que tous ceux qui ne sont pas entrés de si près au service du roi, qu’aucun sentiment de fidélité ou d’honneur n’attache spécialement au prince, que tous ceux dont les esprits sont soumis chaque jour à une presse “libre” financée par qui l’on sait, que tous ceux qui, par leur profession d’avocat, de juriste ou autre, vivent au milieu de ce climat intellectuel du romantisme sentimental, que tous ceux-là n’aillent pas plus loin que Chateaubriand et ne quittent pas le royalisme comme le roi quittait le pays voilà qui eût été étonnant. Il y avait un désordre révolutionnaire dans la pensée politique : par quelle raison eût-on voulu que ce désordre s’arrêtât devant la personne du roi, devant le “royalisme” puisque les royalistes eux-mêmes donnaient l’exemple de l’erreur ? Comment les sentiments auraient-ils pu empêcher que l’on oublie Charles X quand les royalistes avaient déjà oublié les lois fondamentales, s’étaient déjà laissés prendre au mirage révolutionnaire de la représentation populaire ? Et cela d’autant plus que le nouveau pouvoir matérialiste de Louis-Philippe, comme ses successeurs, feront tout pour faire oublier et dénigrer le roi légitime très-chrétien, par la presse, l’école, l’université, etc. en flattant les sentiments et les sens, comme tout matérialiste digne de ce nom sait le faire.
Les sentiments en rapprochaient certains de Charles X, puis de Henri V, en éloignaient d’autres: quoi d’étonnant ? En 1815, Louis XVIII, parce qu’il était seul capable de sortir la France de la catastrophe, avait réuni les sentiments de tous (ou presque). En 1830, Louis-Philippe assure la paix, comme Napoléon III en 1850 : pourquoi alors s’attarder avec Henri V, si l’on a oublié depuis longtemps que la politique devait être pratiquée par science et non par instinct, que les institutions, sous Louis-Philippe, étaient radicalement différentes de celles de 1815 en ce qu’elles assuraient la toute-puissance de l’oligarchie des Lumières par le biais de la représentation nationale, oublié aussi que cette oligarchie est matérialiste, oublié et l’histoire et l’induction pour avoir tout accordé aux sentiments ? Après 1830, certains catholiques, pour les raisons énumérées ci-dessus, ne restent pas royalistes. Romantisme et révolution procèdent du même mode de pensée sentimental (ou matérialiste). Il était logique que les sentiments éloignent du roi, sauf à posséder des sentiments d’honneur, de fidélité, etc. hérités d’une époque non-romantique. Comme l’écrit Charles Maurras :
“Amis et adversaires du romantisme tombent d’accord sur son identité profonde avec la
Révolution. Romantisme et Révolution ressemblent à des tiges, distinctes en apparence, qui sortent de la même racine. Le mouvement d’idées, ou plutôt d’imaginations, qui jalonnent les dates de 1750-1830- 1848-1898, est une chose qui se tient ou se soutient, dans toutes les provinces, de l’activité et du rêve : morale, politique, poésie, histoire, philosophie, religion...” (28)
C’est leur romantisme qui va entraîner les intellectuels catholiques, anciens monarchistes et nouveaux démocrates, dans les “mouvements d’imagination” politique de 1830 et 1848 : incapables de raisonner, d’avoir une attitude politique “par science”, mais guidés par leur “instinct”, leurs sentiments, ils vont se retrouver à la remorque de la révolution pour ce qui est des institutions.
C’est ainsi que le départ du roi très-chrétien ne pouvait que produire une fracture entre les catholiques eux-mêmes quant aux moyens pour réaliser un bien commun pourtant identique. Sitôt 1830, un certain nombre d’intellectuels catholiques, ignorant la justification historique de la monarchie comme la condamnation du principe de la représentation populaire, d’abord pour n’avoir pas su que seule l’induction est admise en politique, ensuite pour ne connaître de l’histoire que ce que le romantisme en avait laissé, c’est-à-dire quelques clichés “à l’eau de rose” sur le Moyen-Age, et “au vitriol” sur l’Ancien Régime des XVIIe et XVIIIe siècles, ces intellectuels catholiques deviennent de fermes défenseurs des institutions matérialistes des Lumières, républicains, rejetant le roi. C’est une fracture qui s’ouvre dans les rangs de ceux qui défendent le bien commun catholique : il y en aura bien d’autres, mais celle-ci est vraiment la première par son importance.
En effet, au XVIIIe siècle, la monarchie était transcendée par la doctrine de l’Eglise sur le bien commun : on n’aurait pas pu concevoir un pouvoir légitime autre que celui du roi très-chrétien. La notion même de légitimité, comme les institutions qui y étaient associées, n’avaient pas à être défendues tant elles paraissaient naturelles pour les catholiques. Or, au XIXe siècle, la poussée romantique (ou révolutionnaire) est si forte que le paysage politique évolue : nombreux sont les Français qui, catholiques, conservent la notion du bien commun catholique, la fin politique commune pour les catholiques mais qui, tel Chateaubriand, par leur romantisme, par la trop grande place laissée aux sentiments, deviennent des jacobins dans leur engouement pour les “techniques” révolutionnaires, pour les institutions, pour les moyens politiques révolutionnaires. C’est là que se situe la différence avec le XVIIIe siècle, et là que se situe la fracture entre les catholiques sur les moyens politiques.
Dès 1830 se produit une scission politique dans le monde catholique. Cette scission ira en s’accentuant (et se reflétera dans l’historiographie). Le signe le plus tangible en est, bien sûr, la fondation du journal L’Avenir, dont le premier numéro date du 16 octobre 1830, et qui prend comme devise : Dieu et Liberté. Il est fondé par Lamennais avec Lacordaire, de Coux, Guéranger, Gerbet, Salinis, Rohrbacher, puis Montalembert. Ils se disent partisans de toutes les libertés : de conscience, d’enseignement, de la presse, d’association, du vote des peuples, etc. Le tableau de ce “mouvement d’imagination” aurait été incomplet s’il n’y avait été ajouté une volonté affichée de rejeter les légitimistes et de s’en démarquer.
Comme l’écrit René Leguay dans son article Libéralisme catholique : “Les violences de langage à l’égard des royalistes fidèles au principe de la monarchie de droit divin aliénèrent à L’Avenir des sympathies précieuses qui, d’abord, l’avaient soutenu” (29).
Enfin vient la condamnation des théories de L’Avenir par le pape Grégoire XVI dans l’encyclique Mirari vos du 15 avril 1832. Le “rêve et l’imagination” avaient touché non seulement la politique, quant aux institutions, mais aussi la religion ; d’où l’intervention du pape. Mais il n’empêche que cet engouement pour des “pratiques révolutionnaires” (vote du peuple, représentation populaire, liberté de la presse, respect de la Charte, etc.) était révélateur d’un état d’esprit car, ainsi que l’écrit R. Leguay :
“L’influence exercée par le nouveau journal fut immense. Ses campagnes eurent un grand retentissement, non seulement en France, mais encore à l’étranger, en Belgique, en Pologne, en Irlande, en Allemagne et même aux Etats-Unis... Le succès fut prodigieux chez les laïques et dans le jeune clergé...” (29)
Bien sûr, le fait qu’aient été abordés des sujets religieux (tels que la rupture du Concordat) avait entraîné la condamnation religieuse par l’autorité compétente. Mais il n’y avait plus d’autorité politique légitime (réalisant le bien commun catholique) pour porter une condamnation politique : tout ce qui avait trait aux institutions politiques n’avait pas été touché par la condamnation, comme le prouve la conduite des catholiques par la suite. L’état d’esprit qui avait provoqué ce “mouvement d’imagination” de 1830 demeurait dans la politique et l’histoire, même si Mirari vos avait freiné le progressisme religieux (sauf chez Lamennais). Nous disons “freiné”, car l’on sait bien que le libéralisme conservera toujours ses défenseurs plus ou moins feutrés. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Nous nous limiterons aux conséquences politiques du sentimentalisme : cette influence que nous venons de relever à travers les idées de L’Avenir va se retrouver de plus en plus chez les catholiques. Prenons l’exemple de Donoso Cortès. Certains, qui connaissent ses excellents écrits, s’étonneront de nous voir ici chercher chez lui des influences révolutionnaires, ne serait-ce qu’au niveau politique et pourtant, au milieu de beaucoup d’idées justes, nous retrouvons exactement les théories politiques que reprendra Marc Sangnier au XXe siècle ! Jules Chaix-Ruy résume ainsi la pensée de Donoso Cortès : “Et l’histoire établit ces cinq vérités : 1°) l’émancipation successive de toutes les classes de la société ; 2°) l’incarnation de l’intelligence en chacune des classes ainsi constituées ; 3°) la domination de la classe dans laquelle l’intelligence se manifeste, comme si elle recevait d’elle la justification et l’autorité qu’elle revendique ; 4°) la scolarisation progressive de cette intelligence dont l’Eglise, au temps de la barbarie, reçut l’intermédiaire du gouvernement représentatif. Il serait par conséquent tout-à-fait vain de vouloir s’opposer à cette transformation du pouvoir aux mains jadis des patriciens et des nobles ; c’est aux classes intermédiaires industrielles, commerçantes, agricoles, qu’il appartient désormais de l’exercer” (30) et Chaix-Ruy constate : “Les influx même du Saint-Simonisme, plus exactement d’une aile du Saint-Simonisme, celle qui prendra part, avec F. de Lesseps, aux grands travaux de la seconde moitié du siècle, ne sont pas étrangers à cette orientation de sa pensée”.
Le problème politique est ici excessivement mal posé et encore plus mal résolu par Donoso Cortès. Tout d’abord, les classes sont conçues comme étant fermées, et sans communication, ce qui est déjà une erreur historique puisque les hommes, ou plutôt les familles, passaient d’une classe à l’autre et non pas l’intelligence et le pouvoir. Louis XIV avait su comprendre l’évolution de la société et y adapter son gouvernement, et les institutions. C’est d’ailleurs ce qui faisait rugir Saint-Simon au point d’appeler ce régime un “règne de vile bourgeoisie”. Louis XIV n’avait fait que “bien faire” ainsi. Louis XV aussi, instaurant l’égalité devant l’impôt, savait faire preuve de la même adaptation, et le blocage se produisit du fait des Saint-Simon, Boulainvilliers et autres oligarques parlementaires prétendant, au nom de “songeries pseudo-historiques ”, être la représentation de la nation. Vouloir faire succéder, à un ancien régime qui ne sait pas s’adapter à la société, un gouvernement représentatif qui signifie la réussite de cette adaptation à l’évolution de la société, est un contresens. Et Donoso Cortès le fait : ce n’est pas le pouvoir ni l’intelligence qui se déplacent de classe en classe, ce sont les familles.
Quand Donoso Cortès oppose les classes “nobles, patriciens” aux classes “industrielles, commerçantes, agricoles”, il fait encore la même erreur : la noblesse ne correspond pas à une profession mais à l’excellence d’une profession. Quand un homme, qu’il soit commerçant, peintre ou architecte, accomplit son travail avec excellence, il est reconnu comme noble ou patricien. C’est le roi, juge suprême, à qui revient d’officialiser cette reconnaissance ; mais l’anobli demeure peintre, commerçant ou combattant. Louis XIV a anobli son jardinier, des musiciens, des commerçants, des juristes, des architectes, etc. Louis XV a anobli des géographes, cartographes, astronomes, chirurgiens, etc. Le pouvoir n’est pas passé aux jardiniers, aux musiciens, aux architectes, etc. Il est resté au roi, conseillé par la noblesse, laquelle n’est en fait qu’un ensemble de familles que le roi a reconnues comme ayant accompli avec excellence leur tâche dans la société et parmi lesquelles il recrute conseillers, délégués, etc.
L’intelligence, et le pouvoir, ne passent pas de classe en classe : ils s’incarnent dans un certain nombre de familles, quels que soient leur ministère, leur métier, leur rôle dans la société : chez les chirurgiens comme chez les architectes et les juristes. Faire passer le pouvoir d’une classe à l’autre est un contresens total : c’est l’idée des très riches oligarques, parlementaires et éclairés du XVIIIe siècle dont la volonté de tout juger selon les critères économiques révèle le désir de réaliser un bien commun matérialiste. Donoso Cortès ne semble pas s’être aperçu combien ses idées étaient celles de la Révolution, combien sa politique était révolutionnaire : sa volonté d’instaurer un gouvernement de représentation populaire le prouve bien, comme d’ailleurs ses critiques très injustifiées à l’égard du gouvernement de Charles X, reprises aux louis-philippiens (31), dont le règne peut être appelé, pour de bon cette fois, “un règne de vile bourgeoisie”, vile parce que matérialiste.
Bien sûr, Donoso Cortès évoluera, notamment en constatant les faits, les fruits empoisonnés de ce qu’il considérait autrefois comme inévitable. Mais il reste qu’il l’a écrit, c’est-à-dire qu’il a ignoré la véritable histoire et la véritable politique, pour adopter une politique éminemment révolutionnaire par ses moyens, même si elle ne l’était pas dans sa fin. Et combien d’autres avec lui !
De cette évolution entre le XVIIIe et le XIXe siècle, c’est-à-dire de la venue des catholiques à l’adoption d’une histoire et d’une politique matérialistes, cause des divisions de 1830, nous trouvons bien d’autres exemples.
En 1848, l’engouement de certains catholiques pour la démocratie sera très important. Voici ce qu’écrit le chanoine Marcel Bruyère à ce sujet : “Sous le coup de la révolution de février (1848, ndlr), les mots de liberté et d’égalité avaient pris possession des têtes qui auraient dû être les plus sensées. Il parut à de bons esprits - et beaucoup de catholiques partagèrent ce sentiment - qu’une ère nouvelle s’était levée, où tous les hommes seraient frères et se gouverneraient eux-mêmes, avec sagesse et justice, dans l’atmosphère saine créée par le suffrage universel, vent purifiant qui dissiperait tous les miasmes de la politique de parti.
Nous sommes républicains, déclarait le P. d’Alzon dans un article, parce que le mouvement vers la démocratie ne se serait pas accéléré en Europe depuis un siècle sans la volonté de Dieu, et parce que la démocratie est l’application la plus rigoureuse des principes du christianisme” (32).
Si cette citation méritait d’être relevée, c’est parce que le père d’Alzon, fondateur de l’Assomption, était très connu et très considéré à son époque. Nous pouvons constater qu’il y a là tout d’abord un religieux qui a oublié que le choix des institutions est un problème temporel et non spirituel (même si le choix est effectué en vue du bien commun dont la définition, elle, relève de l’enseignement de l’Eglise). De plus, ce religieux a oublié aussi que la politique est une science pratique, et que le choix des moyens repose sur l’induction. On juge une institution sur des faits, donc sur une analyse historique rigoureuse. L’imagination et le rêve en ce domaine ne peuvent mener qu’au mal, même si l’on y met le nom de Dieu et des évangiles. Or, ce religieux n’est pas le seul ! Combien d’autres catholiques ont suivi ou imité le père d’Alzon ?
Un autre catholique, encore plus illustre, incarnera à son tour l’ignorance des catholiques en politique, et leur évolution révolutionnaire : il s’agit de Frédéric Ozanam. Ce fervent catholique, fondateur des conférences de Saint Vincent de Paul, admirable dans sa vie privée comme dans sa profession, est tout d’abord un esprit pétri de romantisme (ou de sentimentalisme). Lamartine dit de lui : “Il croyait comme nous que la vérité était à plus forte dose dans le coeur que dans l’esprit” (33).
