Manifeste légitimiste, Le suicide du royalisme
“Je vous assure que ceux que je connais et que je connais bien ne demandent jamais si une mesure, voire une loi, sera utile au public, mais si elle sera utile pour eux-mêmes et pour leur parti”. Louis de Bonald.
“L’ordre des choses établi en France n’est en réalité plus qu’une pure démagogie sous un chef qui porte le titre de roi”. Metternich.
I- Le suicide du royalisme
La charte de 1815 avait maintenu une institution éminemment révolutionnaire et, ce qui est plus grave encore, sans que les royalistes en soient conscients, loin de là : ces deux chambres étaient élues par le peuple pour tempérer l’autorité du roi, qui lui-même ne tenait son trône que par le droit exprimé par les lois fondamentales.
De ces institutions des deux chambres, de ces techniques “on perçoit mal au demeurant les implications et la portée”, précisément parce que rien, dans l’histoire, ne les justifie, parce qu’elles sont issues d’une dialectique du sentiment inaugurée par la philosophie du XVIIIe siècle, relayée par un romantisme ravageur épris de liberté, de progrès par et pour le peuple, par et pour l’homme.
Sans principes politiques, les royalistes n’ont pas su saisir “les implications et la portée” de ces institutions parce qu’ils ne savaient d’où elles venaient. Car, contrairement à ce que pensaient Chateaubriand et Montlosier, le rapport de la charte de 1815 avec les institutions du haut moyen-âge est à peu près aussi ridicule que les rapports entre la république de 91 et la république romaine : mais déjà le ridicule ne tue plus, puisque Chateaubriand, Montlosier et d’autres sont bien en vie, plein de cette vie anarchique dont Maurras parlait quand il fustigeait les rousseaulâtres du Sillon en s’écriant : “La démocratie, c’est le mal. La démocratie, c’est la mort”.
Ceci étant, il y avait aussi le roi très-chrétien, et s’il était logique qu’une institution révolutionnaire telle que les chambres réalise le bien commun révolutionnaire, il était logique également que le roi très-chrétien, qui était une institution également, réalise le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Toute l’histoire de la Restauration est dominée par cette dualité : le rappel des ordres religieux et l’expulsion des jésuites, la loi sur les sacrilèges et la liberté de la presse, les 87000 élèves des écoles chrétiennes et l’université voltairienne, le roi contre les chambres, et les ministères sur le tranchant du rasoir.
Quels furent donc les effets bénéfiques de la Restauration ? Tout d’abord, la question des vocations religieuses :
“Du concordat à 1815, il n’y a eu que 6 000 ordinations. On calculait qu’il aurait fallu 50 000 prêtres, 46 000 au minimum. Il n’y en avait que 30 000 en fonction. 22 000 paroisses étaient desservies.
Sur 12 000 vicariats prévus, on ne comptait que 5 000 vicaires (...). Le déficit ne pouvait que s’accroître puisque, à part les 6 000, tous les prêtres avaient été ordonnés avant la révolution, et la plupart étaient des vieillards (...) Dans l’ensemble de la France, jusqu’en 1820, le nombre de décès l’emporte malgré tout sur celui des ordinations, tant il y a de vieillards. Il y a, à cette date, 1 523 prêtres de moins en activité qu’en 1805. Mais alors, la courbe remonte ; en huit ans, l’excédent des ordinations sur les décès arrive à 2 289, presque 300 par an. En 1828, il y avait 12 000 élèves dans les grands séminaires, 47 000 dans les petits (...)” ; “Les mesures prises par l’épiscopat, favorisées par le gouvernement, aboutirent à un résultat remarquable ; Partout, les vocations ecclésiastiques se multiplièrent ; les monographies sont probantes : Arras compte 81 séminaristes en 1816, 125 en 1820. A Clermont, Mgr de Dampierre qui ne pouvait faire desservir toutes ses paroisses a, en 1830, plus de prêtres qu’il n’en peut placer. A signaler également le retour des jésuites, des trappistes (avec Dom Augustin de Lestranges), les chartreux reviennent à la Grande Chartreuse. De nouvelles congrégations se développent : les pères du Sacré-Coeur de Coudrin, les maristes de Champagnat, les marianistes de Chaminade, les oblats de Marie-Immaculée de Mazenod (1816) (...) Saint-Sulpice, Saint-Lazare, les missions étrangères et les missions de France furent ainsi régulièrement autorisées dès 1816”. “Les résultats furent frappants : on compte jusqu’à 804 écoles mutuelles. Les frères des écoles chrétiennes qui, au début de la Restauration, ne tenaient que 26 écoles, en ont 380 en 1830 avec 87 000 élèves”. “La Restauration a été le dernier gouvernement français qui ait compté parmi ses devoirs d’état l’appui à donner à l’Eglise pour le bien des âmes” (1).
Il convient de lire également à ce sujet Y. Griffon et le père Berthier, ainsi que l’Histoire de la congrégation de Lyon. Y. Griffon écrit : “La Restauration, et spécialement le gouvernement de Charles X, comme nous l’avons vu, entreprit un redressement, notamment le rétablissement des synodes, des conciles provinciaux et des principales fêtes religieuses chômées, supprimées par Bonaparte...” et il cite Crétineau-Joly qui écrit : “A quelles causes attribuer la haine que son nom (Charles X ndlr) souleva ? La cause est simple, elle est une. Charles X ne se contenta pas d’être le roi très- chrétien, il fut catholique.
Dans toute la sincérité de son âme, il voulait mériter le beau nom de Fils aîné de l’Eglise. Là et rien que là se trouve l’explication de la catastrophe de juillet” (2).
Le père Berthier de Sauvigny écrit : “ Sans ses quinze années de reconstruction et de reconquête pour l’Eglise de France, aurait-elle (la France, ndlr) pu soutenir et développer comme elle l’a fait au XIXe siècle son oeuvre d’apostolat et de charité ” (3)
Antoine Lestra écrit également : “...à l’arrière-plan un travail de reconstruction spirituelle silencieusement s’accomplit, dont témoigne le chiffre des ordinations triplé en 7 ans, les innombrables fondations de congrégations, hospitalières ou enseignantes, le symptomatique accroissement des réguliers qui doublent leur effectif pour atteindre 30 000 hommes” (4).
Cependant, quoique cette “restauration” du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ fût indéniable, la présence d’institutions révolutionnaires ne pouvait rester sans conséquences. Quelles furent-elles ?
“...Ces hommes qui étaient de sincères partisans de la légitimité, n’hésitèrent pas à utiliser l’arme d’un libéralisme parfois virulent et à affirmer la prérogative parlementaire face à la prérogative royale au gré de la seule conjoncture politique (...) Vitrolles, ultra et ami de Monsieur, ébauche une lecture parlementaire de la Charte. Guizot lui répond en insistant : ‘c’est le roi qui veut, qui agit. Les ministres sont chargés d’éclairer sa volonté (...) Sans sa volonté, ils ne sont rien, ne peuvent rien (...)’
Chateaubriand prend alors sa plume étincelante pour répondre à Guizot. Et c’est La monarchie selon la Charte qui a davantage fait pour l’acclimatation non pas, on le verra plus loin, des techniques, mais de l’esprit parlementaire, plus qu’aucun autre ouvrage. Avec cette formule fameuse qui ne portait le roi aux nues que pour mieux le marginaliser : ‘le roi dans la monarchie représentative est une divinité que rien ne peut atteindre : inviolable et sacrée, elle est encore infaillible ; car si il y a erreur, cette erreur est du ministre, et non du roi. Ainsi, on peut tout examiner sans blesser la majesté royale, car tout découle d’un ministère responsable’. Les ultras n’avaient guère clarifié leurs positions. En 1816, la plupart, y compris Clausel de Coussergues et la Bourdonnaye, avaient emboîté le pas à Vitrolles et Chateaubriand. La majorité de la ‘chambre introuvable’ avait, le 17 mars 1816, pris le risque de signer une déclaration rédigée par Vitrolles, dans laquelle on pouvait lire ces phrases de défi qui sont en parfaite contradiction avec la nature de la Charte telle que nous la préciserons et telle qu’en bonne logique les ultras auraient dû la défendre : ‘Nous adoptons entièrement les principes de la Charte constitutionnelle, la division des pouvoirs qu’elle a établie ; nous en maintiendrons l’esprit et nous entrons dans les conséquences de ce système, comme le remplacement le plus raisonnable des anciennes institutions, libertés et franchises’ ”(5).
Or, la Charte n’avait pas du tout établi la division des pouvoirs : elle avait établi des institutions qui étaient issues de cette théorie insensée créée au XVIIIe siècle et révolutionnaire, mais le roi restait au-dessus de la Charte. Les lois fondamentales subsistaient intactes, et donc l’unité du pouvoir en la personne du monarque : qu’il y eût paradoxe dans cette présence simultanée, au plus haut niveau de l’Etat, de deux institutions (le roi et les chambres) radicalement opposées quant à leur cause finale, quant à leur légitimité, cela est certain. Voir les ultraroyalistes résoudre ce paradoxe en faveur des institutions révolutionnaires, c’est encore plus paradoxal. Mais, l’est-ce vraiment lorsque l’on se rappelle combien les ultras, par leur absence de principes, s’étaient livrés au sentimentalisme en la personne de Chateaubriand, et que ce sentimentalisme était typiquement révolutionnaire ? Louis XVIII, parce que roi, porte bien sûr la première part de responsabilité de l’acceptation et de la présence des chambres. Au moins gardait-il l’essence de son pouvoir par les lois fondamentales. Mais voilà que les ultras détruisent encore celles-ci.
Que la présence de Decazes, franc-maçon luttant honteusement contre les royalistes fidèles et favorisant le personnel révolutionnaire, comme ministre principal de Louis XVIII, ait facilité cette évolution jacobine de certains ultras, nous voulons bien l’admettre. Mais cela reste très secondaire quand on considère, premièrement les termes ahurissants de la déclaration de Chateaubriand, Vitrolles, etc., deuxièmement le fait que, Decazes chassé et Louis XVIII défunt, les ultras au pouvoir se révélèrent plus jacobins encore que Decazes lui-même, prouvant par là cette vérité qu’une institution vicieuse, même avec des hommes d’une monastique (morale personnelle) irréprochable, ne peut produire que des actions vicieuses, et que le seul remède réside dans l’épuration non des personnes mais des institutions.