Ozanam considère l’ancienne France incarnée en la personne de Chateaubriand : “Sans doute, quand on voit mourir (…) Chateaubriand qui était comme le représentant de l’ancienne France, il semble que la patrie s’en va” (34). Il écrit du même Chateaubriand : “Ses livres, Le génie du christianisme, Les Martyrs, et Les Etudes historiques m’ont fait beaucoup de bien, et je connais bien des esprits qui en ont ressenti les mêmes effets” (35). Quand on connaît le rousseauisme sentimentalo-théologique desdits ouvrages et les “songeries pseudo-historiques” desquelles Chateaubriand tirait sa politique parlementaire, on ne peut qu’être effrayé par le “beaucoup de bien” avoué par Ozanam pour lui et bien d’autres esprits.
Comme tout romantique qui se respecte, il a une vision du Moyen-Age très idéalisée, dans la droite ligne des songeries des parlementaires du XVIIIe siècle (35bis) et des royalistes de la charte de 1815 : “Du Moyen-Age, Ozanam écrivait poétiquement à Jannot que ‘ces temps lointains lui faisaient l’effet de ces îles enchantées dont parlent les poètes, où l’on cueille des fruits et où l’on se désaltère à des fleuves’...” (36)
Ozanam a d’ailleurs une singulière vision de la politique, qui est intéressante dans la mesure où nous la retrouverons chez bien d’autres que lui : étudiant à Paris, et désolé des attaques dont souffre le catholicisme, il organise des joutes oratoires et des conférences, mais singulièrement (c’est lui-même qui écrit) : “La lice est ouverte à toutes les opinions, voire même aux doctrines saint-simoniennes et hormis la politique écartée par le programme...”. La politique ne l’intéresse pas. Mais attention ! Cela ne l’empêche pas d’être convaincu que la démocratie, c’est le sens de l’histoire : “Sacrifions nos répugnances et nos ressentiments pour nous tourner vers cette démocratie, vers ce peuple... Passons aux Barbares...” (37). Bien sûr, il explique qu’il ne s’agit là que de refaire ce qu’avait fait saint Rémi, c’est-à-dire que, toujours pétri des mêmes “songeries pseudo-historiques”, il va “fouillant les siècles passés pour trouver quelque ancêtre à sa doctrine”.
Il a oublié quelque peu que c’est Clovis qui est passé à saint Rémi, que le gouvernement de Clovis n’avait rien de démocratique, en témoigne “l’absolutisme” du crâne fracassé pour le “vase de Soissons”, que Clovis voulait lui-même être romain, etc. Mais le Moyen-Age romantique fait partie intégrante de ces mouvements d’imagination de 1750, 1789, 1830, 1848, car le “passons aux barbares” est écrit au moment de la révolution de 1848. Voulant expliquer cette phrase qui fait jaser, Ozanam s’enfonce : “Voilà comment passer au peuple, c’est passer aux barbares, mais pour les arracher à leur barbarie, faire d’eux des citoyens en en faisant des chrétiens etc...” (38). Ne lui en déplaise, il ne suffit pas d’être chrétien pour régler le problème des institutions, le problème politique. Ozanam mélange ici “chrétien” et “citoyen” pour défendre sa pensée qui est que les catholiques doivent rallier les révolutionnaires de 1848 (phénomène politique) parce qu’il suffira de convertir les hommes pour réaliser le bien commun. C’est ignorer le problème politique purement et simplement, ignorer que si les institutions de 1848 sont instaurées pour réaliser le bien commun matérialiste, elles ne pourront réaliser le bien commun catholique, même en convertissant (en essayant de convertir) les hommes. C’est oublier qu’adopter la politique révolutionnaire en échange de la conversion (hypothétique) des révolutionnaires, c’est échanger la proie contre son ombre et que, passer à la politique des barbares en pensant que les barbares passeront au bien commun catholique est un non-sens total qui bafoue le principe fondamental en politique énoncé par saint Thomas “En toutes choses qui ne naissent pas au hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”. C’est nier la politique comme science. Ozanam est d’ailleurs, en cela, exactement dans la ligne des catholiques qui font de la politique sentimentale ; il est significatif que, pour lui, ce passage aux barbares revienne à sacrifier des répugnances, c’est-à-dire des “ressentiments”. Or la politique n’est pas une question de sacrifice de répugnances, c’est une réflexion sur les causes : des effets politiques, on cherche la cause institutionnelle. Le “sacrifions nos répugnances” est un lapsus révélateur.
A ceux qui lui demandent de jouer un rôle politique comme député, il répond : “Je suis moins préparé que tout autre aux questions qui vont occuper les esprits, je veux dire à ces questions de travail, de salaire, d’industrie, d’économie, plus considérables que toutes les controverses politiques...” (39). Il s’avoue ainsi exactement dans la ligne de ce que réclamaient les oligarques matérialistes du XVIIIe siècle : l’économie, l’industrie, le salaire, dépassant la politique, alors que c’est elle normalement qui est la science architectonique des autres sciences parce que sa fin (le bien commun) est supérieure aux fins des autres sciences. C’est la raison pour laquelle Ozanam se retire de la politique, comme d’ailleurs Lacordaire, Maret, etc. (...tout en demeurant convaincu que la démocratie est inéluctable, que c’est le sens de l’histoire voulu par Dieu, etc.).
En 1830 avait été fondé L’Avenir. En 1848, c’est L’Ere nouvelle. Le titre est tout aussi significatif ! “Il y était déclaré que le journal n’appartenait à aucun parti, mais qu’il se tiendrait au-dessus d’eux pour pouvoir leur dire la vérité à tous...” (40). La vérité, c’est bien sûr les vérités de la religion : on se place ainsi au-dessus de tous les partis, légitimiste, bonapartiste, orléaniste, républicain, etc. mais on garde un faible pour la république : “dans l’espoir et avec les chances d’obtenir d’elle les libertés religieuses refusées par les gouvernements antérieurs” (41) ! Monseigneur Baunard écrit même :
“Ozanam, lui cependant, avait fait de l’acceptation de la république une affaire non de concession, ni de transition, mais de conviction, non un expédient, mais une solution” (41).
Ses connaissances historiques pétries de Chateaubriand en ont fait un parfait démocrate : “Ce que je sais d’histoire me donne lieu de croire que la démocratie est le terme naturel du progrès politique, et que Dieu y mène le monde” (41). Et n’oublions pas qu’Ozanam avait une chaire à la Sorbonne, ce qui donne la température de l’air du temps pour ce qui touche à l’historiographie catholique ! Ceci était d’ailleurs affirmé au-dessus des partis, qui ne comprirent pas cette dialectique de “démocrates apolitiques”, et ne fit qu’ajouter à la confusion déjà très grande, obligeant Lacordaire à quitter L’Ere nouvelle pour qu’on ne fît pas retomber sur sa soutane les griefs dirigés contre le journal.
Plus que tous peut-être, Ozanam incarne le type accompli de l’idéaliste ; il se déclare attristé de voir, non pas le désastre politique de la représentation populaire de 1848, mais de voir “l’opinion”, la société, se tourner à nouveau vers la tyrannie. Il avait rêvé de la démocratie et il se réveille avec Napoléon III face à lui ! Il est inconsolable de ce que l’on fasse “litière à la fois de la république et de la liberté. Il écrivait ‘Mon cher ami, la vérité est que je m’inquiète fort de voir la voie où l’on nous jette et qui a conduit les hommes de la Restauration aux abîmes (...) Si vous saviez les illusions et le langage de quelques-uns, je ne dis pas des vieux, mais des jeunes hommes d’état de vingt-cinq à trente ans, de ceux qui, dans leur ferveur, ne veulent plus de constitution, plus de représentation nationale, plus de presse !’...” (42).
Quel abîme d’ignorance et d’idéalisme ! Car si beaucoup ont rêvé et imaginé comme lui en 1848, parce qu’ils étaient incapables de juger la chute de la Restauration, du moins l’anarchie de 1848 avait-elle ouvert les yeux sur la nécessité d’un pouvoir fort comme fondement de l’ordre social et politique. Mais lui se révèle absolument incapable de réagir face aux événements. Il est perdu dans son rêve. Il n’est pas surprenant du tout de le voir faire un contresens au sujet de la Restauration, quand il pense que Charles X est tombé parce qu’il a été despotique en limitant la liberté de la presse par les ordonnances de 1830, qu’il a privé le peuple de ses droits contre la Charte. C’est exactement le discours des “tireurs de ficelles” en 1830, des oligarques qui régnèrent sur Louis-Philippe. Ce qui ne l’empêche pas le moins du monde de défendre en même temps la représentation populaire qui est la cause de ce que l’Eglise s’est vu refuser ses droits “sous les gouvernements précédents”, et notamment sous la Restauration. Et c’est un professeur de Sorbonne, et un catholique, qui écrit cela !
L’explication, c’est qu’Ozanam avait appris l’histoire avec Chateaubriand, une histoire qui n’avait rien à voir avec la réalité, mais beaucoup avec les “songeries pseudo-historiques”. Ecoutons-le nous tracer sa vision de l’histoire, cette vision qui lui permettait d’affirmer que Dieu menait le monde à la démocratie : “Ce sont d’abord, dit-il dans une belle page de sa jeunesse, ce sont les empereurs d’Orient qui voulurent faire de l’Eglise un patriarcat soumis à leur autocratie... Puis ce sont les barbares qui la pressent de s’unir avec eux pour le pillage du vieil empire romain, ce sont les grands seigneurs féodaux qui essaient de la barder de fer, puis les rois qui l’invitent à s’asseoir dans ces parlements qu’ils gouvernent avec le fouet et l’éperon (allusion à Louis XIV ? ndlr). Enfin, ce sont les modernes fondateurs des constitutions représentatives qui daignent bien lui ménager un banc dans une chambre haute, mais qui s’irritent de ce qu’elle ne se prête pas au mécanisme étroit de leur administration (…)” (43).
Il y a plusieurs choses dans ce texte. D’abord une vision de l’histoire complètement faussée, où l’on voit tout mêlé ensemble sans distinction : des imperfections politiques que l’histoire a connues, on se sert pour rejeter pêle-mêle les institutions qui se sont succédées dans une vision noire. On se demande comment l’Eglise a pu vivre pendant 19 siècles et se développer comme elle l’a fait ! Il faut qu’il y ait eu un miracle permanent ! Mais il y a plus.
Au XVIIIe siècle, les révolutionnaires pouvaient être accusés d’avoir méprisé la méthode de science politique en fondant leurs nouvelles institutions sur la déduction à partir des droits de l’homme, et non pas sur l’induction à partir des faits historiques. Mais avec Ozanam, le problème est réglé, on ne peut plus faire ce reproche : on a aménagé l‘histoire de façon à ce qu’elle aille dans le sens voulu. Ce qui permet à Ozanam, à d’Alzon, de confondre Dieu et démocratie. Mais, malgré ce gros effort historique, une partie du problème demeure : si toute l’histoire est une succession de noirs tableaux contre l’Eglise, ce que la république a fait depuis sa naissance s’inscrit aussi dans cette ligne ! Comment faire alors ? Ce qui est un problème pour nous, inductifs - qui cherchons dans l’histoire les faits qui nous permettent de juger les institutions - n’en est pas un pour Ozanam : “Ou c’est l’exploitation de tous au profit d’une faction: c’est la république de la Terreur, et cette république, je la maudis - ou c’est le sacrifice de chacun au profit de tous, et c’est la république chrétienne de l’Eglise primitive de Jérusalem. C’est peut être aussi celle de la fin des temps, l’état le plus haut où puisse monter l’humanité” (44). Ainsi y a-t-il une bonne et une mauvaise république : la république de la primitive Eglise de Jérusalem, nouvelle acquisition de la galerie des “songeries pseudo-historiques” (ou pseudo-politiques ?) vient donc remplacer le fait manquant qui faisait défaut à l’induction de notre idéaliste. L’aberration de comparer une société religieuse de quelques centaines de personnes à une société politique de 30 millions d’individus ne le choque pas le moins du monde ! Il se félicite d’ailleurs, avec son ami Lallier, de la très subtile distinction ainsi opérée : “Je retrouve dans votre circulaire tous mes sentiments et toutes mes pensées : la république dont je ne veux pas et celle que je veux” (45) : celle des faits, celle du rêve !
Certains feront sans doute remarquer que beaucoup de catholiques ont réagi contre la démocratie à tout crin de L’Ere nouvelle. Malheureusement, si cette réaction révèle que beaucoup de catholiques avaient plus de bon sens que “Jean-Jacques Ozanam”, le bon sens en question était loin de combler la crevasse creusée par le romantisme entre les idées et la réalité, même chez ces catholiques réagissant contre L’Ere nouvelle : nous le verrons en étudiant l’action et les idées de Louis Veuillot et de L’Univers.
Mais avant d’y arriver, il convient de connaître mieux encore ce que le romantisme pouvait réaliser dans un cerveau catholique comme celui d’Ozanam.
Après s’être embarqué sur la république de 1848 comme sur l’arche du salut alors qu’il ne s’agissait que d’un vieux rafiot faisant eau de toutes parts, effrayé de voir que l’on pouvait remettre en cause la représentation populaire et la liberté de la presse, affligé par les résultats lamentables de L’Ere nouvelle, Ozanam finit par se décourager et se réfugie bien vite au-dessus des partis, dans l’apolitisme :
“Il faut, dit-il, que l’on sache à Lyon que les agitations politiques, dans lesquelles on m’a trop cru fourvoyé, ne m’ont pas arraché à l’objet préféré de mes études, c’est-à-dire à tout ce qui peut hâter l’alliance de la science et de la religion” (45) : voilà où mène le sentimentalisme. On est catholique et on adopte le mode de pensée sentimental et révolutionnaire pour l’histoire et la politique. Devant les résultats désastreux auxquels on ne comprend rien, et pour cause, on s’en va. On s’est révélé incapable d’agir en politique, alors on la rejette. De plus, Ozanam considère que la politique n’est pas une science, ou ne fait pas partie de la science, puisqu’il affirme quitter le terrain politique pour travailler “à l’alliance de la science et de la religion”. Or, c’est une erreur grave et un lapsus révélateur.
La politique est une science, “connaissance par les causes” et elle est étroitement liée à la religion par le bien commun qui est sa fin, avec les conséquences que l’on sait sur les institutions, selon le principe “ en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action ”.
C’est même l’importance de cette fin qui fait de la politique la science architectonique de toutes les autres. Vouloir ignorer la politique, c’est refuser l’ordre de la société humaine qui est une société politique, c’est s’exposer à ne plus pouvoir comprendre la société, à ne plus pouvoir agir dessus : ceci est très grave de la part des catholiques parce que cela revient à déserter le terrain politique, à le laisser aux non-catholiques, dont - nous l’avons vu avec la philosophie des Lumières - la fin est “à tout le moins matérialisante”.
Or Ozanam n’est pas un isolé. Que l’on songe à l’influence qu’il a pu avoir comme professeur à la Sorbonne, comme fondateur et président des conférences de Saint Vincent de Paul, qui comptaient déjà avant sa mort plusieurs milliers de membres dans de nombreux pays. Certains légitimistes eux-mêmes, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ont manifesté le même rejet de la politique pour y avoir, eux aussi, mis trop de sentiment. Dans sa thèse Les royalistes français devant la France dans le monde, P. Gourinard rapporte les statuts d’un institut fondé, entre autres, par des légitimistes membres de la conférence de Saint Vincent de Paul. On y retrouve exactement la même pensée que celle d’Ozanam sur la science et la politique : “Nous ferons des prospectus pour les oeuvres de charité, des cantiques pour les solennités du culte, des tableaux pour les pauvres autels, nous ferons aussi une guerre sérieuse, incessante, à tout livre, à tout système irréligieux, nous étudierons les mensonges de l’histoire et de la science pour les dévoiler (...) ; l’objet de l’oeuvre à laquelle nous nous dévouons, c’est la charité intellectuelle. Nous voulons porter la vérité à ceux qui l’ignorent (...). Il est inutile maintenant d’ajouter que l’Institut catholique reste étranger à toute préoccupation du moment, à tout principe humain, et ne saurait tenir compte des intérêts des partis qui divisent le monde. Que lui importent ces choses ! Il veut seulement offrir aux intelligences honnêtes le seul point où elles peuvent se rallier quand même : le terrain religieux. Si nos études pouvaient laisser quelque place à la politique, ses difficultés et ses divisions n’existeraient pas pour nous qui aimons nos frères et craignons Dieu” (46).