Mais qu’est-ce qui nous permet d’accuser les ultras de jacobinisme ? C’est Villèle, ce royaliste ultra au début comme à la fin de la Restauration, qui fit pire encore que Decazes quand il fut ministre. Il convient de lire à ce sujet les Souvenirs d’un ultraroyaliste écrits par Ferdinand de Berthier (6) :
“Comment expliquer la conduite de Monsieur de Villèle ? (qui continuait la politique de Decazes en persécutant les royalistes fidèles et en favorisant les révolutionnaires alors qu’il était lui-même ultra - ndlr) Il est difficile de ne pas reconnaître que dans cette circonstance comme dans beaucoup d’autres, son intérêt personnel et la conservation de son pouvoir ministériel étaient la première préoccupation de son esprit et l’emportaient souvent sur les grands intérêts de la royauté, que dans ses prévisions pas toujours assez étendues, il ne croyait pas pouvoir être renversé par l’opposition de gauche. Un ennemi de la royauté l’inquiétait beaucoup moins qu’un royaliste capable ne partageant pas toutes ses idées et pouvant arriver au ministère (...) Là est toute l’explication de la conduite de Monsieur de Villèle, conduite qui contribua peut-être à le conserver au ministère plus longtemps, mais qui fut si funeste au principe monarchique et à la royauté dont elle prépara le renversement (...) C’est pas le même système encore qu’il laissa subsister les journaux libéraux ou révolutionnaires tandis qu’il absorbait ou cherchait à absorber tous les journaux royalistes qui contrôlaient quelques fois ses actes (...) Mais qu’en résultait-il ? Le public qui, soit à la tribune, soit dans les journaux, n’entendait guère qu’une seule voix, celle de l’extrême gauche, fut insensiblement entraîné, séduit, et l’opinion fut pervertie : de là le reproche grave adressé à l’administration de Monsieur de Villèle, et à laquelle ses partisans les plus ardents n’ont jamais pu répondre d’une manière satisfaisante. Quand Monsieur de Villèle est arrivé au pouvoir, l’opinion publique était-elle en grande majorité royaliste ? On était obligé de répondre : oui, certainement ! Quand il quitta le ministère, était-elle encore royaliste ? Non, est-on obligé de répondre.
Cependant Monsieur de Villèle avait tout pouvoir, donc toute la responsabilité lui appartenait, donc par ses fautes gouvernementales, il a préparé la chute du trône”. Et Villèle était ultraroyaliste !
Berthier continue : “Monsieur de Villèle, au surplus (...) ne connaissait guère que la partie inférieure et basse du coeur français ; il avait recours à toutes les espèces d’appâts pour gagner les députés : intérêts dans les entreprises individuelles, places, traitements, décorations, gains à la bourse, la pairie, puis en quelque sorte l’abandon de l’administration publique en échange des boules en faveur de lois qu’il présentait” (7).
Mais ce n’est pas tout. Alors que les ultras voulaient décentraliser, Villèle, pris au jeu parlementaire (élections) a accentué la centralisation : “ Une loi... avait paru impolitique en frappant une capitale qui... par la forme de nos institutions d’alors et par le système de centralisation encore augmenté par Monsieur de Villèle exerçait sur toute la France une influence aussi grande que dangereuse. ‘Ce sont des boules qu’ils nous faut’ me disait un jour Monsieur de Villèle. Ainsi, le ministre voyait toute la France dans le vote des chambres, qu’il matérialisait autant que possible en mettant de côté les influences morales, en ne comptant pas quelque autre chose que les boules blanches ou noires qui étaient versées dans l’urne, de là ce système peu français et peu honorable de faire ployer les consciences par la crainte des destitutions ou l’appât des honneurs, des places, des gains de bourse et de l’argent même, distribué assure-t-on, de là les persécutions contre d’anciens amis du trône et des noms illustres par leurs talents, leur naissance ou leurs services... De tous ces faits résultèrent une haine (...) contre le ministre dirigeant, puis une désaffection secrète pour le trône (...) puis enfin la diminution des boules en faveur du ministre dans la chambre des députés, seule chose qui frappât l’esprit de Monsieur de Villèle” (8).
Il faut noter que Villèle, quant à lui, n’était pas “corrompu”, nous dit Ferdinand de Berthier :
“Cependant, pour rendre hommage à la vérité, je dois dire de Monsieur de Villèle que, s’il était corrupteur, il n’était pas corrompu. Sa fortune pendant son long ministère fut augmentée d’environ 600 000 F ; mais défrayé de tout, il avait encore deux cent mille francs de traitement et Madame de Villèle avait bien pu faire cette économie sur les mauvais dîners qu’elle donnait (...) Mais ce que je reproche à Monsieur de Villèle, c’est d’être parvenu avec une adresse infinie à altérer les sentiments (le mot est important, ndlr) d’hommes qui avaient sacrifié jusque là tout à l’honneur, pour les entraîner dans les voies basses et quelquefois honteuses de l’intérêt personnel et du lucre” (9).
Remarquons bien - car ceci est important pour notre étude - que Berthier parle des sentiments corrompus, de la perte du sens de l’honneur que ces royalistes avaient acquis d’instinct en l’héritant de leurs aïeux. Berthier ne dit pas que leur raison était corrompue, tout simplement parce que, comme nous l’avons dit, ces hommes étaient guidés par les sentiments plus que par la raison : il n’y avait ni science ni conscience de la situation politique créée par les institutions chez ces royalistes qui, avec Chateaubriand, n’avaient pas su entendre Joseph de Maistre quand il écrivait “sachez être royalistes. Autrefois, c’était un instinct, aujourd’hui, c’est une science”, et qui n’avaient pas su juger par les causes les institutions de la Charte.
L’action de Monsieur de Villèle, si elle est mauvaise, n’est pas due à la malice du ministre, mais à la malice des institutions qui exigent qu’un ministre, pour pouvoir travailler, doive convaincre un à un jusqu’à la majorité les députés qui sont à cent lieues d’avoir en tête le pourquoi du comment de chaque acte du ministre, qui ne peuvent le savoir, qui sont eux-mêmes liés par la presse (information) et par leurs électeurs, par ceux qui leur ont permis d’obtenir le succès électoral (groupes d’influence, partis...) Villèle, s’il avait dû sa place comme son renvoi éventuel au roi et au roi seul, n’aurait eu cure d’acheter ses subordonnés : et le roi… il ne pouvait l’acheter que par un bon travail ! Cette recherche d’une majorité est devenue la fin dernière du ministère, justifiant envers les députés des moyens que Villèle aurait refusés et a refusés pour lui-même. Ces chambres étaient issues d’une philosophie viciée, elles produisaient le vice, et nous sommes loin d’avoir tout vu. Il restait pire à faire.
Après la chute du ministère Villèle, Polignac prit la direction du gouvernement. Devant l’hostilité des chambres, consécutive aux impérities de Villèle, il fallut envisager la dissolution et des élections, avec une modification des listes des collèges électoraux, afin d’obtenir l’élection de royalistes. Mais tel n’était pas l’avis de Villèle. En effet, il avait pensé “dans de nouvelles élections raffermir son autorité ébranlée en empêchant la réélection des royalistes indépendants les plus marquants et en donnant au besoin la préférence à des hommes de la gauche qui, plus nombreux, forceraient les royalistes indécis à se rallier entièrement à son ministère” nous dit Berthier (op. cit.). Villèle pensait que les élections provoquées par le ministère Polignac lui seraient favorables sans trop de royalistes : si Polignac essuyait un échec électoral, c’était Villèle le successeur, se disait-il. Il ne fallait donc pas de modification des listes électorales : “Monsieur de Villèle - continue Berthier - avait exalté les esprits contre la couronne par les fautes politiques qu’il avait commises : l’extérieur, en favorisant les révolutions contre les principes du droit et de la légitimité (allusion à sa politique étrangère lamentable lors de la révolte de Saint-Domingue contre l’Espagne, ndlr), à l’intérieur, par nombre de fautes de détail (...) Maintenant, dans un intérêt personnel et l’espoir du renversement de Monsieur de Polignac et de son retour aux affaires, il venait, par ses intrigues, de changer une résolution sage, celle de l’ajournement des élections après le renouvellement des listes, sous un prétexte bien frivole, celui d’éviter le provisoire financier.
Par là, comme l’avait dit Monsieur Charlier, il venait de décider de la ruine de la monarchie. La conduite de Monsieur de Villèle, dans cette circonstance, serait bien coupable, s’il avait prévu, mais il ne prévoyait pas ! Il n’était pas homme d’état. Il n’avait vu qu’un portefeuille pour lui” (10).
Les élections furent défavorables à Polignac au-delà des espérances de Monsieur de Villèle : elles furent catastrophiques. C’est pour remédier à la situation ainsi créée que Charles X prit les fameuses ordonnances de 1830 dont nous reparlerons.
C’est le jeu du parlementarisme qui a transformé l’or ultra en vil plomb jacobin. Que Villèle ait agi par ambition mal placée, c’est facile à comprendre, mais ce n’est pas cette ambition qui est à mettre en cause ici. Il y avait eu, sous l’ancien régime, quantité de ministères, d’excellents ministères où les ministres ne se seraient pas gênés pour prendre la place d’un concurrent même compétent, mais ces ministres ne pouvaient rien que par le roi. Colbert et Louvois ne s’appréciaient pas du tout, mais ils avaient la main de fer de Louis XIV pour harmoniser leur travail et éviter toute dérive. Au-dessous d’eux, ils avaient des conseillers, des commis, des officiers, des fonctionnaires : tous étaient soumis à leur autorité ; pas d’élection ni d’achat de boules blanches ou noires. Sous la Restauration, le parlementarisme naissant et s’affirmant grâce aux bons soins des ultras tels que Chateaubriand et Vitrolles, sert de multiplicateur à toutes les intrigues, bassesses, etc. dont l’action de Villèle contre Polignac, produisant les ordonnances, est l’illustration. Les ordonnances étaient en elles-mêmes excellentes, mais là encore, le parlementarisme est la cause du désastre auquel elles aboutirent.
Mais avant d’étudier ce point, il convient d’éclairer la question des jésuites au sujet de laquelle nombre de catholiques ont fait - et font encore - un très grave contresens politique. Bien des catholiques, sans rien comprendre au pourquoi du comment (ou plutôt sans rien comprendre à la cause institutionnelle des effets politiques) reprochent à Charles X l’expulsion des jésuites en 1828. Là encore, ce sont les institutions qu’il faut mettre directement en cause. Ecoutons Berthier : “Le ministère (il s’agit du ministère Martignac, dénommé ‘la petite monnaie de Monsieur de Villèle’, remplacé par le ministère Polignac , ndlr) entrant dans les vues de la majorité de la chambre dont il lui importait de conserver la bienveillance et l’appui (afin de pouvoir gouverner et ne pas ‘tomber’ ndlr) demandait au roi la suppression des collèges des jésuites, et la limitation du nombre d’élèves des petits séminaires. Le roi résistait (…). Le roi cherchait des conseils. Cependant les ministres fatiguaient ce bon prince de leurs instances (mais eux-mêmes étaient menacés par le couperet du vote des chambres, ndlr), lui annonçaient des troubles, peut-être une révolution, s’il persistait à refuser sa signature. Dans sa perplexité, le prince (il s’agit de Charles X, ndlr) envoya chercher Mgr l’évêque d’Hermapolis qui faisait une retraite à Issy et lui posa la question : ‘Mes ministres me menacent de troubles sérieux, peut-être de révolution sanglante, si je ne signe pas les ordonnances que vous connaissez. Croyez-vous que je puisse, sans manquer à mon devoir de chrétien et à ma conscience, les signer ?’ ‘Si de grands malheurs pour la France et pour le trône peuvent être le résultat du refus de votre Majesté, je crois qu’elle peut en sûreté de conscience signer ces ordonnances’. Le roi prit la plume et les signa à l’instant” (11).
Ainsi, “le roi très-chrétien en son conseil”, mais en conseil choisi en vue de satisfaire les chambres et menacé sans cesse par cette épée de Damoclès qu’était le vote des députés, fit le jeu des révolutionnaires dans un pays profondément catholique et monarchiste. “En toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action” : les institutions révolutionnaires donnant le pouvoir à l’intrigue et à l’argent produisaient la révolution contre le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Qu’on n’accuse pas Charles X d’absolutisme au sujet de l’expulsion des jésuites. Ce sont les institutions qui sont en cause : c’est l’absence d’absolutisme qui lui fit signer ce qui lui répugnait tant.
Mais combien verrons-nous de catholiques, par la suite, accuser Charles X et défendre les institutions parlementaires (telles que le contrôle du pouvoir par les représentants de la nation, ou la démocratie découlant de l’idéologie révolutionnaire). Et quand nous employons le terme “catholique”, il ne s’agit malheureusement pas de Sangnier ni de Maritain, ni de Congar, mais de Louis Veuillot, ce qui n’est pas peu dire. Mais nous y reviendrons.
La même chose s’était produite sous Louis XV. Les parlements physiocrates, philosophes anglophiles, s’opposaient tant et plus au règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ et voulaient la destruction des jésuites : l’affaire étant devenue judiciaire, c’est eux-mêmes qui menèrent l’attaque, et Louis XV, qui ne désirait en aucun cas ce mal, dut le tolérer face à la puissance déjà acquise par les institutions des Lumières. C’était déjà la révolution. Et c’est précisément pour éviter le retour de tels actes que Louis XV supprima les parlements quelques années plus tard, grâce à son absolutisme, ce qui n’empêcha pas les écrivains catholiques du XIXe siècle (Darras, Fèvre, Rohrbacher…) ou du XXe siècle de comparer Louis XV à un tyran et de lui reprocher son absolutisme contre les jésuites, d’insulter sa mémoire de manière scandaleuse. Louis XIV a eu également à souffrir de l’ignorance historique sur son époque : que de contresens n’a-t-on pas fait à son sujet ! Cette prétendue décadence de la monarchie très-chrétienne en monarchie absolue depuis Louis XIV n’est qu’un contresens “absolu” qui ne révèle que la profondeur de l’influence de la dialectique révolutionnaire parmi les catholiques depuis le XIXe siècle, au niveau politique comme au niveau historique, tant les deux sciences sont dépendantes l’une de l’autre.
Louis Veuillot, c’est-à-dire 95 % des catholiques ultramontains du XIXe siècle, firent leur profession de foi historique de ces contresens nés de l’idéologie révolutionnaire : “les révolutions de 1789 et de 1830 ont été plus favorables que nuisibles à la cause de l’Eglise...” a-t-il écrit ! Voilà où mène la dialectique révolutionnaire et romantique.
Mais revenons à la Restauration. Bonald dénonçait déjà les maléfices du parlementarisme : “Je vous assure que ceux que je connais et que je connais bien ne demandent jamais si une mesure, voire une loi, sera utile au public, mais si elle sera utile pour eux-mêmes et pour leur parti” 12).
Ainsi, c’étaient bien les institutions révolutionnaires des chambres qui étaient la cause directe du mal révolutionnaire. Il faut, il est impératif de bien comprendre que le mal révolutionnaire - avant d’être réalisé dans la société de la Restauration - a dû passer par les institutions, et il faut connaître ces institutions. D’où venaient-elles ? Où allaient-elles ? Pourrions-nous demander en plagiant Victor Hugo.
L’ignorer, c’est s’exposer aux vulgaires contresens cités plus haut, c’est s’exposer à reprendre le baratin des révolutionnaires contre l’absolutisme, à ne rien comprendre aux causes et aux effets, ni aux remèdes à apporter à la société politique, c’est se révéler incapable d’agir par science, de raisonner, c’est se condamner à l’instinct, aux sentiments dont nous avons vu où ils mènent en la personne des ultras : à la révolution. Malheureusement, cette ignorance a été le fait de bien des catholiques.
Que pensait Bonald du parlementarisme ? “Au fond, il pensait, comme Frénilly, qu’un ‘long et ferme absolutisme’ pouvait seul enchaîner le jacobinisme” (13). Charles X y viendra avec les fameuses ordonnances, non pas trop tard, non pas trop tôt, non pas maladroitement, non pas sans droit comme on peut l’entendre dire bien souvent, mais avec un ministère formé selon les lois du parlementarisme : c’est peu dire, mais c’est tout dire.
Mais il convient de voir encore quelques effets de ce que les institutions révolutionnaires réalisent sous un monarque très-chrétien, avec un ministre ultra. Il s’agit d’un projet de conversion de la rente, défendu par les hauts financiers et toute une clique de parlementaires auxquels ce projet devait rapporter autant qu’il devait coûter au bien public. Voici ce que dit Berthier : “L’intention du premier ministre (Monsieur de Villèle, ndlr) était de couvrir la charge qu’imposerait au Trésor l’indemnité aux émigrés, dont on s’occupait déjà, par la diminution de trente millions que l’on espérait obtenir au moyen de la réduction de la rente. Je fis observer que quand on cherchait à concilier tous les esprits, rien à mon avis ne pouvait être plus imprudent et plus impolitique que de produire une irritation profonde contre les hommes les plus dévoués à la couronne, contre les émigrés, en mettant à la charge des rentiers la juste indemnité qui leur était due pour la spoliation dont ils avaient été les victimes.
Toutes mes représentations (Berthier était député, ndlr) furent inutiles ; le parti était arrêté, les engagements étaient pris avec la haute finance, MM. Laffitte, Rothschild, Baring et presque toute la banque qui leur venait en aide, et qui devaient dans cette opération, faire d’immenses bénéfices (...) Il faut bien tirer toute la vérité : j’ajouterai donc que beaucoup d’amis de Monsieur de Villèle (...), qu’un grand nombre des députés qui parlèrent ouvertement pour le projet (...), que beaucoup d’hommes et de dames de la cour étaient largement intéressés dans cette opération financière. Je proposai un moyen fort simple (...) qui ne froissait aucune classe de citoyens (...) Mais ce moyen ne pouvait convenir aux auteurs et aux fauteurs du projet, car il ne donnait lieu à aucun agio et à aucun des énormes bénéfices que la banque et les favorisés attendaient du projet de la loi ; aussi, ma proposition souleva-t-elle une vive clameur et fut-elle repoussée de la manière la plus violente” (14). Heureux temps, celui de l’absolutisme de François Ier contre Semblançay ; de Sully, de Richelieu, de Louis XIV, et Louis XV contre le gouvernement des financiers !
Les ultras avaient voulu décentraliser. Cela ne fut pas réalisé. Encore une fois, il eût fallu un Richelieu pour soutenir Levacher-Duplessis et nous n’avions qu’un ministre à genoux devant les chambres : “Villèle arrivant aux affaires, ne reprit pas les vues décentralisatrices qu’il avait défendues à la chambre introuvable (...) Royer-Collard dénonce toutes les facilités que le gouvernement trouvait dans le système en vigueur pour peser sur les élections. Le ministère vote par l’universalité des emplois et des salaires que l’Etat distribue et qui sont le prix de la docilité prouvée : il vote par l’universalité des affaires et des intérêts que la centralité (il faut lire la “centralisation ”, ndlr) lui soumet. Il vote par les routes, les canaux, les ponts, les hôtels de ville, car les besoins publics satisfaits sont les faveurs de l’administration, et pour les obtenir, les peuples, nouveaux courtisans, doivent plaire” (15). Ceci n’est pas écrit par le chef de cabinet d’un président ou d’un ministre de la Ve république, mais par un royaliste de la Restauration : c’est donc le jeu des chambres réclamé par les ultras qui a empêché la décentralisation voulue par les ultras.
Et que dire des corporations demandées aussi par certains royalistes ? C’est le même processus.
Là où il eût fallu un Richelieu, il y avait un ministère que la haute industrie et le haut commerce firent reculer : “En 1817, un avocat parisien, Levacher-Duplessis, entreprit en faveur du régime corporatif une campagne en règle : deux mille commerçants et artisans signaient dans son cabinet, le 16 septembre 1817, une requête au roi que Levacher défendait dans un mémoire étudié (...). Quand on relit aujourd’hui ces pages rédigées par un ultra bien oublié, et les délibérations que lui opposèrent les industriels les plus éclairés de l’époque, on est frappé de voir combien c’était le rédacteur qui avait les vues d’avenir.
Le gouvernement, devant l’opposition de toute la grande industrie et de tout le haut commerce, ne sanctionna pas expressément ces idées mais il en favorisa discrètement l’application” (16). Trop discrètement, puisque en 1830, le travail était loin d’être achevé.
Là où il eût fallu une volonté puissante, il n’y avait qu’hésitation de ministre, va-et-vient avec les chambres, les commissions, l’opposition, puis disparition du projet : l’oligarchie remplaçait la monarchie, l’économie supplantait la politique, car la “haute industrie”, c’est aussi la “haute finance” et, par voie de conséquence, la presse, sur le rôle de laquelle nous reviendrons.
Voilà pourquoi Jules de Calvières pouvait écrire : “Depuis 1814, j’ai combattu mes amis politiques à Paris en soutenant que la Restauration de la monarchie devait commencer par la famille, la commune, et la province et que, par la Charte, le roi Louis XVIII avait gardé ce qu’il aurait dû donner, l’administration locale, et abandonné ce qu’il aurait dû garder, le gouvernement”.