Nous retrouvons là les mêmes erreurs que chez Ozanam. Il est étonnant de voir écarter la politique du domaine de la “charité intellectuelle”, de voir affirmer que les intelligences ne peuvent pas s’allier sur le terrain de la politique, mais uniquement sur le terrain religieux, ce qui revient à dire que la politique est hors du champ de la vérité ! Il est étonnant aussi de constater que ces laïcs ne considèrent la politique que comme un extrême superflu, loin derrière les oeuvres pieuses et “sociales”, et de manière à n’offrir aucune difficulté, aucune division face à quiconque, autant dire hors des débats institutionnels qui déchiraient le pays à l’époque. Ecarter les institutions du champ de travail de la politique, c’est s’écarter de la politique tout court quant à l’action, car c’est refuser d’agir sur les moyens de réalisation de la fin, sur les causes qui décident de la réalisation du bien commun. Or, s’il semblait impossible de réunir les intelligences sur le terrain politique, c’était précisément parce que l’on avait trop agi par instinct et pas assez par science. Les sentiments non dirigés par l’intelligence (la science) ne peuvent que diviser. Seule l’intelligence peut unir sur le terrain de la vérité. Mais les catholiques avaient abandonné depuis bien longtemps la raison (la science) politique pour la passion (le sentiment) politique, l’unité pour la division. Un sociologue illustre du XIXe siècle, qui a beaucoup réfléchi sur la politique de la société de son temps, fait exactement la même constatation. Il s’agit d’Alexis de Tocqueville qui exprime cette idée en 1852 dans une lettre au Comte de Chambord, lettre dans laquelle il analyse les maux de la France et en cherche les causes pour présenter les remèdes :
“Ce qui rend en France tous les gouvernements et si forts et si faibles, c’est qu’en politique comme presque en toutes choses, nous n’avons que des sensations et pas de principes ; nous venons de sentir les abus et les périls de la liberté, nous nous éloignons d’elle. Nous allons sentir la violence, la gêne, la tyrannie tracassière d’un pouvoir militaire et bureaucratique, nous nous éloignerons bientôt de lui” (47).
Alexis de Tocqueville a très bien vu où était l’erreur, la cause des maux politiques : trop de sensations, pas de principes, trop d’instinct, pas de science. Il y avait 60 ans, Joseph de Maistre l’avait déjà vu, mais n’avait pas été compris. Malheureusement, même Alexis de Tocqueville n’a pas su s’élever assez au-dessus de son temps pour comprendre toutes les “implications et la portée” de cette erreur. On le voit ainsi conseiller à Henri V de rétablir une monarchie en garantissant le maintien des mêmes éléments qui avaient causé la ruine de la Restauration : une représentation populaire, la liberté de la presse ! (48) Il reste que son analyse sur le “trop de sensations et pas de principes” est très pertinente, même s’il ne l’a pas poussée suffisamment dans le temps. Il n’a sans doute pas vu combien l’historiographie aussi avait été frappée par le romantisme.
Avant de quitter Ozanam, Lacordaire, Maret et tous ceux qui se laissèrent aller aux “mouvements d’imagination et de rêve” de 1830, 1848, il est intéressant de noter une dernière prise de position de ces idéalistes, car on la retrouvera chez d’autres personnages augustes plus tard, comme on l’avait déjà vue chez Chateaubriand. Il s’agit de la question des nationalismes en Europe centrale. Connaissant les opinions d’Ozanam sur la démocratie, sa haine de l’absolutisme, nous devinons sans peine en faveur de qui sera tranché le différend entre l’empire austro-hongrois et les jeunes nations d’Europe centrale. Mais rien ne vaut quelques citations. Lors de son passage en Italie, Ozanam se dit attristé par la présence autrichienne à Venise : “Cependant ces jouissances étaient mêlées d’une grande tristesse. Je voyais sur la place trois mâts dépouillés des bannières des trois royaumes qui faisaient jadis la gloire de la république ; et sur la piazetta, les canons autrichiens et les grenadiers hongrois qui les gardent” (49).
Quelle tristesse de voir une république (forcément vertueuse) soumise à un empire (forcément persécuteur) ! Aussi, quand la révolution de 1848 vient secouer Paris, Rome et Vienne, le romantique impénitent s’exclame : “Enfin, je crois à l’émancipation des nationalités opprimées...” (50). Il explique également que : “...passer aux barbares”, c’est “passer du camp des hommes d’état et des rois asservis à leurs intérêts égoïstes et dynastiques qui ont fait les traités de 1815, les Talleyrand, les Metternich, aux intérêts nationaux et populaires. Aller au peuple, c’est (...) s’occuper de ce peuple (...) qui réclame une plus grande part raisonnable dans les affaires publiques...” (51). Voilà la dialectique romantico-catholique : on mêle beaucoup de faux révolutionnaire avec une once de vérité catholique. Que Talleyrand soit blâmable en plusieurs points, c’est entendu. De là à parler des rois asservis à leurs intérêts égoïstes et dynastiques, c’est pratiquer une généralisation hâtive qui n’est justifiée qu’aux yeux du rêveur imaginatif qu’est Ozanam. De plus, entre Talleyrand et Metternich, il y a une différence notable, que seule l’ignorance de notre romantique a pu combler. Et nous préférons un Talleyrand égoïste et cynique qui signe le traité de 1814 à une république généreuse qui nous amène en 1798 ! Mais ce sont là des considérations qui ne peuvent toucher un esprit qui n’hésite pas à opposer une “république mauvaise” de 1792 à une république vertueuse ” de la primitive Eglise de Jérusalem: quand on en est rendu là, quelques généralisations ne sont plus rien. Mais Ozanam n’était pas le seul en faveur du “principe des nationalités” : “Toute la jeunesse intelligente et lettrée entre 1850 et 1870 optait pour l’Italie et pour la Prusse, contre le Pape et contre l’Autriche. Pas seulement à gauche, ni au centre : à droite même. Et, des plus ardents pour le Pape, combien faisaient aussi des voeux pour la jeune Italie ! M. de Mun et d’autres ont très noblement confessé ce libéralisme latent” écrivait Charles Maurras en 1914 (51bis).
Mais Ozanam, comme le père d’Alzon, Donoso Cortès, Lacordaire, comme tant d’autres membres de L’Avenir, de L’Ere nouvelle, etc, sont révélateurs de l’influence exercée sur la société toute entière – y compris sur les catholiques - par le romantisme qui est un mode de pensée matérialiste parce qu’issu des Lumières. Nous l’avons vu sous la Restauration : les catholiques demeurent royalistes quoique déjà pétris des sophismes de la politique révolutionnaire et de son historiographie. Nous le voyons encore davantage après la Restauration, où le sentimentalisme romantique progresse, au niveau politique, parce que beaucoup de catholiques romantiques n’ont pas les “sentiments” qui animaient un Chateaubriand, un Berryer, etc. envers le monarque très-chrétien. Par la suite, cette évolution ira en s’accentuant : le temps travaille pour la politique des Lumières parce que, le roi très-chrétien étant exilé, il est fatal que de plus en plus il soit ignoré, d’autant plus que ceux qui tiennent le pouvoir en France font tout pour flatter les sentiments des Français et continuer les calomnies contre le monarque légitime. Cette évolution de plus en plus révolutionnaire de la politique ne s’arrête pas : la démocratie, la représentation populaire deviennent la mode même chez les catholiques.
On serait tenté de croire que ces dérapages des catholiques en faveur de la politique révolutionnaire vont cesser après les euphories de 1830 et de 1848. Il n’en est rien malheureusement. En effet, c’est dans la décennie 1840 que se forme ce que l’on appelle le “ parti catholique ”, réunissant de près ou de loin des personnalités dont nous avons déjà parlé, et d’où émergera une personnalité hors du commun : Louis Veuillot.
Parlant des troupes de L’Avenir, S. Rials écrit : “Largement détachées de la fidélité royaliste, ‘catholiques d’abord’, mais demeurées conservatrices en général, elles furent à l’origine de ce que l’on allait baptiser dès 1840 le ‘parti catholique’ ”. Et nous retrouvons dans ce parti les idées qui firent tant de tort aux légitimistes : engouement pour la démocratie, puis indifférence à toute forme gouvernementale. Cet éloignement des catholiques de la monarchie légitime a été accentué par une mauvaise interprétation de la demande du pape Grégoire XVI aux évêques français d’accepter loyalement la monarchie de Louis-Philippe dès 1830. Cela n’engageait que les clercs. Malheureusement, comme le constate S. Rials, “de plus en plus - et l’on verra plus loin l’avenir de ce thème - s’imposait l’idée d’une défense exclusive des intérêts catholiques, conçus comme essentiellement distincts du combat proprement politique” (52). Ce qui était une erreur : que les évêques n’aient pas à s’immiscer dans les luttes politiques, selon la demande de Grégoire XVI, c’était juste. Mais pour les laïcs, il en allait autrement : la forme des institutions ne devait pas leur être indifférente. L’exemple le plus illustre de la durée des idées politiques de L’Avenir et de L’Ere nouvelle tout au long du XIXe siècle au sein de la majeure et de la meilleure partie des catholiques qui formèrent le “parti catholique”, c’est Louis Veuillot lui-même. Certains, qui ne connaissent de Louis Veuillot que son extraordinaire influence au service de l’Eglise au XIXe siècle, s’étonneront sans doute à la lecture d’une telle affirmation. Qu’est-ce donc qui nous autorise à la poser ?
La question mérite une réponse car, dans l’histoire des idées et des actions politiques en France, Louis Veuillot occupe une place majeure par l’ascendant qu’il a eu, dès les années 1840-1850, sur les catholiques de son temps et sur leurs successeurs. Il convient, avant d’entrer dans le vif du sujet, de rappeler par quelques citations le “contexte” de l’époque, cette époque où, précisément, Louis Veuillot était par sa plume magnifique, son courage, sa ténacité, le chef de file et le modèle des catholiques de France, d’Italie, d’Espagne, d’Irlande, de Belgique, d’Allemagne, du Canada, etc. On comprendra mieux alors pourquoi “l’illusion politique” d’un tel homme mérite d’être étudiée, en ce sens qu’à travers lui, ce sont les idées et les actions politiques de la majeure (et de la meilleure) partie de la catholicité que nous étudierons, lesquelles ne sont pas sans préfigurer, et d’une certaine manière préparer, les divagations politiques dites contre-révolutionnaires de tant de catholiques de la fin du XIXe et du XXe siècles. Les citations qui suivent sont extraites pour la plupart de la Vie de Louis Veuillot par son frère Eugène Veuillot (52bis).
Voici une lettre de Mgr Parisis, évêque d’Arras, au journal libéral L’Ami de la religion, en 1856. Ce journal venait de publier un violent réquisitoire contre L’Univers que dirigeait Louis Veuillot. Pour défendre L’Univers Mgr Parisis écrit : “Les services rendus à la cause de l’Eglise par L’Univers sont ceux que rend partout le journalisme catholique (...) Seulement, ses services sont plus grands que ceux des autres parce qu’il est lui-même plus grand, c’est-à-dire le plus influent et le plus répandu de tous les journaux catholiques. C’est lui qui les a tous précédés et, tous pour ainsi dire, produits (...). En Italie, en Angleterre, en Irlande, partout, j’ai rencontré L’Univers chez tous les prélats comme chez tous les autres catholiques éminents. Demandez aux missionnaires de l’Amérique ou de l’Océanie, des Indes ou de la Chine, quel journal ils voient : tous vous répondront : L’Univers (...) Ce n’est pas un journal que je défends, c’est une grande institution catholique (…) Voilà tout le secret de ma lettre (...)” (53).
Sur le même sujet, le cardinal de Bonald écrit : “Je partage tout-à-fait (...) la manière de voir de Mgr l’évêque d’Arras (…)”. Le cardinal de Villecourt “(...) envoya tout de suite son adhésion à Mgr Parisis. ‘J’ai lu, écrivit-il, votre admirable lettre pour la défense de L’Univers (...)’ ”. L’archevêque de Sens, Mgr Jolly-Mellon, écrivait à Louis Veuillot : “(...) C’est vous dire, avec Mgr l’évêque d’Arras dont je partage la manière de voir, que je regarderais la suppression de L’Univers comme un malheur irréparable” (53).
Eugène Veuillot rapporte que son frère reçut à cette occasion trente lettres épiscopales (53). Lors de la suppression de L’Univers par le gouvernement de Napoléon (54), c’est un déluge de condoléances qui parvint à Louis Veuillot : Pie IX lui-même (55), puis de nombreux cardinaux, archevêques, évêques, des prélats de l’étranger. Voici enfin une phrase fort intéressante de M. l’abbé Ourion, curé des Ponts-de-Cé : “Quel mystère ! Vous avez contribué à rattacher au gouvernement (de Napoléon III, ndlr) la majorité des ecclésiastiques qui avaient des tendances légitimistes, et vous êtes frappé par ce même gouvernement...”. Lui écrivirent également à ce sujet : le comte de Quatrebarbes, chef du parti royaliste en Anjou, le marquis de Dreux-Brézé, le comte de Damas, le comte de Mallet, le marquis d’Andelaure, etc. De Belfort, Louis Veuillot reçut ces lignes : “Le coup qui vient de frapper L’Univers a douloureusement ému vos lecteurs de Belfort (...). En pouvait-il être autrement, quand on voit disparaître le meilleur champion du catholicisme...”. Une adresse de Genève “porte trente signatures”. Deux adresses de Fribourg : soixante-trois signatures (dont Diesbach, Muller, de Wech, Chollet, Oéby, etc.).
Enfin : “Voici toute la presse catholique de l’Europe : Belgique, Suisse, Allemagne, Hollande, Espagne, etc. : elle s’accorde à glorifier en L’Univers ‘le premier journal religieux de la France et même du monde’, en Louis Veuillot le maître dont la voix arrivait ‘dans tous les pays de la terre habités par des catholiques’ ” (56).
Parmi toutes ces citations, dont la plupart nous révèlent la renommée de Louis Veuillot chez les ecclésiastiques, il en est une sur laquelle nous reviendrons plus particulièrement, c’est celle du curé des Pont-de-Cé, qui met l’accent sur le rôle politique de Louis Veuillot en faveur de Napoléon III, ce qui touche précisément à notre sujet. Ce rôle de Louis Veuillot, Napoléon III l’avait si bien perçu qu’après son coup d’état qu’il voulait soumettre au plébiscite, il demanda au rédacteur en chef de L’Univers de venir le voir pour obtenir sa faveur et - par elle - celle de tous les catholiques : ce fut un succès pour Napoléon III, puisque Louis Veuillot “à ceux qui le questionnent sur l’attitude à adopter” répond “je leur dis qu’ils feraient bien d’aller tout de suite à ce nouveau pouvoir pour la raison que pendant la première semaine on irait encore sur les pieds, mais la seconde sur les genoux” (57). Son influence, à ce moment, sur les catholiques est prouvée également par une réponse que lui fit Billaut, ministre de l’intérieur de Napoléon III. Louis Veuillot était allé le voir pour récupérer des courriers secrets rapportés par lui du Vatican et interceptés par la police. Voici la réponse de Billaut : “ Non, cher Monsieur, c’est très sérieux (...) ceci est qualifié de crime. Cependant soyez sans inquiétude. A cause de vos mérites, et de vos anciens services, vous ne serez pas poursuivi...” (58).
Une lettre de Louis Veuillot à Mgr Fioramonti (secrétaire du Pape) prouve encore cette influence politique : “Il est avéré par le succès de L’Univers dans cette querelle qu’il représente l’opinion de la presque totalité des catholiques. Donc l’opinion catholique de France se débarrasse de l’élément politique qui ne lui est plus nécessaire et vit désormais par elle seule (...) et après cette guerre, nous voyons nos rangs s’étendre et s’épaissir” (59).