Mais à qui la faute ? Qui donc avait soumis l’action du roi et des ministres au bon plaisir des députés, qui donc avait obligé le ministère à acheter ces mêmes députés, à faire des lois en contradiction avec le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, à maintenir la centralisation et à inaugurer la corruption comme moyen de gouvernement, sinon ces mêmes ultras qui avaient emboîté le pas à Vitrolles et à Chateaubriand en ébauchant une lecture parlementaire de la Charte, c’est-à-dire en résolvant le paradoxe institutionnel de la Restauration dans un sens viscéralement révolutionnaire au nom des mêmes “songeries pseudo-historiques” dans lesquelles se complaisaient parlementaires et féodaux, capitalistes, jansénistes et gallicans depuis les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles?
Avant d’achever cette étude sur les conséquences des institutions révolutionnaires dans la Charte, nous considérerons une autre erreur des royalistes qui ne virent pas une des aberrations majeures du système. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour qu’ils réagissent. Les royalistes avaient bien compris que le jour où la chambre serait opposée au roi, le conflit serait extrêmement grave pour le pouvoir royal. Aussi, quand la menace se précise, c’est-à-dire quand les élections deviennent de plus en plus défavorables suite aux dérives inévitables de la liberté de la presse, tous et chacun parmi les défenseurs du trône se met en mal de trouver la meilleure recette de modification des listes électorales, du mode de scrutin, afin de redonner une majorité royaliste. Berthier n’y échappe pas en 1830. Il propose d’agir par les journaux : “J’engageai les ministres à faire imprimer des réfutations des assertions erronées et même calomnieuses de l’opposition révolutionnaire et à faire à cet égard tous les sacrifices pécuniaires nécessaires pour éclairer l’opinion publique que l’on égarait. Ils me répondirent qu’ils étaient dans une grande pénurie d’argent” (18).
Sur ce, il propose alors d’avancer les élections dans les départements favorables pour que leurs résultats influencent les autres. A ces moyens, il faut ajouter que quelque temps auparavant, il avait proposé, au cours d’une réunion, de réaliser un travail dans le même sens : “...le travail dû principalement au zèle et à l’intelligence de la M Charlier (...) portait tous les électeurs qui avaient un double domicile dans le dixième arrondissement et les arrondissements extra-muros, et plus de quatre cents électeurs dans les grands collèges de huit départements environnant Paris où ils assuraient une majorité et l’élection des députés royalistes. Un travail de cette nature fait dans toute la France aurait donné au roi une grande majorité dans la nouvelle chambre” (19). A la suite, les légitimistes essaieront de proposer un élargissement du scrutin, parce que, comme on le voit dans la réponse des ministres, c’est l’argent qui reste maître de l’opinion et des élections, donc du gouvernement. Ensuite parce que déclarer nécessaire le vote de l’opinion publique, et nécessaire aussi de manoeuvrer cette opinion dans le sens le plus favorable à ses propres desseins, est une chose absolument ridicule.
De plus, qui était cause de ce qu’il était “nécessaire d’éclairer l’opinion publique”? Qui était cause de ce que l’argent devenait, par la presse, le maître de la politique, sinon ces mêmes “royalistes de sentiments”, royalistes par “instinct” et non royalistes par “science”, incapables de juger par les causes de la bonté ou du vice de telle ou telle institution, ces ultra-sentimentaux qui suivaient Chateaubriand ?
N’avait-il pas, lui, Chateaubriand, chef ou figure de proue des ultras, ferraillé contre Bonald pour réclamer la liberté de la presse : “Chateaubriand, qui affirmera un peu plus tard que la liberté de la presse avait été ‘presque l’unique affaire de sa vie politique’ criblait de ses sarcasmes ceux qui lui semblaient être les inspirateurs du ‘projet impie’ déposé par le gouvernement” (Bonald était alors directeur de la censure, ndlr) (20).
C’étaient donc les ultras qui avaient repris le flambeau des anciens ennemis de la royauté, et ce par sentiment, car la réflexion raisonnée, la science, aurait pu les mettre en garde contre les miroirs aux alouettes révolutionnaires (représentation populaire, liberté de la presse, etc.) flattant les sens, les passions, les sentiments. Mais ils ne raisonnaient pas sur les causes, ils sentaient leur royalisme. Quel paradoxe que de voir un ultra dénoncer un projet de censure de la presse comme un “projet impie”, comme contraire au culte, car c’est le sens du mot “impie” ! Contraire au culte, oui, mais au culte de la liberté ! Quelle dérive ! Que n’a-t-on écouté Fontanes qui écrivait dès 1814 : “Je sais ce qu’on a déjà dit et ce qu’on peut dire en faveur de cette liberté. Je ne la tiens pas moins pour le dissolvant le plus actif de toute société. C’est par là que nous périrons si l’on n’y prend pas garde, et dès à présent, je déclare que je ne me considérerai jamais comme libre là où la presse le sera” (22). Mais le XIXe siècle était déjà trop héritier du sentimentalisme révolutionnaire, issu du matérialisme, pour ne pas se laisser prendre aux mirages des libertés de ces mêmes révolutionnaires. Quand on a dit, en parlant du royaume que Louis XVIII léguait à Charles X que “le ver était dans le fruit” (23), c’est la presse qui avait pondu cette vermine. Et cette liberté de la presse, c’étaient les royalistes qui l’avaient réclamée : “L’unique affaire de ma vie politique” disait Chateaubriand. La belle affaire que voilà !
Mais ce n’est pas tout. Berthier lui-même, quand il demande que l’on agisse sur le mode de scrutin pour les élections afin de manoeuvrer l’opinion - et il n’était pas le seul, loin de là - quand ces royalistes voulaient influer sur les élections, ne se faisaient-ils pas les héritiers des Directeurs de 1798, dont nous avons parlé, et qui cherchaient à “apprendre au peuple à connaître ce qu’il veut” ? N’étaient-ils pas, eux aussi, des révolutionnaires, non pas dans leur fin, qui était de sauver le trône, mais dans les moyens choisis (représentation populaire, liberté de la presse, manipulation des électeurs, etc.) ? Nous retrouvons ici ce que Stéphane Rials disait au sujet de la charte de 1815 : “dispersion des légitimistes, convergence des techniques (sous-entendu : institutionnelles, ndlr). N’était-il pas logique que ces moyens révolutionnaires produisent la fin révolutionnaire, c’est-à-dire - entre autres - une opinion révoltée contre le roi et son gouvernement, un florilège d’intrigues parlementaires qui parvinrent à altérer les sentiments d’hommes qui avaient sacrifié jusque là tout à l’honneur, pour les entraîner dans les voies basses et honteuses de l’intérêt personnel et du lucre” ? N’était-ce pas là “le ver dans le fruit” ? Et le ver, les royalistes eux-mêmes l’avaient mis dans le fruit !
Nous l’avons déjà dit, mais redisons-le. Ce fut le drame de la Restauration. Les royalistes ne surent pas voir qu’ils étaient la cause des maux révolutionnaires qu’ils maudissaient et qui n’étaient que les effets de ce qu’eux-mêmes avaient chéri : les institutions parlementaires. Ils ne surent pas remonter des effets à la cause, avoir cette connaissance par les causes, agir par science. C’est ce drame que nous avons appelé le “royalisme suicidé”. Voilà pourquoi Metternich pouvait écrire à son ambassadeur à Paris, dans sa dépêche du 28 octobre 1829 : “L’ordre des choses établi en France n’est en réalité plus qu’une pure démagogie sous un chef qui porte le titre de roi” (24).
Enfin, ultime conséquence de ce parlementarisme viciant la Restauration : la révolution de 1830.
En cette année, suite aux déplorables élections dont nous avons vu les causes, Charles X veut affirmer la prérogative royale et prend les fameuses “ordonnances de 1830”. Comme nous l’avons écrit, il ne les prend ni trop tard, ni trop tôt, ni maladroitement, mais avec un ministère qui était éminemment parlementaire, non pas quant aux opinions de ses ministres, mais quant à son origine et à sa formation : c’était un ministère d’intrigues. Ecoutons encore Berthier, puisqu’il y fut étroitement associé. Il s’agissait de former un ministère susceptible de succéder au ministre Martignac. Etant donné les nombreuses divisions entre les mouvances royalistes, il était nécessaire, pour obtenir un ministère stable c’est-à-dire avec une “majorité” à la chambre, des hommes de diverses nuances :
“J’étais à proprement parler la cheville ouvrière de tout ce grand plan royaliste par lequel, en rapprochant toutes les nuances et en mettant à sa tête un ministère fort et courageux, j’espérais encore sauver la couronne. Pour cela, j’avais rapproché deux hommes qui ne s’aimaient guère, Messieurs de Polignac et de La Bourdonnaye. J’avais mis en rapport avec eux la nuance Ravez, comme la nuance Villèle, par de Montbel. J’avais amené quelques accords sur quelques projets généraux, mais je n’avais pas osé faire formuler en quelque sorte la marche que l’on suivrait après le remplacement du ministère existant (...) dans la crainte que des divisions ne s’élevassent entre ces différentes têtes du parti royaliste avant la victoire (...) On devait seulement s’assurer d’une majorité dans la chambre des députés (...). Les moyens eussent été faciles surtout si j’eusse fait partie du ministère, presque tous ayant eu des rapports politiques avec moi, et m’ayant montré en général confiance (...) C’était dans ces vues que je penchais pour la conservation de plusieurs ministres : MM. Portalis, de Martignac, qui nous auraient conservé les voix du centre ; Hyde de Neuville, qui s’était fait en quelque sorte le chef des dissidents par les grâces, les places qu’il avait fait accorder à ceux qui en faisaient partie ; et M. Roy qui nous eût donné quelques voix dans le centre gauche (...) Dans une de mes conversations avec le roi, je lui avais parlé de la présidence du conseil, et le roi ne m’avait pas paru éloigné de la donner à M. de Polignac. Ce dernier m’en parlait souvent (...) c’était l’objet de son ambition ou de ses désirs pour accomplir la mission à laquelle il se croyait appelé (...) Je crus devoir en parler à quelques amis (...) Il se manifesta dans ce conseil d’amis une grande répulsion. Elle fut si unanime que cela me fit craindre une opposition générale dans le public. Je ne crus pas devoir insister auprès du roi et j’écrivis à Jules de Polignac d’une manière générale qu’il paraissait que cela entraînerait beaucoup de difficultés, que La Bourdonnaye, que j’avais sondé (...) avait répondu fort nettement qu’il ne demandait pas la présidence mais qu’il ne consentirait jamais à faire partie d’un ministère à la tête duquel il y aurait un président ; que M. de La Bourdonnaye (...) par le talent qu’il avait montré (...) s’était acquis une grande prépondérance et qu’il y aurait peut-être imprudence et impolitique à le mécontenter.