La Tour du Pin, déjà célèbre, avait constaté la place prépondérante acquise par le rédacteur en chef de L’Univers. Eugène Veuillot relate ainsi le fait : “Le marquis de la Tour du Pin, saluant la mémoire du baron de Vogelsang, rangeait Louis Veuillot à côté du grand sociologue autrichien, parmi les maîtres de l’école sociale catholique” (60). Albert de Mun, lui, reconnaît directement l’influence sur lui-même de Louis Veuillot : “Albert de Mun, pour sa part, après lui (à Louis Veuillot défunt, ndlr) avoir adressé le ‘tribut de son admiration et de son inaltérable reconnaissance’, affirmait : les entretiens de Louis Veuillot ‘ont laissé d’inaltérables traces dans mon coeur et, j’ose dire, dans ma vie publique’ ” (61).
Du Canada, le ministre de l’agriculture de l’état du Québec envoyait une lettre contresignée par quinze autres personnages officiels, lettre destinée au rédacteur en chef de L’Univers et formulée ainsi : “La cause catholique en France est si bien personnifiée en vous depuis plusieurs années qu’elle est atteinte elle-même chaque fois que vous êtes frappé. Or vous n’ignorez pas combien cette cause sainte nous est chère, à nous fils de la France et de l’Eglise (...) Votre parole était pour toutes les consciences catholiques un rayon de lumière...” (62).
D’Espagne, Don Carlos lui écrivait le 23 mars 1873 : “Il y a des écrits qui valent des batailles (...). Les articles de L’Univers en faveur de notre cause sont autant de victoires” (63). Il fallait que l’influence de ce journal fût bien grande dans ce pays pour écrire cela ! Le curé de Bouzaber, confident de Don Carlos et chargé par lui de transmettre ses adieux à Louis Veuillot, affirmait : “Il (Don Carlos) ne lisait pas d’autre journal français que L’Univers, dont il adopte sans aucune restriction tous les principes (...)” (64).
D’Irlande, A. Roussel, représentant Louis Veuillot lors de la commémoration réalisée à Dublin en l’honneur d’O’Connel, écrivait : “Hier (...) dans la séance du Comité, au milieu des applaudissements de ses membres, il a été donné lecture de la lettre de Louis Veuillot au lord Maire (...) Je ne saurais vous dire (...) tout ce que j’ai été chargé de vous rapporter par la foule des pèlerins étrangers et un grand nombre d’Irlandais (...). Ici comme partout, le rédacteur en chef de L’Univers est la grande admiration comme la grande sollicitude des catholiques” (65).
Il convient de clore enfin cette liste par une citation de S. Rials : “Pendant (...) les premières années de l’Empire, l’entente fut sans nuages entre le régime et l’Eglise. Veuillot, plume étincelante – et son journal L’Univers - auxquels les incessants progrès de l’ultramontanisme donnaient une audience exceptionnelle dans le clergé, soutenait le gouvernement. Albert du Boÿs pouvait écrire de l’ardent polémiste qu’il était ‘l’instrument le plus actif de la dissolution du vieux parti légitimiste’. Il devait pourtant être plus tard l’un des plus fermes piliers de son renouveau” (66).
Louis Veuillot eut donc une influence déterminante sur l’attitude politique des catholiques de son temps : par conséquent, l’étude de ses idées politiques revêt un intérêt particulier parce que ce sont également les idées d’une partie importante de ses contemporains catholiques. Ses illusions sont les leurs.
Nous les retrouverons longtemps après lui chez bien des contre-révolutionnaires, et de nos jours encore.
Mais pourquoi parler d’illusions ? Quelle fut donc son attitude politique, et surtout par quels principes fut-elle déterminée ? Ici encore, il nous faut revenir aux textes de la biographie de Louis Veuillot, à ceux des Mélanges (67) et à quelques autres également. “Je vous l’avouerai franchement, écrivait le rédacteur en chef de L’Univers au comte O’Mahony à la date du 14 avril 1840, la Croix, en prenant dans mon coeur la place du fumier qui l’encombrait, y est arrivée toute seule, sans autre ornement que les clous (...)
Pour moi, la simple Croix me suffit et si les fleurs de lys devaient en écarter 30 millions d’âmes, je vous dirais : pour l’amour de Dieu et de nos frères, oublions les fleurs de lys, vive la Croix !” (68). Ecoutons Eugène Veuillot parler du “parti catholique ” au XIXe siècle (dont il attribue - à juste titre - l’essor à son frère) : “Au lieu de viser à prendre le pouvoir, il s’est borné au rôle d’appoint, se portant à droite ou à gauche, selon le devoir envers l’Eglise et l’ordre social” (69). Au sujet de L’Avenir, il écrit : “L’Avenir
(...) servit efficacement la cause religieuse sur le terrain des doctrines, il la servit aussi sur le terrain politique en ne cessant d’établir que les catholiques ne doivent pas lier les intérêts religieux à une forme gouvernementale...” (70). Il se pose d’ailleurs comme héritier de L’Avenir : “Depuis 1789, tous les coups portés à l’Eglise l’ont été à couvert de cette fatale confusion entre les hommes et les choses de l’ancienne monarchie d’un côté, les droits et les libertés des catholiques de l’autre. Lorsque, pour la première fois en 1830, nous donnâmes le signal de la séparation dans L’Avenir, on jeta les hauts cris, mais on n’en sentit pas moins dans les deux camps que nous avions trouvé le joint d’une nouvelle et efficace tactique.
Les folies démagogiques de M. de La Mennais n’ont fait que suspendre l’effet de cette découverte, reprise avec plus ou moins d’effet par L’Univers depuis sept ans...” (71).
Parlant de la fondation de L’Univers (le 1er numéro parut le 3 novembre 1833), Eugène Veuillot écrit “Comme ligne politique L’Univers acceptait très franchement le régime établi ; mais sans lui montrer aucun amour. Il faisait des politesses et même des amitiés aux légitimistes en se défendant d’être à eux ; il leur donnait d’excellents conseils, par exemple celui de travailler au lieu de bouder, d’entrer dans toutes les assemblées électives, et d’acquérir une certaine influence. La polémique était limitée aux intérêts religieux. Au total, neutralité politique, voisine de l’indifférence…” (72). Dans un texte de 1856, nous lisons, toujours d’Eugène Veuillot : “Nos voix sont acquises à tout candidat qui promettra de revendiquer la pleine liberté de nos universités et d’appuyer la réforme chrétienne sur le mariage” et il conseille “Pour le reste, que l’aspirant député soit ou promette d’être ce qu’il voudra : nous n’y regardons pas. Nous pouvons le tenir pour mal éclairé sur la question du gouvernement, nous le tenons pour honnête et intelligent sur les points essentiels (...) nous nous confions à lui ; croyant que si il a besoin de voir plus clair, Dieu l’éclairera” (73). Eugène Veuillot, dans la droite ligne de son frère, écrit un peu après : “L’Univers (...) s’est toujours prononcé dans les élections pour le candidat le plus favorable au droit de l’Eglise, sans lui demander de s’attacher à telle ou telle forme de gouvernement” (74). Il rappelait ailleurs, en parlant du même journal : “Il acceptait loyalement le régime établi, mais de ce régime il ne laisse rien passer de mauvais ou de douteux sans protester” (75) et, parlant de son frère “il blâmait pour avertir, pour corriger et non pour renverser (...) Sa politique dépassait les questions de parti et même les formes gouvernementales”.
Nous retrouverons très souvent dans L’Univers cette volonté affichée de vouloir dissocier la défense de l’Eglise et le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ de toutes institutions politiques, notamment de la monarchie, volonté qui n’exclut pas cependant, chez Louis Veuillot, à l’image de ses contemporains, un naïf espoir dans la fondation d’une ère nouvelle grâce à une démocratie dont il espère qu’elle sera le fait de l’Eglise : ce en quoi il ne fait que précéder de quelques décennies le discours des démocrates chrétiens du début du XXe siècle. Certains de ses écrits sont très significatifs à cet égard. En 1844, lors de la lutte entamée au nom de la liberté, par Montalembert et le parti catholique, contre le monopole d’état sur l’Université, Louis Veuillot déclare : “Si nous l’emportons, l’Eglise, alors (...) adoptant avec amour des institutions (...) ordonne l’immense mouvement de la démocratie. C’est la révolution pacifique, le passage heureux de l’état de fièvre et de torpeur à l’état de tranquille activité’ ” (76). En 1846, sentant la révolution se rapprocher, il écrit : “Nous l’avons dit et nous le répétons : une ère nouvelle commence, fruit des longues révolutions qui nous ont agités : la démocratie s’élève et l’Eglise est là, comme la mère auprès du berceau. Elle protège cet enfant qui a tant d’ennemis, elle essaie d’éclairer ce prince qui a tant de flatteurs...” (77). Un peu après, il fait siennes les paroles du P. Ventura sur l’Eglise : “Elle saura faire maintenant un ordre nouveau avec la démocratie : elle baptisera cette héroïne sauvage, elle imprimera sur son front le sceau de la consécration divine et lui dira : règne ! et elle régnera” (78).
Eugène Veuillot commente : “Il invoquait comme rassurant l’exemple de la république des Etats-Unis” (79). Il écrivait également, au tout début de l’année 1848, à un prêtre du diocèse d’Arras : “Nous sommes les pionniers d’une civilisation nouvelle et d’un monde nouveau. Nous défricherons le sol à la sueur de notre front, mais nos enfants y circuleront à l’aise. La révolution de 1789 et celle de 1830 ont été plus favorables que nuisibles à la cause de l’Eglise. J’espère qu’il en sera de même de celle de 1848...” (80). En 1870, ses espoirs placés successivement dans Louis-Philippe, la seconde république et l’empire, et successivement déçus, ne l’ont pas découragé. C’est toujours le même discours, comme le prouve cette page de Rome pendant le Concile : “...Et si l’on ose jeter plus loin les yeux dans l’avenir par delà les longues fumées du combat et de l’écroulement, on entrevoit une construction gigantesque, inouïe, oeuvre de l’Eglise (...) On entrevoit l’organisation chrétienne catholique de la démocratie. Sur les débris des empires infidèles, on voit renaître plus nombreuse la multitude des nations, égales entre elles, libres, formant une confédération universelle dans l’unité de la foi, sous la présidence du Pontife Romain, également protégé et protecteur de tout le monde, un peuple saint, comme il y eut un Saint-Empire. Et cette démocratie baptisée et sacrée fera ce que les monarchies n’ont pas su et n’ont pas voulu faire : elle abolira partout les idoles, elle fera régner universellement le Christ, et fiet unum ovile et unus pastor”(81).
Devant la surprise de quelques lecteurs à le voir si favorable à la démocratie, il écrit “Quelques lecteurs s’étonneront de nous entendre parler de la démocratie comme d’une chose capable de contenir l’ordre. Ils ont raison si ils s’arrêtent à la situation présente et si ils prennent les mots au sens que leur donnent aujourd’hui les faits... Mais nous sommes en présence de la démocratie révolutionnaire” (82).
Avec l’Eglise, c’est au clergé de venir au secours de la démocratie : en 1848, au moment des élections programmées par le gouvernement provisoire, il écrit à l’abbé Liénart (prêtre influent du Pas-de-Calais) :
“...Quant aux élections, il est de la dernière importance que le clergé s’en mêle très activement. Tout est perdu si il se tient à l’écart...” (83). Ainsi qu’il a été dit, cette volonté de dissocier la défense de l’Eglise de toute forme de gouvernement, notamment la monarchie, puis cet espoir placé dans l’association de l’Eglise et de la démocratie, ne sont pas sans faire penser aux discours des démocrates chrétiens du début du XXe siècle. Mais n’anticipons pas.
Nous ne savons pas si le conseil à l’abbé Liénart fut écouté, mais devant les résultats lamentables des élections qui suivirent, Cavaignac, chargé de réprimer l’insurrection, fut nommé chef de l’exécutif par l’Assemblée. Louis Veuillot commente : “S’il sert assez bien l’ordre et sait respecter suffisamment la liberté, nous devons être contents, Quant à la couleur politique, nous n’y regardons pas de trop près (...)
Si quelqu’un en France a conservé une foi politique, ce n’est pas nous...” (84). C’est toujours la même “neutralité politique voisine de l’indifférence”. Mais Cavaignac échoue dans son rétablissement de l’ordre. Un autre candidat survient alors et flatte les catholiques : Napoléon III. Eugène Veuillot nous décrit l’attitude des catholiques et de son frère : “Ces déclarations (les flatteries de Napoléon III) méritaient au candidat les voix des catholiques. Il les eut presque toutes. Celles de Louis Veuillot et la mienne ne manquèrent pas” (85). Ce qui lui permet d’écrire plus tard : “Quant à l’accusation d’avoir attaqué les droits que l’empereur tenait du suffrage universel, mon frère en montrait la fausseté méchante, le caractère inique et ingrat, rappelant qu’il avait toujours soutenu la nécessité et la légalité du régime impérial” (86). “Les droits tenus du suffrage universel” : surprenante expression !
Mais avant qu’arrive l’Empire, et après que la monarchie louis-philipparde et la 2e république se furent révélées différentes de ce que Louis Veuillot leur avait demandé, il fallut faire un bilan. Ecoutons encore Eugène Veuillot “Louis Veuillot n’espérait plus en la République et si il maintenait que la démocratie découlait de l’Evangile, il constatait que les adjonctions qu’elle avait reçues la rendaient infidèle à sa source. Démocratie était d’ailleurs devenu un terme générique, ou un mot de passe à l’usage de toutes les écoles révolutionnaires, et aucune des démocraties qui se disputaient le pouvoir n’était celle de L’Univers (...) Mais si Louis Veuillot n’attendait rien de la République... il ne songeait pas à se retourner vers les royalistes (…) il disait comme en 1842 sous Louis-Philippe : ‘nous réservons notre hommage et notre amour à l’autorité vraiment digne de nous qui, sortant de la monarchie actuelle, fera connaître qu’elle est de Dieu’...” (87).
Sur ce, Napoléon III lui ayant promis que l’Empire serait de Dieu, il l’accepte et enjoint aux royalistes et légitimistes de le suivre. Son influence déjà très importante à cette époque fit de lui “l’instrument le plus actif de la dissolution du vieux parti légitimiste”, selon l’expression d’Albert de Boÿs (cf. note 66). Après avoir affirmé aux fidèles de Charles X qu’il ne fallait point associer les intérêts de l’Eglise à la forme d’un gouvernement, le voici qui s’exclame, le 30 décembre 1855 : “Marchez fièrement, Sire, au milieu de votre peuple dont les acclamations vous saluent : Vive l’Empereur !” (88).
A ceux qui le questionnent sur l’attitude à adopter (pour ou contre Napoléon III), il répond, ainsi que nous l’avons vu “Je leur dis qu’ils feraient bien d’aller tout de suite à ce nouveau pouvoir, par la raison que pendant la première semaine on irait encore sur les pieds, mais la seconde sur les genoux” (89). Ceci ne l’empêchait pas d’écrire en 1856 : “Donc l’opinion catholique de France se débarrasse de l’élément politique qui ne lui est plus nécessaire et vit par elle seule... Jusqu’ici, il y avait (…) du légitimisme, du libéralisme, du radicalisme : tout cela est rejeté ” (cf. note 59). L’indifférentisme finit par l’emporter.
Face à ces changements, nous serions tentés d’accuser Louis Veuillot de versatilité : ce serait une erreur.
Sous ces changements apparents, ses principes restent identiques, comme nous le verrons plus loin.