Polignac n’a jamais pu me pardonner cela, car il a bien su qu’aux termes où j’en étais auprès du roi, j’aurais pu le faire nommer immédiatement président du conseil (...) Je crus devoir me rendre à l’avis d’amis sages qui regardaient cette nomination comme fâcheuse pour le roi et le pays”.
Berthier continue encore à négocier avec l’un et l’autre pour obtenir l’accord général sur toutes les nominations, tout en ayant bien soin qu’il n’y ait pas d’action définie à l’avance pour éviter tout désaccord. Ce qui est tout à la fois une contrainte issue du système parlementaire et un non-sens. Car à quoi cela sert-il d’occuper les places si c’est pour ne rien faire ? Et c’est une hypothèque sur l’avenir : le jour où il faudra agir, il est fatal qu’il y ait désaccord, absence d’unité dans l’action et donc impuissance.
Ceci dit, que pouvait-on faire… à part sortir du système ? Mais les sentiments révolutionnaires imprégnaient si fort la société que Berthier lui-même, qui touche de si près les maux engendrés par le système, ne pense pas à réaliser ce grand pas !
Finalement, La Bourdonnaye et Polignac se mettent d’accord pour les nominations. La présidence est accordée en définitive à Polignac. Les deux compères s’entendent même si bien qu’ils s’accordent pour évincer Berthier du ministère. Ce dernier relate : Polignac “me dit avec quelque embarras que dans sa conférence de la veille, M. de La Bourdonnaye lui avait déclaré d’une manière formelle qu’il n’entrerait pas au ministère avec moi”. Prétexte avancé : “avec l’irritation qui existe contre les hommes attachés à la religion et ce qu’on appelle la Congrégation (dont Berthier était un des membres principaux- ndlr), ma présence pourrait être nuisible”. Prétexte réel : “M. de Polignac avait-il l’intention de suivre loyalement la marche tracée par le roi et convenue avec moi, comme il m’en avait donné la parole d’honneur ? (il s’agit de moyens destinés à obtenir la majorité dans la chambre sans sortir des voies légales - ndlr) (...) N’avait-il pas dès lors l’intention de suivre une marche toute différente ? N’avait-il pas seulement peut-être l’appréhension de voir dans le ministère un homme qui partageait la confiance du roi ? Ne craignait-il pas en outre de trouver en moi un homme qui lui rappellerait les engagements pris par lui et qui le forcerait en quelque sorte à ne pas s’en écarter, en avertissant, en éclairant au besoin le roi ? La conduite ultérieure ne me permet guère d’en douter”.
Berthier accepte donc d’être évincé et va porter la nouvelle liste du futur ministère à Charles X, au grand étonnement de ce dernier. Il commente : “...je regrettais plus pour la chose publique que pour moi-même ce manque de loyauté, car je prévis dès lors que, celui qui avait été le lien d’hommes aussi divergents de caractère et de manière de voir (...) ne faisant pas partie du ministère, il y aurait promptement désunion, affaiblissement et chute de ce nouveau ministère (...)” Résultat : “à la nomination du ministère d’août, M. de Polignac et M. de La Bourdonnaye n’ayant plus rien d’arrêté et n’ayant plus avec eux le lien qui les avait rapprochés, délibérèrent, discutèrent, se brouillèrent et se séparèrent quand il aurait fallu agir avec force et spontanéité d’après un plan bien conçu et arrêté” (25).
Polignac fut bien celui que le conseil d’amis avait prévu, regardant cette nomination comme “fâcheuse pour le roi et le pays”. La Bourdonnaye finit par quitter le ministère. C’est l’impéritie totale de Polignac qui permit en premier lieu le succès des émeutes de 1830. Le roi avait le pouvoir de prendre les ordonnances, mais il fallait prévoir et appliquer toute une série de mesures de force pour se prémunir contre les réactions prévisibles de l’opposition. Polignac ne fit rien : il est extrêmement surprenant de voir la facilité avec laquelle l’opposition prend possession de la capitale et du pouvoir quand le roi dispose de toutes les forces pour résister, tout cela à cause de l’incapacité de Polignac. Jusqu’au bout, Charles X sera mal servi par ses ministres, et surtout trahi par le maréchal Maison.
Que retenir de tout cela ? La constitution du ministère a été faite dans des conditions créées par le parlementarisme. Pour obtenir une majorité, on met un peu de droite, un peu de gauche, un peu de centre, ce qui aboutit au choix de ministres qui ne sont compétents que pour obtenir une éphémère majorité, débouchant sur la désunion et l’impuissance. Berthier, qui pourtant ne remet pas la Charte en question, constate lui-même qu’il aurait fallu une volonté ferme et résolue, c’est-à-dire de l’absolutisme : l’unité eût été facilement réalisée si le roi avait exercé son office sans ces chambres révolutionnaires. Ses paroles sont claires “On a blâmé d’une manière très amère la conduite de Charles X dans ces circonstances (1830) et je crois que l’on exagère ses torts. La situation était trop forte et trop difficile pour un prince bon et loyal (...) à qui l’on n’avait parlé pendant longtemps que de moyens constitutionnels et légaux à employer” (26). En un mot, on avait emprisonné le roi, comme en 1789 Louis XVI, sans aller aussi loin.
Pierre de la Gorce écrit : “Je ne voudrais rien retrancher à l’éloge que mérita si bien le gouvernement royal. Il fut prudent, mais (...) un sens lui manqua souvent, le sens des choses futures” (27). N’était-ce pas à ces ministères et à ces “majorités”, faits et défaits au gré des élections et des campagnes de presse que l’on devait cette imprévoyance, qui - remarquons-le - se trouvera encore bien augmentée lors de la très parlementaire IIIe république, imprévoyance que Charles Maurras fustigeait, entre autres, dans son oeuvre Kiel et Tanger (28). Si, au lieu de cette chambre et de la nécessité d’une majorité pour former un gouvernement, Charles X avait eu un pouvoir absolu comme autrefois Louis XIV ou Louis XV, formant un triumvirat et chassant les parlementaires manu militari grâce aux mousquetaires, il y aurait eu cette volonté ferme et résolue dans l’action du ministère en 1830, comme le triumvirat Maupeou, Terray, d’Aiguillon, pour réaliser la décentralisation, les corporations, la protection des jésuites, etc. etc... Mais qui donc avait rejeté cette volonté ferme et résolue du gouvernement véritablement monarchique, en défendant les chambres, et non seulement les chambres mais aussi la division des pouvoirs? Qui donc, sinon les royalistes eux-mêmes ? N’avaient-ils pas défendu la liberté de la presse qui rendait nécessaire de “faire imprimer les réfutations des assertions erronées et même calomnieuses de l’opposition révolutionnaire”, calomnies qui nécessitaient “d’éclairer l’opinion” ? Qui donc était la cause de ce mal, sinon le “leader” ultra, Chateaubriand, qui annonçait que la liberté de la presse avait été “l’unique objet de sa vie publique” ? N’étaient-ils pas démagogues et démocrates ceux qui, tel le royaliste Hercule de Serre, croyaient encore “que cette hostilité de la gauche pouvait être vaincue et qu’à force de pratiquer sincèrement toutes les libertés, les Bourbons rallieraient les libéraux” ? (29)
Démocrates et démagogues, c’est-à-dire révolutionnaires, ils l’étaient bel et bien, même s’ils l’ignoraient, comme M. Jourdain faisant de la prose. Ils avaient voulu décentraliser, ils ont centralisé. Ils avaient voulu rétablir la religion, ils ont chassé les jésuites de leurs collèges. Ils avaient voulu restaurer la monarchie, ils l’ont minée. Royalistes par instinct et non par science, ils ont adopté la dialectique romantique et révolutionnaire et la politique (les institutions) qui en découlait. Ils ont réalisé la fin, le bien commun révolutionnaire, illustrant cette vérité que “la forme est nécessairement la fin de l’action”. On aura beau mettre des catholiques dans des institutions révolutionnaires : ces catholiques deviendront des jacobins... les institutions ne deviendront pas catholiques.
Mais en 1830, nous sommes loin d’avoir vu le maximum de l’inconséquence politique des catholiques. Parmi les catholiques royalistes d’aujourd’hui, combien ne voyons-nous pas “ d’ultras ” reprochant à Louis XV son absolutisme, et prêts à réaffirmer la nécessité d’une institution garantissant le peuple contre les dérives de “l’absolutisme”, c’est-à-dire prêts à faire couler toute Restauration avant même qu’elle n’ait eu lieu ?
Avant de poursuivre notre travail sur l’attitude politique des contre-révolutionnaires après 1830, avant de quitter Charles X gagnant l’Angleterre, il peut être intéressant de faire une ultime constatation sur les conséquences politiques du régime de la Charte : lors des élections de 1830, d’Haussez, à qui la France devait, après Charles X, la conquête de l’Algérie, c’est-à-dire un immense avenir colonial en Afrique, une place prépondérante recouvrée dans la diplomatie européenne, la fin de l’esclavage en Méditerranée, à qui la France devait plus qu’a aucun autre homme politique de la Restauration, d’Haussez ne fut même pas élu député ! Laconiquement, le marquis de Roux constate : “d’Haussez, l’organisateur de la victoire, avait échoué dans huit collèges !” (30). Devant une telle absurdité, ce n’est pas d’Haussez qui a perdu, c’est le principe de la représentation nationale...
Références (chapitre III)
(1) Marquis de Roux, La restauration, p. 412, 425, 435, 439, Arthème Fayard, Paris, 1930.
(2) Yves Griffon, Charles X, p. 216 et 239, Pierre Gauthier, 1988.
(3) P. Berthier de Sauvigny, La restauration, Flammarion, 1955.
(4) Antoine Lestra, Histoire secrète de la congrégation de Lyon, p. 271-272, NEL, 1967.
(5) Stéphane Rials, Révolution et contre révolution au XIXe siècle, p. 90-92, DUC / Albatros,
Paris, 1987.
(6) Ferdinand de Berthier, Souvenirs d’un ultra royaliste 1815-1832, p. 163-165, Taillandier, 1993.
(7) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 230.
(8) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 264-265.
(9) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 232-233.
(10) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 352-353.
(11) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 287.
(12) Cité par D. Garreau dans : Les voix dans le désert – prophètes du XIX siècle, p. 43, Cèdre, Paris
1963.
(13) Michel Toda, Bonald, théoricien de la contre-révolution, p 90, Clovis, Etampes, 1997.
(14) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 166-167.
(15) Marquis de Roux, op.cit. p 381-383.
(16) Marquis de Roux, op.cit. p 371-372.
(17) Stéphane Rials, op.cit. p. 170.
(18) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 354.
(19) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 350.
(20) Michel Toda, op.cit. p. 63-64.