Après Louis-Philippe et la seconde république, c’est l’Empire - dont il avait reproché aux légitimistes de n’être pas les alliés - qui déçoit Louis Veuillot : “Mes rêves sont cruellement renversés : où est mon Charlemagne ?... Je ne me reproche pas cependant d’avoir espéré autre chose. Quelque soit le mal, je me réjouirai, au contraire, toujours, d’avoir voulu le bien...” (90). Quand les légitimistes lui reprochent son soutien à l’Empire qui lutte contre l’Eglise il argue de sa sincérité : “Je n’aspire pas à l’honneur d’avoir prophétisé, je revendique seulement l’honneur d’avoir été sincère (...) J’ai espéré, j’ai attendu, j’ai pris patience, je me suis indigné, j’ai changé comme à peu près tous les honnêtes gens” (91)
“Sans cesse ils (les légitimistes) nous répètent : ‘je vous l’avais bien dit !’ Sans doute les prévisions se trouvent aujourd’hui moins déjouées que nos voeux (...) Notre confiance étant sincère, nous ne regretterions pas de l’avoir laissé paraître quand même...” (92). Ainsi, c’est la sincérité qui excuse les erreurs d’appréciation politique !
De toutes les citations qui précèdent, il est possible maintenant de dégager les grandes lignes de la doctrine politique de Louis Veuillot - dissociation entre d’une part la défense de l’Eglise, le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ et, d’autre part, les institutions politiques, la “forme gouvernementale” (“au total, neutralité politique voisine de l’indifférence”) - obligation pour les catholiques de défendre le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ - refus de s’attacher aux institutions, “l’élément politique” étant considéré comme un fardeau inutile (“l’opinion catholique de France se débarrasse de l’élément politique qui ne lui est plus nécessaire”) - distinction entre une démocratie révolutionnaire et une démocratie chrétienne, que l’on définit comme le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, dont Louis Veuillot reconnaît qu’elle n’existe pas – espérance ferme que l’Eglise va régénérer la société en baptisant la démocratie pour instaurer une construction “gigantesque, inouïe”, “une confédération universelle dans l’unité de la foi”, réunissant “la multitude des nations, égales entre elles, libres” - les catholiques sont les pionniers d’une ère nouvelle - soutien des catholiques assuré à ceux qui promettent d’oeuvrer pour le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. S’ils sont trompés, c’est malheureux, mais ce qui compte, ce n’est pas d’être prophète, c’est d’être sincère - Dieu décide s’il faut mettre les lys sur la Croix.
Ainsi, comme l’écrit François Veuillot (fils d’Eugène Veuillot) : “Le point fixe de Louis Veuillot, ce n’était pas un régime, c’était la religion. Il y demeurait immuable et laissait devant lui se déplacer l’horizon politique. Mieux que certains catholiques obscurcis de préjugés, Jules Lemaître a reconnu que la vie de Louis Veuillot est ‘admirable et presque surnaturelle d’unité’ ” (93). Et, ce disant, il dit vrai.
Alors, pourquoi parler d’illusion politique chez Louis Veuillot comme dans la majeure partie des catholiques du XIXe siècle ?
Nous savons que, non seulement les catholiques sont obligés d’exercer à leur niveau une action politique mais que, de plus, cette action politique - que ce soit la condamnation ou la réhabilitation de n’importe quelle institution - ne peut se concevoir sans être étayée par une analyse historique, d’autant plus rigoureuse que l’action s’exerce à un niveau plus élevé de la société. Toute action politique qui ne se fonde pas sur l’induction - et donc l’histoire - est une utopie, une illusion. Qu’en est-il de Louis Veuillot ?
Les deux principes ci-dessus énoncés ont-ils déterminé son action politique ? Malheureusement non : force est de reconnaître qu’il en était bien loin. Et pourtant...
Lorsque Jules Lemaître écrit : “La vie de Louis Veuillot est admirable et presque surnaturelle d’unité”, il dit vrai, car Louis Veuillot a réellement fait le sacrifice de sa vie pour défendre l’Eglise. Cette mission qu’il s’était fixée dès sa conversion, il l’a accomplie au-delà de toute espérance. C’est ce qui lui a valu son extraordinaire renommée dans le monde entier, parmi les catholiques comme parmi leurs adversaires. Constatant que très peu d’hommes politiques avaient le courage de défendre l’Eglise, il a tout donné pour le faire. Malheureusement, nous sommes en mesure d’affirmer maintenant qu’il est allé d’un excès à l’autre. Le catholicisme et l’Eglise catholique étant de nature bien supérieure aux sociétés politiques naturelles, il a cru qu’il suffisait aux catholiques de pratiquer leur devoir religieux et d’affirmer la nécessité pour les gouvernants de reconnaître les libertés nécessaires à la vie de l’Eglise dans la société, sans participer activement à la vie politique (pour ce qui regarde les institutions, notamment la forme gouvernementale dont dépend plus que de toute autre institution la réalisation du bien commun): “Au total, neutralité politique voisine de l’indifférence”. Il affirmait qu’il était inutile pour le candidat des catholiques de s’attacher à telle ou telle forme de gouvernement. Il se félicitait de ce que “l’opinion catholique de France se débarrasse de l’élément politique qui ne lui est plus nécessaire”.
Mais là n’est pas sa seule erreur.
“J’ai changé, comme à peu près tous les honnêtes gens”... et cela ne le dérange pas le moins du monde : au contraire, il se réjouit d’avoir voulu le bien, comme si cela suffisait, comme si le propre de la politique vertueuse, de la force politique, n’était pas précisément de mener l’événement et non de le subir.
Ces multiples changements étaient la pire des politiques. Il y avait déjà plus de 24 siècles que Démosthène avait dit : “Athéniens, il ne faut pas se laisser commander par les événements, mais les prévenir : comme un général marche à la tête de ses troupes, ainsi de sages politiques doivent marcher, si j’ose dire, à la tête des événements ; en sorte qu’ils n’attendent pas les événements pour savoir quelle mesure ils ont à prendre, mais les mesures qu’ils ont prises amènent les événements... Vous faites dans vos guerres avec Philippe comme fait le barbare quand il lutte. S’il reçoit un coup, il y porte aussitôt la main. Le frappe-t-on ailleurs ? Il y porte la main encore, mais de prévenir le coup qu’on lui destine ou de prévenir son antagoniste, il n’en a pas l’adresse, et même il n’y pense pas… Jamais de projets arrêtés.
Jamais de précautions. Vous attendez qu’une mauvaise nouvelle vous mette en mouvement...” (89bis).
Démosthène aurait pu dire la même chose à Louis Veuillot et à tous les catholiques qui l’ont suivi.
De même que Jean-Jacques Rousseau, au début du Contrat Social, prend soin de préciser qu’il est nécessaire “d’écarter les faits, car ils n’ont rien à voir avec la matière de l’ouvrage” (alors que c’est exactement le contraire : “ce sont les faits qui jugent” disait Bossuet), de même Louis Veuillot excuse ses faveurs accordées à la démocratie en précisant que sa démocratie n’a rien à voir avec les faits des démocraties actuelles. A l’origine, l’erreur de Jean-Jacques Rousseau et celle de Louis Veuillot sont les mêmes : c’est l’oubli que la politique n’est pas une science spéculative, mais une science pratique, qu’elle repose sur l’induction, sur l’expérience, sur l’histoire. C’était précisément sur les faits actuels et passés qu’il fallait juger la démocratie, et non sur des rêves. Les meilleurs sentiments, même les plus religieux, ne sauraient remplacer la réflexion sur l’histoire.
Nous voyons ce que le XXe siècle a fait des beaux rêves démocratico-catholiques de Louis Veuillot. C’est, avec quelques décennies d’avance, le “baratin” de Jacques Piou et des progressistes chrétiens que nous voyons en germe. Pourquoi “baratin” ? Parce que - et Eugène Veuillot le reconnaît - “démocratie” ne signifiait rien de très précis, ce qui permettait à Louis Veuillot, en 1875, de parler de démocratie chrétienne à propos de la monarchie chrétienne du Moyen-Age, et d’affirmer que le retour d’Henri V serait en fait la seule vraie démocratie (en 1875, mais pas en 1870, ni en 1851, ni en 1848.
Pourquoi ? Dieu seul le sait !). Louis Veuillot pense justifier ainsi ses précédentes envolées lyriques sur la démocratie, “héroïne sauvage” que l’Eglise baptisera.
Mais cela ne peut s’admettre. Les mots ont un sens. Si chacun leur donne le sens qui lui plaît, toute science, tout langage, toute connaissance disparaissent. C’est exactement ce qu’affirmait Henri Poincaré au début de son ouvrage La valeur de la science : “On n’a pas tardé à s’apercevoir que la rigueur ne pourrait pas s’introduire dans les raisonnements si on ne la faisait entrer d’abord dans les définitions” (94). Démocratie et monarchie ne sont pas les mêmes institutions. Saint Thomas l’enseignait déjà au XIIIe siècle. Il peut paraître bénin de jouer sur les mots, mais cela est très dangereux et typiquement révolutionnaire. Cette erreur ouvre les portes à toutes les dérives dont la démocratie chrétienne sera une flagrante illustration. Si Louis Veuillot a pu se permettre cela, c’est précisément parce qu’il n’avait jamais attaché une importance fondamentale au problème des institutions. Il est d’ailleurs singulier de constater qu’après avoir voulu dégager les catholiques de tout souci politique... On voie Louis Veuillot appeler l’Eglise et le clergé au secours de la démocratie et les inviter à influencer les élections !
Un mot résume à lui seul cette attitude politique : l’idéalisme, qui permit à Louis Veuillot de croire que l’on pouvait se passer de “l’élément politique” alors que cet élément politique est précisément le premier devoir des catholiques, citoyens au même titre que les non-catholiques, devant à ce titre assurer selon leurs moyens la réalisation du bien commun par la mise en place des institutions que les faits ont jugées comme les plus efficaces pour instaurer le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Les errances de Louis Veuillot ne sont que les conséquences logiques de l’ignorance engendrée par cette erreur fondamentale : croire que la politique et ses moyens de réalisation, les institutions, ne doivent pas être l’objet de la science des catholiques. Ce fut l’illusion politique de Louis Veuillot.
Cependant, si Louis Veuillot ignorait les principes fondamentaux de la politique, il n’en reste pas moins un témoin de son époque. Il a constaté et jugé les effets politiques des institutions auxquelles il ne s’attachait pas, et ses jugements sont très intéressants à ce titre : il est impartial dans son jugement sur la question institutionnelle, davantage - a priori - qu’un légitimiste ou qu’un républicain, même s’il est vrai que son attitude systématiquement favorable au pouvoir en place - bien qu’inspirée par le souci de ne pas se mêler aux débats sur le régime, sur les institutions - était pourtant une action politique, ne serait-ce que par l’influence exercée en faveur de ce pouvoir et les désaccords créés avec les opposants, que ceux-ci soient républicains ou légitimistes. Si la logique de sa position est assez faible, ses jugements sur la politique des gouvernements après 1830 sont intéressants.
Ainsi, il écrit : “La monarchie louis-philippienne ne comprit pas ce langage ; elle continua d’appuyer le libéralisme révolutionnaire...” (95). Toujours sur le même régime, Eugène Veuillot rapporte l’avis de Mgr Parisis, qui fut également celui de L’Univers : “Mgr Parisis (...) écrivait (...) ‘Quoique la nation soit catholique dans une grande majorité, est-ce que la majorité des Chambres peut être regardée comme catholique dans ses actes, ses discours et ses tendances ? Que l’on mette en présence devant elles un intérêt matériel et une question de dogme, on verra si elles hésiteront un instant à passer outre sur la question dogmatique (...) ; ni dans les élections, ni dans les Chambres, les majorités ne représentent une nation catholique’. Quoi de plus vrai ?” (96). Mgr Parisis, et avec lui L’Univers, reconnaissait que la France catholique, avec cette institution révolutionnaire, allait à une fin révolutionnaire, matérialiste et par conséquent anti-catholique. Il a mis le doigt sur le “mensonge institutionnel” dont nous avons déjà parlé à propos du Directoire : la représentation populaire en flatte certains sans doute mais, dans les faits, se révèle être une manipulation d’une population catholique pour réaliser la fin des Lumières matérialistes, hier par la “fructidorisation”, aujourd’hui par la presse et le suffrage censitaire, demain par autre chose encore.
Eugène Veuillot rapporte de même ce qu’écrivait M. de Serres pour dénoncer la réalisation des Lumières dans la société : “M. de Serres signalait le péril universitaire, et là il ne se livrait pas à des prévisions, il donnait des faits (...) ‘Le conseil royal de l’instruction publique vient dernièrement de prendre un arrêté pour interdire aux Frères de tenir un pensionnat. Au moyen de cet acte, on fera dans un temps donné, fermer les pensionnats actuellement existant... Ils inventent tous les jours de nouveaux programmes absurdes, ridicules, impossibles à remplir, le tout bien rédigé en ordonnances afin d’avoir, par là, un prétexte de détruire en un jour tout ce qu’ils voudront détruire. La suppression de toutes les écoles des Frères est parfaitement résolue dans leur pensée (...) Tout cela s’exécutera à l’abri des lois, des ordonnances, dont ils se font un effroyable arsenal. C’est la persécution légale (...) Le gouvernement est hostile et ne pense qu’à une Eglise nationale ; il faut que Rome le sache bien’. Et pourquoi Louis-Philippe avait-il de tels projets ? ‘Le principe de tout ce que je viens de vous dire est que le roi est persuadé que les catholiques ne seront jamais pour sa race et qu’il n’établira définitivement sa dynastie en France que par le changement de religion. Tout part donc du roi : ceci est certain (...) Il n’a pas pu ébranler l’épiscopat et c’est pour cela qu’il a imaginé de faire intervenir le Pape, afin d’imposer le silence et une soumission désastreuse. Voilà le fond de tout’ (...) Louis-Philippe, incrédule tranquille et politique retors, connaissait trop bien la France pour se proposer formellement de la protestantiser. Se piquant de sagesse, il entendait s’en tenir à l’asservissement de l’Eglise par le développement légal du gallicanisme...” (97).
M. de Serres voit très juste. Néanmoins, son propos mérite d’être complété. Certains diront peut-être : si Louis-Philippe est voltairien parce qu’il sait que les catholiques sont contre lui, alors il faut que les catholiques acceptent le régime, les institutions, et Louis-Philippe n’aura plus aucune raison d’être anti-catholique. Ce serait encore une fois se montrer “un peu sobre en matière d’analyse”. Car pourquoi Louis-Philippe a-t-il bénéficié en 1830 de la confiance des oligarques éclairés pour remplacer Charles X, sinon pour mettre fin à ce gouvernement qui plaçait encore comme devoir d’état “l’aide à apporter à l’Eglise pour le salut des âmes”, selon l’expression de Crétineau-Joly ? Il a été mis au pouvoir en sachant très bien la mission qu’on (les oligarques) attendait de lui, à qui il devait sa place et rendre compte de son pouvoir. S’il n’avait donné déjà avant 1830 des gages de son voltairianisme et de son anti-catholicisme, il n’eût pas été roi : l’attachement des catholiques à Charles X et leur dégoût pour Louis-Philippe ne sont que les accidents de cette lutte entre deux biens communs radicalement opposés que représentent deux rois. Que certains aient cru que c’était là “ le fond de tout ” est dû au fait qu’ils accordaient trop aux sentiments, aux personnes, et pas assez aux principes, à la réflexion sur les institutions, leurs causes et leurs effets. Croire que le peuple s’est soulevé en 1830 pour sauver ses droits violés par Charles X est une naïveté : pas plus qu’en 1789 et en 1815, le peuple n’a fait quelque chose.
Mais le récit le plus intéressant que nous puissions trouver sur les effets des institutions qui se succédèrent après 1830 est certainement celui de la révolution de 1848 : nous y voyons les institutions de la révolution, le principe de la représentation et des élections populaires non dominées par l’oligarchie qui vient d’en perdre le contrôle : “...les élections se firent avec curiosité plutôt qu’avec crainte et passion.