(21) Marquis de Roux, op.cit. p 346.
(22) Pierre de La Gorce, Louis XVIII, p. 18, Plon, Paris, 1934.
(23) Yves Griffon, op.cit. p 161.
(24) Bonald, La vraie révolution-réponse à madame de Staël, p. 35, Clovis, Etampes, 1997.
(25) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 305-320.
(26) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 426.
(27) Pierre de La Gorce, op.cit. p318.
(28) Charles Maurras, Kiel et Tanger, la république française devant l’Europe, p. 181, NLN, Paris,
1914.
(29) Marquis de Roux, op.cit. p 170.
(30) Marquis de Roux, op.cit. p 315.
“L’ordre des choses établi en France n’est en réalité plus qu’une pure démagogie sous un chef qui porte le titre de roi”. Metternich.
I- Le suicide du royalisme
La charte de 1815 avait maintenu une institution éminemment révolutionnaire et, ce qui est plus grave encore, sans que les royalistes en soient conscients, loin de là : ces deux chambres étaient élues par le peuple pour tempérer l’autorité du roi, qui lui-même ne tenait son trône que par le droit exprimé par les lois fondamentales.
De ces institutions des deux chambres, de ces techniques “on perçoit mal au demeurant les implications et la portée”, précisément parce que rien, dans l’histoire, ne les justifie, parce qu’elles sont issues d’une dialectique du sentiment inaugurée par la philosophie du XVIIIe siècle, relayée par un romantisme ravageur épris de liberté, de progrès par et pour le peuple, par et pour l’homme.
Sans principes politiques, les royalistes n’ont pas su saisir “les implications et la portée” de ces institutions parce qu’ils ne savaient d’où elles venaient. Car, contrairement à ce que pensaient Chateaubriand et Montlosier, le rapport de la charte de 1815 avec les institutions du haut moyen-âge est à peu près aussi ridicule que les rapports entre la république de 91 et la république romaine : mais déjà le ridicule ne tue plus, puisque Chateaubriand, Montlosier et d’autres sont bien en vie, plein de cette vie anarchique dont Maurras parlait quand il fustigeait les rousseaulâtres du Sillon en s’écriant : “La démocratie, c’est le mal. La démocratie, c’est la mort”.
Ceci étant, il y avait aussi le roi très-chrétien, et s’il était logique qu’une institution révolutionnaire telle que les chambres réalise le bien commun révolutionnaire, il était logique également que le roi très-chrétien, qui était une institution également, réalise le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Toute l’histoire de la Restauration est dominée par cette dualité : le rappel des ordres religieux et l’expulsion des jésuites, la loi sur les sacrilèges et la liberté de la presse, les 87000 élèves des écoles chrétiennes et l’université voltairienne, le roi contre les chambres, et les ministères sur le tranchant du rasoir.
Quels furent donc les effets bénéfiques de la Restauration ? Tout d’abord, la question des vocations religieuses :
“Du concordat à 1815, il n’y a eu que 6 000 ordinations. On calculait qu’il aurait fallu 50 000 prêtres, 46 000 au minimum. Il n’y en avait que 30 000 en fonction. 22 000 paroisses étaient desservies.
Sur 12 000 vicariats prévus, on ne comptait que 5 000 vicaires (...). Le déficit ne pouvait que s’accroître puisque, à part les 6 000, tous les prêtres avaient été ordonnés avant la révolution, et la plupart étaient des vieillards (...) Dans l’ensemble de la France, jusqu’en 1820, le nombre de décès l’emporte malgré tout sur celui des ordinations, tant il y a de vieillards. Il y a, à cette date, 1 523 prêtres de moins en activité qu’en 1805. Mais alors, la courbe remonte ; en huit ans, l’excédent des ordinations sur les décès arrive à 2 289, presque 300 par an. En 1828, il y avait 12 000 élèves dans les grands séminaires, 47 000 dans les petits (...)” ; “Les mesures prises par l’épiscopat, favorisées par le gouvernement, aboutirent à un résultat remarquable ; Partout, les vocations ecclésiastiques se multiplièrent ; les monographies sont probantes : Arras compte 81 séminaristes en 1816, 125 en 1820. A Clermont, Mgr de Dampierre qui ne pouvait faire desservir toutes ses paroisses a, en 1830, plus de prêtres qu’il n’en peut placer. A signaler également le retour des jésuites, des trappistes (avec Dom Augustin de Lestranges), les chartreux reviennent à la Grande Chartreuse. De nouvelles congrégations se développent : les pères du Sacré-Coeur de Coudrin, les maristes de Champagnat, les marianistes de Chaminade, les oblats de Marie-Immaculée de Mazenod (1816) (...) Saint-Sulpice, Saint-Lazare, les missions étrangères et les missions de France furent ainsi régulièrement autorisées dès 1816”. “Les résultats furent frappants : on compte jusqu’à 804 écoles mutuelles. Les frères des écoles chrétiennes qui, au début de la Restauration, ne tenaient que 26 écoles, en ont 380 en 1830 avec 87 000 élèves”. “La Restauration a été le dernier gouvernement français qui ait compté parmi ses devoirs d’état l’appui à donner à l’Eglise pour le bien des âmes” (1).
Il convient de lire également à ce sujet Y. Griffon et le père Berthier, ainsi que l’Histoire de la congrégation de Lyon. Y. Griffon écrit : “La Restauration, et spécialement le gouvernement de Charles X, comme nous l’avons vu, entreprit un redressement, notamment le rétablissement des synodes, des conciles provinciaux et des principales fêtes religieuses chômées, supprimées par Bonaparte...” et il cite Crétineau-Joly qui écrit : “A quelles causes attribuer la haine que son nom (Charles X ndlr) souleva ? La cause est simple, elle est une. Charles X ne se contenta pas d’être le roi très- chrétien, il fut catholique.
Dans toute la sincérité de son âme, il voulait mériter le beau nom de Fils aîné de l’Eglise. Là et rien que là se trouve l’explication de la catastrophe de juillet” (2).
Le père Berthier de Sauvigny écrit : “ Sans ses quinze années de reconstruction et de reconquête pour l’Eglise de France, aurait-elle (la France, ndlr) pu soutenir et développer comme elle l’a fait au XIXe siècle son oeuvre d’apostolat et de charité ” (3)
Antoine Lestra écrit également : “...à l’arrière-plan un travail de reconstruction spirituelle silencieusement s’accomplit, dont témoigne le chiffre des ordinations triplé en 7 ans, les innombrables fondations de congrégations, hospitalières ou enseignantes, le symptomatique accroissement des réguliers qui doublent leur effectif pour atteindre 30 000 hommes” (4).
Cependant, quoique cette “restauration” du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ fût indéniable, la présence d’institutions révolutionnaires ne pouvait rester sans conséquences. Quelles furent-elles ?
“...Ces hommes qui étaient de sincères partisans de la légitimité, n’hésitèrent pas à utiliser l’arme d’un libéralisme parfois virulent et à affirmer la prérogative parlementaire face à la prérogative royale au gré de la seule conjoncture politique (...) Vitrolles, ultra et ami de Monsieur, ébauche une lecture parlementaire de la Charte. Guizot lui répond en insistant : ‘c’est le roi qui veut, qui agit. Les ministres sont chargés d’éclairer sa volonté (...) Sans sa volonté, ils ne sont rien, ne peuvent rien (...)’
Chateaubriand prend alors sa plume étincelante pour répondre à Guizot. Et c’est La monarchie selon la Charte qui a davantage fait pour l’acclimatation non pas, on le verra plus loin, des techniques, mais de l’esprit parlementaire, plus qu’aucun autre ouvrage. Avec cette formule fameuse qui ne portait le roi aux nues que pour mieux le marginaliser : ‘le roi dans la monarchie représentative est une divinité que rien ne peut atteindre : inviolable et sacrée, elle est encore infaillible ; car si il y a erreur, cette erreur est du ministre, et non du roi. Ainsi, on peut tout examiner sans blesser la majesté royale, car tout découle d’un ministère responsable’. Les ultras n’avaient guère clarifié leurs positions. En 1816, la plupart, y compris Clausel de Coussergues et la Bourdonnaye, avaient emboîté le pas à Vitrolles et Chateaubriand. La majorité de la ‘chambre introuvable’ avait, le 17 mars 1816, pris le risque de signer une déclaration rédigée par Vitrolles, dans laquelle on pouvait lire ces phrases de défi qui sont en parfaite contradiction avec la nature de la Charte telle que nous la préciserons et telle qu’en bonne logique les ultras auraient dû la défendre : ‘Nous adoptons entièrement les principes de la Charte constitutionnelle, la division des pouvoirs qu’elle a établie ; nous en maintiendrons l’esprit et nous entrons dans les conséquences de ce système, comme le remplacement le plus raisonnable des anciennes institutions, libertés et franchises’ ”(5).
Or, la Charte n’avait pas du tout établi la division des pouvoirs : elle avait établi des institutions qui étaient issues de cette théorie insensée créée au XVIIIe siècle et révolutionnaire, mais le roi restait au-dessus de la Charte. Les lois fondamentales subsistaient intactes, et donc l’unité du pouvoir en la personne du monarque : qu’il y eût paradoxe dans cette présence simultanée, au plus haut niveau de l’Etat, de deux institutions (le roi et les chambres) radicalement opposées quant à leur cause finale, quant à leur légitimité, cela est certain. Voir les ultraroyalistes résoudre ce paradoxe en faveur des institutions révolutionnaires, c’est encore plus paradoxal. Mais, l’est-ce vraiment lorsque l’on se rappelle combien les ultras, par leur absence de principes, s’étaient livrés au sentimentalisme en la personne de Chateaubriand, et que ce sentimentalisme était typiquement révolutionnaire ? Louis XVIII, parce que roi, porte bien sûr la première part de responsabilité de l’acceptation et de la présence des chambres. Au moins gardait-il l’essence de son pouvoir par les lois fondamentales. Mais voilà que les ultras détruisent encore celles-ci.
Que la présence de Decazes, franc-maçon luttant honteusement contre les royalistes fidèles et favorisant le personnel révolutionnaire, comme ministre principal de Louis XVIII, ait facilité cette évolution jacobine de certains ultras, nous voulons bien l’admettre. Mais cela reste très secondaire quand on considère, premièrement les termes ahurissants de la déclaration de Chateaubriand, Vitrolles, etc., deuxièmement le fait que, Decazes chassé et Louis XVIII défunt, les ultras au pouvoir se révélèrent plus jacobins encore que Decazes lui-même, prouvant par là cette vérité qu’une institution vicieuse, même avec des hommes d’une monastique (morale personnelle) irréprochable, ne peut produire que des actions vicieuses, et que le seul remède réside dans l’épuration non des personnes mais des institutions.