On attendait du nouveau sans chercher à déterminer quel nouveau il faudrait : le résultat fut une assemblée indécise, mobile, tumultueuse, inflammable, aspirant au bien mais pouvant être aisément poussée au mal. Les élections complémentaires du 4 juin achevèrent de lui donner ce caractère. Tous les systèmes, toutes les idées, toutes les aspirations, toutes les rêveries et les folies alors en cours y comptaient des représentants. La vérité était dans le même cas. Trois évêques, dont Mgr Parisis, plusieurs vicaires généraux (...) des prêtres de paroisse, un moine, Lacordaire, y représentaient les intérêts religieux. Deux cents laïques au moins se proposaient de les suivre et beaucoup d’autres moins sûrs pourraient se rallier à ce groupe (...) Les trois quarts des neuf cents représentants du peuple étaient inconnus à tout le monde et d’eux-mêmes. De quel côté iraient-ils ? La majorité aspirait certainement à l’ordre (...) Le parti du désordre (anti-catholique, ndlr) grandissait à vue d’oeil. Déjà dans ses clubs et par ses journaux, il menaçait l’Assemblée. Celle-ci se défendrait-elle contre l’anarchie sans outrer la résistance ? (...) La première séance de l’Assemblée nationale eut lieu le 4 mai ; ce ne fut qu’un long cri : Vive la république (...) Qu’il y eût de l’emballement, c’est certain, et qu’on pût y signaler aussi du jeu, je suis d’humeur à le croire. Néanmoins, c’était sincère, même chez ceux qui pouvaient y mettre du calcul. Mais si tout le monde fut républicain, tout le monde n’adhérait pas à la même république” (98).
Ce texte est très intéressant. Quand l’autorité (en l’occurrence l’oligarchie) perd le contrôle de la société, perd son autorité, le pouvoir va à la “représentation populaire” : laquelle n’est qu’un amalgame d’idées sincères, mais totalement désunies, si bien que 900 personnes souhaitant l’ordre ne sont pas capables de s’entendre entre elles. De plus, comme par hasard, c’est le parti du désordre qui progresse “à vue d’oeil” et non pas celui de la vérité. On serait presque tenté de croire qu’ “en toutes choses qui ne naissent pas au hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action” ! Mais non. Pas du tout. Eugène Veuillot, comme Ozanam, comme bien d’autres, ne s’inquiète que d’une chose : il ne faut pas “outrer la résistance” au désordre. Qu’est-ce à dire ? Au lieu de voir que le désordre est produit parce que la représentation nationale est une institution d’idéalistes et qu’il est nécessaire que l’autorité soit détenue par un monarque ou par une oligarchie, l’auteur s’inquiète que l’on revienne à un pouvoir fort, à un pouvoir “incarné” dans une personne ou une minorité d’oligarques. Pour nos catholiques romantiques, “outrer la résistance”, c’est mettre en place un “pouvoir” qui en soit un, parce qu’ils sont trop sentimentaux pour se rendre compte que la représentation populaire n’institue pas du tout un pouvoir, et que s’il y a une assemblée de représentants, il n’y a pas pour autant de “pouvoir”. D’où le cri désespéré d’Ozanam affolé de ce qu’il y ait des “jeunes hommes d’état de 25 à 30 ans” qui remettent en cause la liberté de la presse et la représentation nationale ! Eugène Veuillot fait d’ailleurs une erreur révélatrice de cette ignorance totale des catholiques quant aux institutions : il affirme que “tous les systèmes, toutes les idées, toutes les aspirations... y comptaient des représentants. La Vérité était dans le même cas”.
Mais c’est une erreur : nous sommes dans une assemblée politique, dont l’objet est de donner des institutions à la France, une “constitution” et Eugène Veuillot considère que, parce que certains sont catholiques, ils sont la vérité. C’est mélanger les genres : la politique et la religion. Cette assemblée n’est pas la Sacrée Congrégation de l’Index. Son objectif n’est pas religieux, mais politique, institutionnel. Elle doit définir les moyens propres à réaliser le “bien commun”. Et Eugène Veuillot considère que, parce que l’on a la vérité religieuse, forcément on a la vérité dans une assemblée politique. Eh bien non ! Tous ces religieux ou laïcs catholiques qui sont démocrates, comme Ozanam par exemple, sont du parti de l’erreur et non du parti de la vérité, parce qu’ils sont incapables d’agir par science, de raisonner par les causes, par l’induction à partir des faits historiques pour proposer des institutions à la France. Etre dans la vérité religieuse ne les a pas empêchés d’être dans le mensonge politique, parce que croire en Dieu ne les dispense pas du travail de réflexion, de l’intelligence politique. Mais ils sont beaucoup trop imprégnés de leur temps, qui est le temps du matérialisme, du sentimentalisme et de l’idéalisme, pour voir cela.
C’est d’ailleurs ce qui rend le témoignage de Louis Veuillot très intéressant : on ne peut l’accuser d’avoir des idées préconçues, d’être partial quand il juge les effets de cette “institution” de la représentation populaire au pouvoir. Au bout de quatre mois de “pratique” de cette institution déduite des droits de l’homme, voyant l’insurrection éclater et l’anarchie menacer, il écrit : “...jamais personne n’a reçu de la sagesse et de la complaisance d’une grande nation plus de moyens de gouverner que les hommes qui sont depuis 4 mois au pouvoir. Ils ont été maîtres, maîtres absolus de toutes les forces du pays ; on leur a totalement abandonné la fortune publique, la loi, la force ; ils n’ont pas demandé au peuple un sacrifice, même déraisonnable, auquel tous les intérêts n’aient généreusement consenti.
Qu’ont-ils fait ? Des prodiges d’incapacité et peut-être de mauvaise foi”. Mais pourquoi donc ont-ils fait des prodiges d’incapacité, ceux-là même dont il a été dit qu’ils désiraient l’ordre sincèrement ? Parce qu’ils étaient dans une société sans pouvoir, sans tête, sans autorité. Il n’y avait pas de pouvoir institué, pas de direction, mais une dispersion de forces. Les prodiges d’incapacité étaient logiques. Il fallait s’y attendre, à condition aussi de savoir que le principe de la représentation populaire est une absurdité et non pas une institution, qu’elle avait été déduite des droits de l’homme et non induite sur des faits historiques ; mais il eût fallu, pour faire cette réflexion, connaître les principes politiques et la véritable histoire ; et malheureusement, depuis la Restauration et même avant, les catholiques les ignoraient.
Encore une fois, il fallut confier le pouvoir à un général pour ramener l’ordre (Cavaignac) et, en fin de compte, le retour à la tyrannie fut le moyen de supprimer le désordre issu du déséquilibre créé par l’absence de pouvoir. Napoléon III reprit le travail de son oncle. Mais avant de voir ce que fut l’empire quant au bien commun, il peut être intéressant de revenir sur un fait de la seconde république : certains pourraient nous juger partial de ne voir que son côté incapable, sans voir certaines mesures favorables à l’Eglise, tel le vote pour la sauvegarde des Etats Pontificaux et l’envoi de troupes obtenu par 470 voix contre 165, en octobre 1849. Ce serait là aussi se montrer “un peu sobre en matière d’analyse” que de voir dans ce vote la vertu de la représentation nationale ; et cela pour deux raisons. Tout d’abord, on peut se poser quelques questions quand on voit un voltairien tel que Thiers se déclarer, dans un brillant discours à Montalembert, en faveur de la souveraineté temporelle du Pape. En fait, si ce vote fut acquis, c’est parce que l’oligarchie voltairienne au pouvoir sous Louis-Philippe et présente encore après, dont Thiers est le plus illustre défenseur, a eu terriblement peur de la révolution de 1848, et a reconnu qu’elle pouvait trouver dans la religion le moyen de contenir les masses populaires. Tout cela reste dans la tradition des Lumières. Thiers secondant le Pape, c’est Voltaire envoyant les paysans de Ferney à la messe du dimanche. L’accord n’était qu’une question d’opportunité et Thiers le prouvera par son attitude plus tard. De plus la vertu, politique ou non, est l’habitude du bien. Un acte vertueux au milieu d’un océan d’incapacités prodigieuses ne fait pas une vertu. Et ce vote ne change rien au jugement que nous devons porter sur le principe de la représentation populaire qu’illustre l’incapacité de la seconde république.
Napoléon III incarne l’autorité : c’est le retour d’une institution qui donne une tête à la société, seul moyen de sortir du désordre provoqué par la déduction révolutionnaire qui voulait donner, au nom des droits de l’homme, l’autorité - ou le contrôle de l’autorité (ce qui revient au même) - à une représentation populaire. Malheureusement, Napoléon III n’est qu’un opportuniste. Comme le dit Mgr Pie : “Les Tuileries seront ultramontaines jusqu’au sacre, s’il a lieu, cette disposition n’ira pas au-delà” (99). S. Rials écrit “...prisonnier comme le régime de Juillet de ses origines, l’empire n’allait pas pouvoir durablement donner satisfaction aux catholiques, ni à l’intérieur, ni surtout à l’extérieur” (100).
Mais si Mgr Pie avait prévu le double jeu de Napoléon, Louis Veuillot ne l’avait pas vu. Or, avec Napoléon III, c’est encore l’oligarchie qui revient au pouvoir, notamment avec les saint-simoniens, comme l’a fait remarquer Régine Pernoud. Mais avant d’étudier les conséquences de ce pouvoir de l’oligarchie sous son aspect économique, il est intéressant d’écouter Louis Veuillot juger les effets de l’empire pour ce qui a trait à la religion. Dès 1856, les actes de Napoléon III ne sont déjà plus du tout ceux du Charlemagne pour lequel il s’était fait passer lorsque en 1851 il avait eu besoin des votes catholiques pour prendre le pouvoir définitivement. (Nous avons vu que Louis Veuillot avait chaleureusement accordé sa voix, qui était celle de L’Univers et de milliers de catholiques (cf. note 89).
En 1856 donc, l’empereur suivait déjà en Italie la politique des révolutionnaires italiens contre les Etats Pontificaux et Naples. Eugène Veuillot raconte que Louis Veuillot lui-même sentit cette évolution : “La phase conservatrice, presque catholique, du second Empire touchait à sa fin. Ce ne fut pas tout de suite un changement de politique bien marqué, mais au-dedans comme au-dehors, on commença d’obliquer à gauche” (101).
Les oligarques effrayés par la révolution de 1848 avaient eu besoin des catholiques pour ramener l’ordre. Napoléon III avait permis un retour à la fois d’un pouvoir fort et susceptible de donner le change aux catholiques. Une fois l’ordre rétabli, on revient aux sources, c’est-à-dire au bien commun des droits de l’homme, en Italie, puis en France, puis contre l’Autriche pour la Prusse, etc. suffisamment en douceur pour éviter de se trahir trop vite. On commence par laisser agir la presse violemment anti-religieuse et l’on brime les journaux catholiques tels que L’Univers : “D’autre part, la presse révolutionnaire et libre penseuse, forcée au respect sur le terrain politique, (au respect de Napoléon III, ndlr) reconquérait la liberté de tout dire contre le clergé, l’Eglise et les moeurs. Le Siècle pouvait, sous l’oeil mi-clos et bienveillant du ministère de l’intérieur, attaquer à coeur joie la religion (...) A peu près sûr de l’impunité, Le Siècle redevint contre les hommes et les choses de la religion ce qu’il avait été au temps de Louis-Philippe et de la deuxième République (...) L’Univers signale carrément la marche du Siècle et n’arrête rien. Tout au contraire, ce fut à lui qu’on s’en prit” (102).
Tout ceci va de pair avec la politique de Napoléon III : “Louis Veuillot (...) voyait bien, et le disait, que par divers ministres et une partie de l’entourage impérial, les idées révolutionnaires gagnaient du terrain... Quantité de petits faits montraient qu’on allait à gauche. Louis Veuillot le signalait (...) il disait (...) ‘nous allons mal ; notre Napoléon de qui j’espérais tant, m’a bien l’air de n’être qu’un Louis-Philippe perfectionné (...) Les gens dont l’empereur s’entoure le trahissent sans le vouloir par la seule pente de leur nature basse et inepte, mais un souverain est toujours entouré comme il veut l’être et répond toujours de son entourage...’ ” (103). Mais le voyage en Bretagne (à Sainte-Anne d’Auray) de “Louis-Philippe perfectionné” redoublant de mensonges aux catholiques, ravive l’enthousiasme de Louis Veuillot qui, décidément, reste impérialiste impénitent (cf. note 88). Parlant de l’entourage révolutionnaire de Napoléon III, Eugène Veuillot constate que “dès que l’empire fut fait, c’est-à-dire dès que le coup d’état eut réussi, cette mauvaise troupe se mit, sans être appelée, au service du maître...” (104).
Au sujet de la politique révolutionnaire de l’empire contre les Etats Pontificaux, Louis Veuillot se rend compte que le gouvernement de Napoléon III est celui du mensonge : “Il est difficile de comprendre pourquoi, tandis que l’on prodigue officiellement au Souverain Pontife tant de marques de respect, à son gouvernement tant d’assurances de bon vouloir, il est permis officiellement aussi à un personnage comme M. About d’insulter la personne même du Souverain Pontife et de diffamer son gouvernement (...)
Mais voici quelque chose de plus incompréhensible encore et qui nous semble aussi étrange que malheureux. On presse les évêques de demander des prières au peuple chrétien, et en même temps on accorde à un chétif écrivain, amuseur de profession et blasphémateur public, la permission de hurler en France, non seulement des injures contre le chef de la famille chrétienne, mais (...) des diatribes vulgaires contre les dogmes fondamentaux du catholicisme” (105).
Devant les récriminations de Louis Veuillot à constater de telles choses, le ministre de l’intérieur lui envoie un avertissement où nous trouvons entre autres ceci : “Considérant enfin que le même article (de Louis Veuillot, ndlr) contient une attaque et un outrage contre l’origine du pouvoir que l’Empereur a reçu du suffrage universel...” (106). Et le pire, c’est que Louis Veuillot se défendra d’avoir attaqué les “droits que l’empereur tenait du suffrage universel” (cf. note 86) ! Si Louis Veuillot avait été un peu moins indifférent aux formes du gouvernement, avait su “qu’en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”, il aurait compris que dès l’origine, l’empire était révolutionnaire, qu’il n’y avait de Charlemagne que dans la tête de ceux qui croyaient à Napoléon III, mais surtout pas dans la tête de ce dernier ! Les paroles de Louis Veuillot lui-même révèlent son incapacité à relier les effets à leur cause parce qu’il ignorait principe inductif et histoire : “Si nous ne pouvons comprendre comment les révolutionnaires en sont là, nous comprenons du moins parfaitement le ton superbe avec lequel ils nous parlent. Les choses étant ce qu’ils disent et telles qu’on les voit maintenant, ils sont victorieux, nous sommes battus, rien de plus clair et l’Eglise catholique plus menacée qu’en 1848...” (107).