Mais qu’est-ce qui nous permet d’accuser les ultras de jacobinisme ? C’est Villèle, ce royaliste ultra au début comme à la fin de la Restauration, qui fit pire encore que Decazes quand il fut ministre. Il convient de lire à ce sujet les Souvenirs d’un ultraroyaliste écrits par Ferdinand de Berthier (6) :
“Comment expliquer la conduite de Monsieur de Villèle ? (qui continuait la politique de Decazes en persécutant les royalistes fidèles et en favorisant les révolutionnaires alors qu’il était lui-même ultra - ndlr) Il est difficile de ne pas reconnaître que dans cette circonstance comme dans beaucoup d’autres, son intérêt personnel et la conservation de son pouvoir ministériel étaient la première préoccupation de son esprit et l’emportaient souvent sur les grands intérêts de la royauté, que dans ses prévisions pas toujours assez étendues, il ne croyait pas pouvoir être renversé par l’opposition de gauche. Un ennemi de la royauté l’inquiétait beaucoup moins qu’un royaliste capable ne partageant pas toutes ses idées et pouvant arriver au ministère (...) Là est toute l’explication de la conduite de Monsieur de Villèle, conduite qui contribua peut-être à le conserver au ministère plus longtemps, mais qui fut si funeste au principe monarchique et à la royauté dont elle prépara le renversement (...) C’est pas le même système encore qu’il laissa subsister les journaux libéraux ou révolutionnaires tandis qu’il absorbait ou cherchait à absorber tous les journaux royalistes qui contrôlaient quelques fois ses actes (...) Mais qu’en résultait-il ? Le public qui, soit à la tribune, soit dans les journaux, n’entendait guère qu’une seule voix, celle de l’extrême gauche, fut insensiblement entraîné, séduit, et l’opinion fut pervertie : de là le reproche grave adressé à l’administration de Monsieur de Villèle, et à laquelle ses partisans les plus ardents n’ont jamais pu répondre d’une manière satisfaisante. Quand Monsieur de Villèle est arrivé au pouvoir, l’opinion publique était-elle en grande majorité royaliste ? On était obligé de répondre : oui, certainement ! Quand il quitta le ministère, était-elle encore royaliste ? Non, est-on obligé de répondre.
Cependant Monsieur de Villèle avait tout pouvoir, donc toute la responsabilité lui appartenait, donc par ses fautes gouvernementales, il a préparé la chute du trône”. Et Villèle était ultraroyaliste !
Berthier continue : “Monsieur de Villèle, au surplus (...) ne connaissait guère que la partie inférieure et basse du coeur français ; il avait recours à toutes les espèces d’appâts pour gagner les députés : intérêts dans les entreprises individuelles, places, traitements, décorations, gains à la bourse, la pairie, puis en quelque sorte l’abandon de l’administration publique en échange des boules en faveur de lois qu’il présentait” (7).
Mais ce n’est pas tout. Alors que les ultras voulaient décentraliser, Villèle, pris au jeu parlementaire (élections) a accentué la centralisation : “ Une loi... avait paru impolitique en frappant une capitale qui... par la forme de nos institutions d’alors et par le système de centralisation encore augmenté par Monsieur de Villèle exerçait sur toute la France une influence aussi grande que dangereuse. ‘Ce sont des boules qu’ils nous faut’ me disait un jour Monsieur de Villèle. Ainsi, le ministre voyait toute la France dans le vote des chambres, qu’il matérialisait autant que possible en mettant de côté les influences morales, en ne comptant pas quelque autre chose que les boules blanches ou noires qui étaient versées dans l’urne, de là ce système peu français et peu honorable de faire ployer les consciences par la crainte des destitutions ou l’appât des honneurs, des places, des gains de bourse et de l’argent même, distribué assure-t-on, de là les persécutions contre d’anciens amis du trône et des noms illustres par leurs talents, leur naissance ou leurs services... De tous ces faits résultèrent une haine (...) contre le ministre dirigeant, puis une désaffection secrète pour le trône (...) puis enfin la diminution des boules en faveur du ministre dans la chambre des députés, seule chose qui frappât l’esprit de Monsieur de Villèle” (8).
Il faut noter que Villèle, quant à lui, n’était pas “corrompu”, nous dit Ferdinand de Berthier :
“Cependant, pour rendre hommage à la vérité, je dois dire de Monsieur de Villèle que, s’il était corrupteur, il n’était pas corrompu. Sa fortune pendant son long ministère fut augmentée d’environ 600 000 F ; mais défrayé de tout, il avait encore deux cent mille francs de traitement et Madame de Villèle avait bien pu faire cette économie sur les mauvais dîners qu’elle donnait (...) Mais ce que je reproche à Monsieur de Villèle, c’est d’être parvenu avec une adresse infinie à altérer les sentiments (le mot est important, ndlr) d’hommes qui avaient sacrifié jusque là tout à l’honneur, pour les entraîner dans les voies basses et quelquefois honteuses de l’intérêt personnel et du lucre” (9).
Remarquons bien - car ceci est important pour notre étude - que Berthier parle des sentiments corrompus, de la perte du sens de l’honneur que ces royalistes avaient acquis d’instinct en l’héritant de leurs aïeux. Berthier ne dit pas que leur raison était corrompue, tout simplement parce que, comme nous l’avons dit, ces hommes étaient guidés par les sentiments plus que par la raison : il n’y avait ni science ni conscience de la situation politique créée par les institutions chez ces royalistes qui, avec Chateaubriand, n’avaient pas su entendre Joseph de Maistre quand il écrivait “sachez être royalistes. Autrefois, c’était un instinct, aujourd’hui, c’est une science”, et qui n’avaient pas su juger par les causes les institutions de la Charte.
L’action de Monsieur de Villèle, si elle est mauvaise, n’est pas due à la malice du ministre, mais à la malice des institutions qui exigent qu’un ministre, pour pouvoir travailler, doive convaincre un à un jusqu’à la majorité les députés qui sont à cent lieues d’avoir en tête le pourquoi du comment de chaque acte du ministre, qui ne peuvent le savoir, qui sont eux-mêmes liés par la presse (information) et par leurs électeurs, par ceux qui leur ont permis d’obtenir le succès électoral (groupes d’influence, partis...) Villèle, s’il avait dû sa place comme son renvoi éventuel au roi et au roi seul, n’aurait eu cure d’acheter ses subordonnés : et le roi… il ne pouvait l’acheter que par un bon travail ! Cette recherche d’une majorité est devenue la fin dernière du ministère, justifiant envers les députés des moyens que Villèle aurait refusés et a refusés pour lui-même. Ces chambres étaient issues d’une philosophie viciée, elles produisaient le vice, et nous sommes loin d’avoir tout vu. Il restait pire à faire.
Après la chute du ministère Villèle, Polignac prit la direction du gouvernement. Devant l’hostilité des chambres, consécutive aux impérities de Villèle, il fallut envisager la dissolution et des élections, avec une modification des listes des collèges électoraux, afin d’obtenir l’élection de royalistes. Mais tel n’était pas l’avis de Villèle. En effet, il avait pensé “dans de nouvelles élections raffermir son autorité ébranlée en empêchant la réélection des royalistes indépendants les plus marquants et en donnant au besoin la préférence à des hommes de la gauche qui, plus nombreux, forceraient les royalistes indécis à se rallier entièrement à son ministère” nous dit Berthier (op. cit.). Villèle pensait que les élections provoquées par le ministère Polignac lui seraient favorables sans trop de royalistes : si Polignac essuyait un échec électoral, c’était Villèle le successeur, se disait-il. Il ne fallait donc pas de modification des listes électorales : “Monsieur de Villèle - continue Berthier - avait exalté les esprits contre la couronne par les fautes politiques qu’il avait commises : l’extérieur, en favorisant les révolutions contre les principes du droit et de la légitimité (allusion à sa politique étrangère lamentable lors de la révolte de Saint-Domingue contre l’Espagne, ndlr), à l’intérieur, par nombre de fautes de détail (...) Maintenant, dans un intérêt personnel et l’espoir du renversement de Monsieur de Polignac et de son retour aux affaires, il venait, par ses intrigues, de changer une résolution sage, celle de l’ajournement des élections après le renouvellement des listes, sous un prétexte bien frivole, celui d’éviter le provisoire financier.
Par là, comme l’avait dit Monsieur Charlier, il venait de décider de la ruine de la monarchie. La conduite de Monsieur de Villèle, dans cette circonstance, serait bien coupable, s’il avait prévu, mais il ne prévoyait pas ! Il n’était pas homme d’état. Il n’avait vu qu’un portefeuille pour lui” (10).
Les élections furent défavorables à Polignac au-delà des espérances de Monsieur de Villèle : elles furent catastrophiques. C’est pour remédier à la situation ainsi créée que Charles X prit les fameuses ordonnances de 1830 dont nous reparlerons.
C’est le jeu du parlementarisme qui a transformé l’or ultra en vil plomb jacobin. Que Villèle ait agi par ambition mal placée, c’est facile à comprendre, mais ce n’est pas cette ambition qui est à mettre en cause ici. Il y avait eu, sous l’ancien régime, quantité de ministères, d’excellents ministères où les ministres ne se seraient pas gênés pour prendre la place d’un concurrent même compétent, mais ces ministres ne pouvaient rien que par le roi. Colbert et Louvois ne s’appréciaient pas du tout, mais ils avaient la main de fer de Louis XIV pour harmoniser leur travail et éviter toute dérive. Au-dessous d’eux, ils avaient des conseillers, des commis, des officiers, des fonctionnaires : tous étaient soumis à leur autorité ; pas d’élection ni d’achat de boules blanches ou noires. Sous la Restauration, le parlementarisme naissant et s’affirmant grâce aux bons soins des ultras tels que Chateaubriand et Vitrolles, sert de multiplicateur à toutes les intrigues, bassesses, etc. dont l’action de Villèle contre Polignac, produisant les ordonnances, est l’illustration. Les ordonnances étaient en elles-mêmes excellentes, mais là encore, le parlementarisme est la cause du désastre auquel elles aboutirent.