Encore une fois, on serait tenté de croire que “la forme est nécessairement la fin de l’action”, de croire que dans l’institution où “la nation intervient seule ou à titre de partie”, “dans le pacte, il y a l’amorce d’une dualité des pouvoirs qui (...) ne manquera pas d‘influencer sur le régime tout entier”, que ce pacte où intervient la nation avec la désignation de l’autorité et son contrôle par ses représentants est une forme institutionnelle réclamée par les Lumières matérialistes, que sa fin est anti-catholique. Le constat d’Eugène Veuillot sur l’empire révolutionnaire nous engagerait à la même réflexion. Ainsi, il écrit : “Napoléon III ne retira pas nettement sa parole, mais il la laissa violer, et l’histoire dira que c’était convenu” (108). Les principes politiques auraient pu lui dire aussi que c’était convenu dans l’histoire passée, dans les faits, dans l’expérience, ce qui lui aurait évité de prendre Napoléon en 1851 pour un nouveau Charlemagne. Mais il y avait tellement longtemps que les catholiques avaient oublié et induction et histoire ! Toute la politique de Napoléon III en Italie sera éminemment, mais très sournoisement, révolutionnaire, faite de concessions successives, toujours à chaque fois “cédées” pour “calmer les esprits” et satisfaire “les justes revendications populaires”, si bien que du Piémont d’où elle était partie en 1848, la révolution arrivait à Rome en 1870. Et l’Italie n’est qu’un cas particulier des réalisations de Napoléon III, révolutionnaire aussi bien en France qu’en Europe (notamment avec l’essor de la Prusse protestante contre l’Autriche catholique). Et Louis Veuillot constate encore : “Au fond, la Révolution a regagné du terrain (...) ” (109). Mais, nous l’avons vu, Louis Veuillot, même en 1870 et en 1875, ne comprendra pas l’origine de son erreur politique contre les institutions : il est d’ailleurs assez révélateur de le voir dénoncer certains actes tel que la suppression de L’Univers comme des actes “césariens”. Louis Veuillot est trop imprégné par le XIXe siècle romantique, par ses idées de liberté contre l’absolutisme, pour la démocratie universelle etc. : il ne se rend pas compte du mal institutionnel.
L’empire fut donc réellement une avancée de la révolution, au dire d’un de ses juges les plus impartiaux. Nous avons vu jusqu’ici les effets contre la religion, par le haut. Mais il est intéressant de constater aussi que, logiquement, le maintien d’institutions de forme révolutionnaire a eu des conséquences dans les domaines matériels, qui touchent aussi toute la société. L’empire de Napoléon III se place dans la droite ligne de la monarchie de Louis-Philippe. Au XVIIIe siècle, le changement de bien commun avait été exigé par une nouvelle classe de capitalistes, richissimes financiers et parlementaires, ayant adopté la “philosophie des Lumières”, et cette revendication s’était effectuée au nom de la nation par ceux qui s’en instituaient les représentants contre l’absolutisme de la monarchie très-chrétienne.
Au XIXe siècle, après le suicide monarchiste de 1830, cette classe de capitalistes financiers matérialistes arrive enfin au pouvoir et entreprend une déchristianisation, ou plutôt une décatholicisation (la nuance a son importance) qui se poursuit avec Napoléon III. Mais cette lutte contre l’Eglise n’est que l’aspect religieux de ce phénomène du changement de bien commun. Il y a aussi des implications économiques, matérielles au niveau de la société tout entière. On trouve les linéaments de ces implications déjà au XVIIIe siècle.
Nous avons cité Paul del Perugia à ce sujet, concernant les débuts de l’industrialisation. La philosophie des Lumières méprise le peuple et les débuts de l’essor industriel en Angleterre a révélé vers quelle nouvelle forme d’esclavage se dirigeait la société des Lumières : “Pour désespérer légalement les pauvres, pour exploiter institutionnellement la servilité qu’impose nécessairement la pauvreté, l’Etat devait être laïcisé et ne plus jamais employer le mot “sacré” que pour défendre la propriété (...) Le Bien-Aimé constatait qu’en Europe les manufacturiers - et déjà en France ceux de Lyon et de Rouen - dévoraient légalement non pas des esclaves noirs mais des paysans déracinés qui mendiaient des emplois à des conditions pires que les esclaves d’Afrique (...) Nos ‘philosophes‘ de l’amour du peuple cachaient à notre opinion l’horreur de ces bagnes”.
Maintenant que sont réalisées dans les institutions ces réformes exigées par les Lumières contre l’absolutisme pour la représentation populaire, maintenant que la politique est aux mains des matérialistes, quelles sont les implications sociales de la toute puissance de l’économie ? Régine Pernoud, dans son livre Histoire de la bourgeoisie en France, trace un tableau assez complet de ces transformations économiques. Elle constate tout d’abord la similitude entre 1789 et 1830, deux révolutions effectuées par la bourgeoisie matérialiste : “A. Bardoux, dans un jugement d’une parfaite pénétration (notait) : ‘A cinquante années de distance, ils étaient au fond les mêmes hommes, ceux qui réclamaient à grands cris le rappel de Necker... et ceux qui protestèrent contre les ordonnances et se battirent sous le soleil de Juillet contre les Suisses devant la colonnade du Louvre. Deux fois, ils furent les maîtres du pays : après la prise de la Bastille et en 1830’ ” (110).
Comme il fallait s’y attendre, ceux qui rejetaient l’égalité devant l’impôt, maintenant qu’ils sont au pouvoir, ne sont plus gênés du tout pour accroître leurs privilèges : c’est ainsi que R. Pernoud fait très pertinemment remarquer que, si les ouvriers se voient rigoureusement interdire toute espèce d’association, les patrons, eux, ont leur syndicat : “...l’on pourrait s’étonner aussi de voir que les principes de liberté, si âprement proclamés on le verra, lorsqu’il s’agit des moyens financiers ou des contrats de travail, s’effondrent et disparaissent en d’autres circonstances. C’est ainsi que toutes les associations ouvrières sont vigoureusement combattues comme contraires à la liberté du travail et pouvant ressusciter les anciennes corporations. Mais les associations patronales, elles, se forment au grand jour, sans être aucunement inquiétées par l’Etat” (111). La grève, où les ouvriers s’associent, est réprimée, et durement, par l’armée au service des oligarques. Les patrons, eux, peuvent décréter un lockout.
Comme le constate R. Pernoud, réfuter le droit d’association sous prétexte de liberté, c’était livrer les ouvriers pieds et poings liés aux financiers : “Que cette liberté fût une fiction, qu’il n’y ait aucune commune mesure entre celui qui, pour vivre, ne possède que ses bras, et celui pour qui une différence dans le prix du travail ne se traduira que par un bénéfice plus ou moins important, ne semble pas avoir effleuré les esprits de la moyenne ou de la haute bourgeoisie”. (112), surtout que les patrons ont le droit de tricher avec la loi et reçoivent l’appui de l’armée pour écraser les ouvriers.
Les ouvriers les imitent en essayant de s’associer pour résister aux conditions de plus en plus dures qui font d’eux des esclaves : “Des études approfondies ont été faites, constatant la situation générale du monde ouvrier en 1830 (...). En 1830, les salaires ouvriers marquent une baisse, tandis que les subsistances haussent en moyenne de 17 % entre 1826 et 1847 (...) Les statistiques officielles elles-mêmes confirment qu’en 1840, 950 francs sont nécessaires à un ménage d’ouvriers parisiens : or, sur 27 professions, dix ne lui permettent pas d’arriver à ce taux minimum ; partout où des études de détail ont été faites, elles confirment ces constatations. L’étude de Vidalenc sur les salaires des rubaniers de Lieuvin établit que ceux-ci tombent de 1,50 F à 0,90 F, celui des fileurs passe de 2,75 F à 1,25 F. Cela pour une journée de travail qui s’étire parfois sur 18 heures” (113). “Ainsi assiste-t-on pendant toute cette période de la monarchie de Juillet à un durcissement des rapports entre patrons et ouvriers (...).
De la liberté découle l’abaissement des salaires motivé par une de ces lois naturelles, également intangibles, que représente la loi de l’offre et de la demande. Et la conviction s’établit, solide comme un dogme religieux, que si une partie de la société souffre en conséquence de lois naturelles, personne n’y peut rien (...) Les conditions de travail cependant se faisaient chaque jour plus dures” (114).
“Pendant la monarchie de Juillet, en réalité, s’étale au grand jour un fait nouveau dans les annales de l’histoire, tout au moins de l’histoire de France. Désormais, qui dit ‘travail manuel’ dit ‘misère’. Jusqu’alors, les travaux d’Aynard en particulier ont appuyé ce fait, ceux qu’on a appelés ‘les pauvres’ et qu’on a dû assister par charité n’avaient jamais été les travailleurs eux-mêmes - sauf période exceptionnelle : temps de famine, de guerre ou d’épidémie - mais ceux qui ne pouvaient travailler : les infirmes, les malades, les aliénés. Même du temps de saint Vincent de Paul, lorsque les conditions de travail étaient dures, le travailleur n’avait jamais eu besoin d’être assisté. Les oeuvres d’assistance n’ont secouru que ceux qui, pour des causes accidentelles, étaient tombés dans la misère, précisément parce qu’ils ne pouvaient plus travailler (...) Avec le règne de la bourgeoisie s’ouvre un temps durant lequel travail signifie misère (...) Dans le département du Nord, à l’époque, 163 000 ouvriers, sur une population ouvrière de 224 000, sont inscrits au Bureau de Bienfaisance”. Buret écrit : “Nous affirmons, et il suffit de parcourir une ville de grande fabrique pour s’en convaincre, que la population ouvrière a été abandonnée corps et âme, sans condition, au bon plaisir de l’industrie, qu’il n’existe aucune espèce de lien moral entre le maître et l’ouvrier” (115). Comme le constate aussi Georges H. Dumont : “Les sophismes de J.J. Rousseau, les illusions du libéralisme manchesterien, le droit pour tout homme d’agir à sa guise, la loi de l’offre et de la demande, toutes ces naïvetés et tous les cynismes avaient abouti à l’écrasement des faibles et des petits... La misère en temps de crise économique était atroce...” (116).
L’arrivée de Napoléon III au pouvoir ne change rien à ce fait. Seulement, l’oligarchie tire la leçon des faits : on ménage l’opinion catholique, on aménage Paris avec Haussmann ; mais la guerre continue contre toute autorité, tout principe qui se voudrait supérieur à l’économie ; contre toute remise en cause des privilèges. Le mépris et le rejet du monde ouvrier s’accentuent.
R. Pernoud rappelle cette montée en puissance du capitalisme sous l’empire : “Comme le fait remarquer l’historien du second empire, Marcel Blanchard, la remarquable poussée d’affaires du régime impérial serait inintelligible si l’on ne se référait à ce vaste mouvement apparemment entré dans l’oubli à cette époque, en fait s’incarnant alors, et pour la première fois, vraiment dans les faits, grâce à un groupe d’hommes comprenant avant tout des financiers (...) et des capitaines d’industrie de formation polytechnicienne... Celui-ci (Napoléon III, ndlr) sera l’homme de la bourgeoisie industrielle…’ ” (117).
Il ne s’agit pas, bien évidemment, de dénoncer l’essor économique, mais le fait que l’on ait accordé la première place à l’économie et non à la politique. C’était réaliser le voeu de la philosophie matérialiste des Lumières avec les conséquences que l’on sait : l’égoïsme aboutissant à l’exploitation des plus faibles au profit des oligarques. Bon nombre d’auteurs ont écrit sur ces conditions de vie inhumaines des ouvriers. L’ouvrage La vie des ouvriers à Lille au XIXe est très intéressant à cet égard (118). La loi de l’offre et de la demande était une utopie : il fallait un arbitre, une autorité pour juger entre les parties.
C’était sous la monarchie très-chrétienne le rôle du roi “absolu”, indépendant des factions.
Avec l’arrivée de l’oligarchie au pouvoir, on institutionnalise cette loi de l’offre et de la demande, sous couvert de liberté. Et là aussi, on aboutit au mensonge, car le déséquilibre qui en résulte (syndicats ouvriers contre syndicats patronaux) est résolu en fait par la haute finance capitaliste en sa faveur, parce qu’elle tient le pouvoir.
Elle est à la fois juge et partie, et l’on envoie l’armée faire des répressions, des déportations. On l’a vu en 1848, en 1871 et à bien d’autres moments. Vraiment “la bourgeoisie déchristianisée” est devenue “plus féroce pour le peuple que le More de Venise”.
Vraiment, Louis XV avait été prophète quand il avait répondu au courtisan qui lui suggérait la réunion des Etats Généraux : “Je ne suis pas sanguinaire, mais si j’avais un frère et qu’il fût capable d’ouvrir un tel avis, je le sacrifierais dans les 24 heures à la durée de la monarchie et à la tranquillité du royaume”.
Car, effectivement, la tranquillité du royaume a bel et bien disparu. Il n’y a plus d’harmonie entre les différents éléments de la société.
Les rapports se durcissent entre patrons et ouvriers.
La société est brisée en deux. La répression de 1848 fut impitoyable : “L’insurrection allait être matée par lui (Cavaignac) avec la même vigueur cruelle que les précédentes insurrections populaires de Lyon et de Paris. Suivit une répression qui faisait déjà présager celle qui succédera à la commune : 25 000 arrestations, des exécutions par centaines, des déportations par milliers” (119).
Au moment de la commune, Thiers, voltairien athée, capitaliste matérialiste des Lumières comme il y en eut peu, fut cynique au point de laisser empirer le plus possible l’insurrection des ouvriers pour, ensuite, rendre la répression impitoyable et empêcher toute solution à l’amiable : après la commune, l’opposition est broyée, au sens propre et figuré, et Thiers se retrouve maître du moment, et avec lui, c’est toujours l’oligarchie matérialiste qui tient le pouvoir.
R. Pernoud écrit : “...il n’eût tenu qu’à Thiers de sauver l’archevêque de Paris, Mgr Darboy, que les communards proposaient d’échanger contre Blanqui, emprisonné avant l’insurrection. Mais Thiers ne donna pas la moindre réponse à cette proposition et on peut penser qu’il accepta l’emprisonnement de Mgr Darboy d’un coeur aussi léger que le sac de l’archevêché auquel il avait assisté en personne en 1831”. Cynique aussi quand il écrit, après la boucherie effectuée par le général de Gallifet : “Le sol est jonché de leurs cadavres : ce spectacle affreux servira de leçon”. Il aurait dû servir de leçon aux capitalistes matérialistes, pas aux ouvriers.
Certains feront remarquer que notre accusation contre le matérialisme des Lumières, comme cause de ce que les capitalistes du XIXe siècle acculent leurs employés à la misère de la manière la plus scandaleuse, est beaucoup trop simpliste, car il y a eu aussi des capitalistes catholiques qui, a priori, n’étaient pas des matérialistes. Cette remarque appelle une observation sur un point fondamental. Il est vrai que même les capitalistes catholiques qui firent le plus pour les oeuvres de charité au XIXe siècle n’étaient pas justes cependant envers leurs employés. Les ouvriers avaient bien raison dans leurs revendications : le travail doit faire vivre, la charité n’est pas une rémunération. Et pourtant, nous n’accuserons pas les patrons catholiques, ceux au moins qui ont fait le maximum pour soulager la misère ouvrière par la charité. Pourquoi ?
Notre remarque sera ici exactement la même que celle que nous avons faite au sujet de Villèle sous la Restauration : la société humaine est une société politique régie par les institutions, et sous la Restauration déjà, la malice de ces institutions avait obligé l’homme politique Villèle à agir par malice, quoiqu’il fût vertueux au point de vue personnel, au point de vue de la “monastique”. Ainsi, ce n’est pas à l’homme que nous reprocherons “la perte des sentiments d’honneur”, c’est aux institutions. Aux hommes, nous pouvons reprocher de n’avoir pas su remédier au mal institutionnel. Pendant tout le XIXe siècle, ce sera la même chose : le mal est institutionnel. Il donne le pouvoir à une infime minorité d’oligarques matérialistes qui se servent de la législation et de la force pour assurer leur domination à laquelle nous devons la misère ouvrière. C’est l’Etat qui n’a plus joué son rôle d’arbitre, mais qui a été accaparé par une petite partie des agents économiques. Or les patrons catholiques, en tant que patrons, ne pouvaient rien changer à ce fait : ils ne pouvaient que suivre, plus ou moins, l’économie de leur temps. Payer les ouvriers à leur juste salaire les eût probablement conduits à la ruine. La morale individuelle ne saurait remplacer l’absence des institutions. C’est justement pour cela qu’il y a des institutions. Les patrons catholiques, personnellement, ne pouvaient suffire à remédier au mal de la législation : le mal était institutionnel, le remède aussi. Ce que nous pouvons faire - et que nous faisons ici - c’est dénoncer l’incapacité des catholiques à condamner le mal institutionnel qui permettait ce scandale de la misère ouvrière. Voilà ce qui nous permet de dénoncer le matérialisme des Lumières, même chez les patrons catholiques, comme nous avons dénoncé le jacobinisme du royaliste Villèle.
Les révoltes ouvrières ne sont que le paroxysme de cette brisure de la société. Cette misère imposée à des millions d’individus, de familles, a eu des conséquences désastreuses au point de vue humain : que de misères morales en ont découlé !
Que faut-il retenir de tout cela ?
1830 marque l’arrivée au pouvoir de l’oligarchie issue du XVIIIe siècle.
1848 n’est pas une rupture, au contraire. Pendant 40 années, de 1830 à 1870, on voit la réalisation du bien commun des Lumières avec les conséquences sociales que cela inclut : d’une part la déchristianisation ; d’autre part, la scission de la société qui atteindra son apogée sous la Commune. Ceci a été rendu possible par la mise en place d’institutions déduites des droits de l’homme : la représentation populaire qui sert, en fait, à institutionnaliser le mensonge puisque le pouvoir appartient, en réalité, à l’argent, à la presse, à l’oligarchie. Louis-Philippe et Napoléon III ne sont là que pour servir l’oligarchie.
Mais si nous voyons ainsi la victoire du système politique matérialiste, il n’en reste pas moins que certains, et ils sont nombreux, refusent le matérialisme : ce sont les catholiques. Que font-ils?
Logiquement, ils devraient chercher à mettre en place des institutions dont la forme permette la réalisation du bien commun, du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui soient autres que celles réclamées, défendues, améliorées par les défenseurs des Lumières. Or, ce n’est pas le cas. Non seulement ils ne remettent pas en cause ces institutions, mais ils sont divisés entre eux. A quoi cela est-il dû ?
A l’habitude d’agir en politique plus par sentiment que par science. Ainsi avaient été adoptées par les royalistes les institutions déduites des droits de l’homme, déjà sous la Restauration. Au mieux, ceux qui avaient de solides traditions politiques familiales et que la Providence a placés près du prince restent attachés à sa personne, mais cette situation ne pouvait durer. Une fois le prince exilé, pour l’immense majorité des Français, qui n’ont ni vu ni connu Charles X, et encore moins Henri V, quels sentiments pourraient les attacher à la monarchie ? Même ceux qui ont de bonnes traditions familiales finissent pas les perdre peu à peu. Les talents oratoires d’un Berryer ou d’un Chateaubriand peuvent émouvoir les sentiments, mais il sera toujours plus exaltant de suivre un Napoléon, un Boulanger ou n’importe quel autre tribun applaudi par une foule délirant aux accents de la marseillaise que de suivre un souverain exilé que l’on n’a jamais vu et que l’on ne verra sans doute jamais, dont on ignore la raison d’être, parce que l’on ignore les principes de la science politique, dont l’acquisition nécessite l’effort de l’intelligence plus que les sentiments. Il y a là l’explication de la transformation si rapide de la France légitimiste de 1830 en une France bonapartiste de 1851. Comme le prouve Gustave le Bon, la foule est toujours menée par les sentiments (120). Jacques Bainville l’affirmait également : “ La foule n’a pas d’idées personnelles et ne fait qu’accepter les modes ” (121). Malheureusement, les catholiques aussi, même leurs chefs, ne firent que suivre les modes politiques.
Et ce sentimentalisme s’est trouvé d’abord chez les légitimistes, et a nui en tout premier lieu à leur cause : plus on avance dans le XIXe siècle, plus les sentiments envers Charles X s’effacent, tandis que Napoléon III, à cheval entre Charlemagne et Napoléon Ier, a tout pour exalter et frapper l’imagination des Français.
Et les catholiques, à la suite de leurs chefs, Veuillot, Montalembert, Ozanam, etc. furent incapables de rétablir le bien commun catholique, parce qu’ils n’en prenaient pas les moyens institutionnels. Ils ne firent que suivre les “ mouvements de rêve et d’imagination de 1789, 1830, 1848 ”. La débandade de la Restauration n’a fait que s’amplifier. Il suffit de lire les paroles d’Ozanam, du Père d’Alzon, de Donoso Cortès, de Montalembert, de Lacordaire, de Veuillot, de Berryer, de Chateaubriand, etc. déjà citées : pas un seul qui dénonce la supercherie de la représentation nationale et qui cherche à rétablir un pouvoir absolu ; au contraire, qui plus, qui moins, ils proclament la nécessité d’une représentation du peuple. Par le fait, ils héritaient de l’impuissance politique de ces institutions débiles parce que déduites et non induites sur des faits, et de plus déduites des droits de l’homme ! Leurs adversaires, eux, n’y avaient jamais cru [Ex: lettre à Damilaville où Voltaire juge “à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit. Il n’est pas digne de l’être, Manifeste p. 128.] Ils savaient trop bien comment s’en servir, bien mieux que Villèle lui-même. La loi de ces matérialistes était le mensonge justifié par l’égoïsme issu de la philosophie des Lumières.
Nous ne pouvons que regretter amèrement les divagations de ces catholiques luttant désespérément contre les effets du mal social matérialiste, dont ils chérissent les causes institutionnelles, tel Ozanam fondant les conférences de Saint Vincent de Paul pour soulager l’effroyable misère des esclaves des oligarques, mais défendant ardemment les institutions qui en ont été la cause, en donnant le pouvoir aux oligarques : les institutions parlementaires, le mensonge institutionnel. L’impuissance des catholiques, nous en savons les racines ; elles sont profondes, très profondes même : c’est l’absence de science, la prédominance de l’instinct ; c’est le romantisme politique, “ce fléau” disait l’abbé Roussel. A Joseph de Maistre affirmant dès 1793 “Sachez être royalistes : hier c’était un instinct, aujourd’hui, c’est une science”, Mgr Pie, 60 ans plus tard, répond que le conseil n’a pas été écouté : “Pas plus à partir de 1830 que de 1792 à 1815, les hommes bien pensants n’ont pu parvenir à bien penser... Depuis vingt ans qu’il y a des cercles catholiques (...) qu’est-il sorti de là ? Des jeunes gens chrétiens à la manière du XIXe siècle, en assez bon nombre, mais des esprits fermes, des hommes pratiques, le parti catholique n’en a pas plus préparés que le parti légitimiste” (122).
Jugement terrible, mais qui confirme exactement ce qui a été affirmé plus haut : les catholiques se sont révélés incapables d’agir sur la société de leur temps, sur la politique parce qu’ils n’agissaient pas par science. La politique est une science pratique, et il n’y avait pas de catholiques pratiques, politiques.
C’est ce qui nous a permis de parler de la “non-réaction” catholique face à la mise en place des institutions des Lumières révolutionnaires. Il y a eu des réactions catholiques contre les effets de ces institutions, certes. Il y a eu une floraison d’oeuvres catholiques admirables de 1830 à 1870, pour la charité intellectuelle et matérielle ; leur énumération serait longue. Mais il a manqué la réaction contre la cause des maux auxquels ces oeuvres sont destinées à remédier, causes qui étaient institutionnelles.
Or, “on ne contrôle comme on ne soigne utilement que les causes, et non les effets”.
Références (chapitre IV)
(1) M. Capefigue, Richelieu.
(2) Marquis de Roux, La Restauration, p. 455, Arthème Fayard, Paris, 1930.
(3) Marquis de Roux, op.cit. p. 451.
(4) Marquis de Roux, op.cit. p. 455.
(5) Louis de Bonald, La vraie Révolution, p. 91, Clovis, Etampes, 1997.
(6) Charles Maurras, OEuvres capitales, p. 71-74, Flammarion, Paris, 1954.
(7) Charles Maurras, op.cit. p. 40.
(8) Marquis de Roux, op.cit. p. 458.
(9) Marquis de Roux, op.cit. p. 459.
(10) Stéphane Rials, Révolution et Contre Révolution au XIXe siècle, p. 123-124, DUC/Albatros, Paris, 1987.
(11) Stéphane Rials, op.cit. p. 123.
(12) Henry Coston, Les financiers qui mènent le monde, p. 73, Publication Henry Coston, Paris, 1989.
(13) Yves Griffon, Charles X, p. 276, Pierre Gauthier éd, 1988.
(14) Jacques Bainville, Réflexions sur la politique, p. 18, Dismas éd, Belgique.
(15) Yves Griffon, op.cit. p. 251.
(16) Stéphane Rials, op.cit. p. 153-155.
(17) Jacques Bainville, op.cit. p. 53.
(18) Stéphane Rials, op.cit. p. 220-228.
(19) Stéphane Rials, op.cit. p. 229.
(20) Charles Maurras, op.cit. p. 67.
(21) Pierre Gourinard, Les royalistes français devant la France dans le monde, 1820-1859, thèse de
doctorat, Faculté des Sciences humaines, 1987, Poitiers, Lacour éd, 1992.
(22) Pierre Gourinard, op.cit. p. 517.
(23) Pierre Gourinard, op.cit. p. 274.
(24) Pierre Gourinard, op.cit. p. 220-221.
(25) Pierre Gourinard, op.cit. p. 513.
(26) Pierre Gourinard, op.cit. p. 664.
(27) Marquis de Roux, op.cit. p. 381-383.
(28) Charles Maurras, op.cit. p. 31.
(29) René Leguay, Libéralisme et catholicisme. Série de douze articles parus dans “L’ordre social chrétien”, organe officiel de la Ligue Apostolique des Nations. Extrait du 2e article, paru dans le n° 18, avril-juin 1936, p. 31-32.
(30) Jules Chaix-Ruy, Donoso Cortès – théologien de l’histoire et prophète, p. 56-57, bibliothèque des
archives de philosophie, Beauchesne, 1956.
(31) Jules Chaix-Ruy, op.cit, p.163.
(32) Chanoine Marcel Bruyère, Le cardinal de Cabrières, p. 14, Cèdre éd, 1956.
(33) Mgr Baunard, Frédéric Ozanam, p.172, Ancienne librairie Poussielgue, Paris, 1913.
(34) Mgr Baunard, op.cit. p. 395.
(35) Mgr Baunard, op.cit. p. 448
(35 bis) Certains s’étonneront sans doute de nous voir affirmer que les partisans des Lumières avaient une vision pratiquement idéalisée du Moyen-Age : il faut en effet opérer une distinction. Il est bien évident que, parce que catholique, le Moyen-Age passait pour un temps d’obscurantisme. Mais – et nous l’avons vu - cela n’empêchait pas les parlementaires de rechercher dans le haut Moyen-Age la justification de leur revendication sur leur rôle de représentation de la nation etc. : ils avaient de ce temps une vision idéalisée autant que celle de Rousseau dans le Contrat social où le peuple réuni en assemblée exprime ses volontés, élit ses représentants, etc. C’est cela qui est idéalisé chez les parlementaires des Lumières dans leur vision du Moyen-Age et c’est cela que dénonce Michel Antoine dans l’expression “songeries pseudo-historiques”. Il s’agit surtout d’une idéalisation institutionnelle politique. C’est cette vision que reprendront à leur compte Chateaubriand et d’autres, tel Ozanam. Ils y ajoutaient un peu du leur, parce que eux étaient catholiques.
(36) Mgr Baunard, op.cit. p. 208.
(37) Mgr Baunard, op.cit. p. 371-372.
(38) Mgr Baunard, op.cit. p. 373.
(39) Mgr Baunard, op.cit. p. 378.
(40) Mgr Baunard, op.cit. p. 385.
(41) Mgr Baunard, op.cit. p. 411.
(42) Mgr Baunard, op.cit. p. 416.
(43) Mgr Baunard, op.cit. p. 415.
(44) Mgr Baunard, op.cit. p. 375.
(45) Mgr Baunard, op.cit. p. 509.
(46) Pierre Gourinard, op.cit. Annexes VI-VII-VIII.
(47) Stéphane Rials, op.cit. p. 163.
(48) Stéphane Rials, op.cit. p. 165.
(49) Mgr Baunard, op.cit. p. 361.
(50) Mgr Baunard, op.cit. p. 378.
(51) Mgr Baunard, op.cit. p. 373.
(51 bis) In Kiel et Tanger, p. 377, Paris, NLN, 1914.
(52) Stéphane Rials, op.cit. p 198.
(52 bis) Eugène Veuillot Louis Veuillot, en 4 tomes, tome I (1813-1845), 542 pages, 1903, et tome III
(1855-1869), 602 pages, 1904 : Victor Réaux éd, Paris 6e. Tome II (1845-1855), 578 pages, 1913,
et tome IV (1869-1883), 785 pages, 1913 : P. Lethielleux éd, Paris.
(53) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 104 à 108.
(54) Louis Veuillot avait fait paraître l’encyclique Nullis certe verbis de Pie IX, alors que sa publication
avait été interdite.
(55) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 313.
(56) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 319 à 345.
(57) Louis Veuillot, Mélanges religieux, politiques, historiques et littéraires, tome VI p. 96.
(58) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 368.
(59) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 144.
(60) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 380.
(61) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 380.
(62) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 511.
(63) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 554.
(64) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 548.
(65) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 610-611.
(66) Stéphane Rials, op.cit. p. 201.
(67) Les Mélanges sont un recueil de ses meilleurs articles, effectué par Louis Veuillot lui-même. Il y en
a 22 volumes.
(68) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 207.
(69) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 329.
(70) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 346.
(71) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 417.
(72) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 362.
(73) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 625.
(74) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 657.
(75) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 555.
(76) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 494.
(77) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 89.
(78) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 213.
(79) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 214.
(80) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 317.
(81) Rome pendant le concile, tome I, p. LXVI.
(82) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 378.
(83) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 227.
(84) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 268.
(85) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 288.
(86) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 274.
(87) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 295-296.
(88) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 31.
(89) Louis Veuillot, Mélanges religieux, politiques, historiques et littéraires, tome VI p. 96. Relations du journal l’Univers avec Napoléon III, 28 octobre 1871.
(89 bis) Démosthène, 1re Philippique, cité par Charles Maurras, in “Kiel et Tanger”, p 181, NLN, Paris, 1914.
(90) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 271.
(91) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 234.
(92) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 306.
(93) Eugène Veuillot, op.cit. tome IV, p. 254.
(94) Henri Poincaré, La valeur de la science, p. 19, Bibliothèque de philosophie scientifique, Ernest Flammarion éd. 1932.
(95) Eugène Veuillot, op.cit. tome I, p. 494.
(96) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 78.
(97) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 158-161.
(98) Eugène Veuillot, op.cit. tome II, p. 237-238-239.
(99) Chanoine Catta, La doctrine politique et sociale du cardinal Pie, p. 289-295, N.E.L. Paris 1959.
(100) Stéphane Rials, op. cit. p. 201.
(101) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 33.
(102) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 57-58.
(103) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 203-204.
(104) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 239.
(105) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 262-263.
(106) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 273.
(107) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 285.
(108) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 286.
(109) Eugène Veuillot, op.cit. tome III, p. 584.
(110) Régine Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France, tome II p. 420, Seuil éd, 1962.
(111) Régine Pernoud, op.cit. p. 449.
(112) Régine Pernoud, op.cit. p. 457.
(113) Régine Pernoud, op.cit. p. 460-461.
(114) Régine Pernoud, op.cit. p. 465-466.
(115) Régine Pernoud, op.cit. p. 471-472.
(116) G.H. Dumont, Histoire de la Belgique, p. 432, Marabout Université éd, 1983.
(117) Régine Pernoud, op.cit. p. 539-541.
(118) La vie des ouvriers à Lille au XIXe siècle.
(119) Régine Pernoud, op.cit. p. 535.
(120) Gustave Le Bon, La psychologie des foules.
(121) Jacques Bainville, op.cit. p. 53.
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