Mais avant d’étudier ce point, il convient d’éclairer la question des jésuites au sujet de laquelle nombre de catholiques ont fait - et font encore - un très grave contresens politique. Bien des catholiques, sans rien comprendre au pourquoi du comment (ou plutôt sans rien comprendre à la cause institutionnelle des effets politiques) reprochent à Charles X l’expulsion des jésuites en 1828. Là encore, ce sont les institutions qu’il faut mettre directement en cause. Ecoutons Berthier : “Le ministère (il s’agit du ministère Martignac, dénommé ‘la petite monnaie de Monsieur de Villèle’, remplacé par le ministère Polignac , ndlr) entrant dans les vues de la majorité de la chambre dont il lui importait de conserver la bienveillance et l’appui (afin de pouvoir gouverner et ne pas ‘tomber’ ndlr) demandait au roi la suppression des collèges des jésuites, et la limitation du nombre d’élèves des petits séminaires. Le roi résistait (…). Le roi cherchait des conseils. Cependant les ministres fatiguaient ce bon prince de leurs instances (mais eux-mêmes étaient menacés par le couperet du vote des chambres, ndlr), lui annonçaient des troubles, peut-être une révolution, s’il persistait à refuser sa signature. Dans sa perplexité, le prince (il s’agit de Charles X, ndlr) envoya chercher Mgr l’évêque d’Hermapolis qui faisait une retraite à Issy et lui posa la question : ‘Mes ministres me menacent de troubles sérieux, peut-être de révolution sanglante, si je ne signe pas les ordonnances que vous connaissez. Croyez-vous que je puisse, sans manquer à mon devoir de chrétien et à ma conscience, les signer ?’ ‘Si de grands malheurs pour la France et pour le trône peuvent être le résultat du refus de votre Majesté, je crois qu’elle peut en sûreté de conscience signer ces ordonnances’. Le roi prit la plume et les signa à l’instant” (11).
Ainsi, “le roi très-chrétien en son conseil”, mais en conseil choisi en vue de satisfaire les chambres et menacé sans cesse par cette épée de Damoclès qu’était le vote des députés, fit le jeu des révolutionnaires dans un pays profondément catholique et monarchiste. “En toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action” : les institutions révolutionnaires donnant le pouvoir à l’intrigue et à l’argent produisaient la révolution contre le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Qu’on n’accuse pas Charles X d’absolutisme au sujet de l’expulsion des jésuites. Ce sont les institutions qui sont en cause : c’est l’absence d’absolutisme qui lui fit signer ce qui lui répugnait tant.
Mais combien verrons-nous de catholiques, par la suite, accuser Charles X et défendre les institutions parlementaires (telles que le contrôle du pouvoir par les représentants de la nation, ou la démocratie découlant de l’idéologie révolutionnaire). Et quand nous employons le terme “catholique”, il ne s’agit malheureusement pas de Sangnier ni de Maritain, ni de Congar, mais de Louis Veuillot, ce qui n’est pas peu dire. Mais nous y reviendrons.
La même chose s’était produite sous Louis XV. Les parlements physiocrates, philosophes anglophiles, s’opposaient tant et plus au règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ et voulaient la destruction des jésuites : l’affaire étant devenue judiciaire, c’est eux-mêmes qui menèrent l’attaque, et Louis XV, qui ne désirait en aucun cas ce mal, dut le tolérer face à la puissance déjà acquise par les institutions des Lumières. C’était déjà la révolution. Et c’est précisément pour éviter le retour de tels actes que Louis XV supprima les parlements quelques années plus tard, grâce à son absolutisme, ce qui n’empêcha pas les écrivains catholiques du XIXe siècle (Darras, Fèvre, Rohrbacher…) ou du XXe siècle de comparer Louis XV à un tyran et de lui reprocher son absolutisme contre les jésuites, d’insulter sa mémoire de manière scandaleuse. Louis XIV a eu également à souffrir de l’ignorance historique sur son époque : que de contresens n’a-t-on pas fait à son sujet ! Cette prétendue décadence de la monarchie très-chrétienne en monarchie absolue depuis Louis XIV n’est qu’un contresens “absolu” qui ne révèle que la profondeur de l’influence de la dialectique révolutionnaire parmi les catholiques depuis le XIXe siècle, au niveau politique comme au niveau historique, tant les deux sciences sont dépendantes l’une de l’autre.
Louis Veuillot, c’est-à-dire 95 % des catholiques ultramontains du XIXe siècle, firent leur profession de foi historique de ces contresens nés de l’idéologie révolutionnaire : “les révolutions de 1789 et de 1830 ont été plus favorables que nuisibles à la cause de l’Eglise...” a-t-il écrit ! Voilà où mène la dialectique révolutionnaire et romantique.
Mais revenons à la Restauration. Bonald dénonçait déjà les maléfices du parlementarisme : “Je vous assure que ceux que je connais et que je connais bien ne demandent jamais si une mesure, voire une loi, sera utile au public, mais si elle sera utile pour eux-mêmes et pour leur parti” 12).
Ainsi, c’étaient bien les institutions révolutionnaires des chambres qui étaient la cause directe du mal révolutionnaire. Il faut, il est impératif de bien comprendre que le mal révolutionnaire - avant d’être réalisé dans la société de la Restauration - a dû passer par les institutions, et il faut connaître ces institutions. D’où venaient-elles ? Où allaient-elles ? Pourrions-nous demander en plagiant Victor Hugo.
L’ignorer, c’est s’exposer aux vulgaires contresens cités plus haut, c’est s’exposer à reprendre le baratin des révolutionnaires contre l’absolutisme, à ne rien comprendre aux causes et aux effets, ni aux remèdes à apporter à la société politique, c’est se révéler incapable d’agir par science, de raisonner, c’est se condamner à l’instinct, aux sentiments dont nous avons vu où ils mènent en la personne des ultras : à la révolution. Malheureusement, cette ignorance a été le fait de bien des catholiques.
Que pensait Bonald du parlementarisme ? “Au fond, il pensait, comme Frénilly, qu’un ‘long et ferme absolutisme’ pouvait seul enchaîner le jacobinisme” (13). Charles X y viendra avec les fameuses ordonnances, non pas trop tard, non pas trop tôt, non pas maladroitement, non pas sans droit comme on peut l’entendre dire bien souvent, mais avec un ministère formé selon les lois du parlementarisme : c’est peu dire, mais c’est tout dire.
Mais il convient de voir encore quelques effets de ce que les institutions révolutionnaires réalisent sous un monarque très-chrétien, avec un ministre ultra. Il s’agit d’un projet de conversion de la rente, défendu par les hauts financiers et toute une clique de parlementaires auxquels ce projet devait rapporter autant qu’il devait coûter au bien public. Voici ce que dit Berthier : “L’intention du premier ministre (Monsieur de Villèle, ndlr) était de couvrir la charge qu’imposerait au Trésor l’indemnité aux émigrés, dont on s’occupait déjà, par la diminution de trente millions que l’on espérait obtenir au moyen de la réduction de la rente. Je fis observer que quand on cherchait à concilier tous les esprits, rien à mon avis ne pouvait être plus imprudent et plus impolitique que de produire une irritation profonde contre les hommes les plus dévoués à la couronne, contre les émigrés, en mettant à la charge des rentiers la juste indemnité qui leur était due pour la spoliation dont ils avaient été les victimes.
Toutes mes représentations (Berthier était député, ndlr) furent inutiles ; le parti était arrêté, les engagements étaient pris avec la haute finance, MM. Laffitte, Rothschild, Baring et presque toute la banque qui leur venait en aide, et qui devaient dans cette opération, faire d’immenses bénéfices (...) Il faut bien tirer toute la vérité : j’ajouterai donc que beaucoup d’amis de Monsieur de Villèle (...), qu’un grand nombre des députés qui parlèrent ouvertement pour le projet (...), que beaucoup d’hommes et de dames de la cour étaient largement intéressés dans cette opération financière. Je proposai un moyen fort simple (...) qui ne froissait aucune classe de citoyens (...) Mais ce moyen ne pouvait convenir aux auteurs et aux fauteurs du projet, car il ne donnait lieu à aucun agio et à aucun des énormes bénéfices que la banque et les favorisés attendaient du projet de la loi ; aussi, ma proposition souleva-t-elle une vive clameur et fut-elle repoussée de la manière la plus violente” (14). Heureux temps, celui de l’absolutisme de François Ier contre Semblançay ; de Sully, de Richelieu, de Louis XIV, et Louis XV contre le gouvernement des financiers !
Les ultras avaient voulu décentraliser. Cela ne fut pas réalisé. Encore une fois, il eût fallu un Richelieu pour soutenir Levacher-Duplessis et nous n’avions qu’un ministre à genoux devant les chambres : “Villèle arrivant aux affaires, ne reprit pas les vues décentralisatrices qu’il avait défendues à la chambre introuvable (...) Royer-Collard dénonce toutes les facilités que le gouvernement trouvait dans le système en vigueur pour peser sur les élections. Le ministère vote par l’universalité des emplois et des salaires que l’Etat distribue et qui sont le prix de la docilité prouvée : il vote par l’universalité des affaires et des intérêts que la centralité (il faut lire la “centralisation ”, ndlr) lui soumet. Il vote par les routes, les canaux, les ponts, les hôtels de ville, car les besoins publics satisfaits sont les faveurs de l’administration, et pour les obtenir, les peuples, nouveaux courtisans, doivent plaire” (15). Ceci n’est pas écrit par le chef de cabinet d’un président ou d’un ministre de la Ve république, mais par un royaliste de la Restauration : c’est donc le jeu des chambres réclamé par les ultras qui a empêché la décentralisation voulue par les ultras.
Et que dire des corporations demandées aussi par certains royalistes ? C’est le même processus.
Là où il eût fallu un Richelieu, il y avait un ministère que la haute industrie et le haut commerce firent reculer : “En 1817, un avocat parisien, Levacher-Duplessis, entreprit en faveur du régime corporatif une campagne en règle : deux mille commerçants et artisans signaient dans son cabinet, le 16 septembre 1817, une requête au roi que Levacher défendait dans un mémoire étudié (...). Quand on relit aujourd’hui ces pages rédigées par un ultra bien oublié, et les délibérations que lui opposèrent les industriels les plus éclairés de l’époque, on est frappé de voir combien c’était le rédacteur qui avait les vues d’avenir.
Le gouvernement, devant l’opposition de toute la grande industrie et de tout le haut commerce, ne sanctionna pas expressément ces idées mais il en favorisa discrètement l’application” (16). Trop discrètement, puisque en 1830, le travail était loin d’être achevé.
Là où il eût fallu une volonté puissante, il n’y avait qu’hésitation de ministre, va-et-vient avec les chambres, les commissions, l’opposition, puis disparition du projet : l’oligarchie remplaçait la monarchie, l’économie supplantait la politique, car la “haute industrie”, c’est aussi la “haute finance” et, par voie de conséquence, la presse, sur le rôle de laquelle nous reviendrons.
Voilà pourquoi Jules de Calvières pouvait écrire : “Depuis 1814, j’ai combattu mes amis politiques à Paris en soutenant que la Restauration de la monarchie devait commencer par la famille, la commune, et la province et que, par la Charte, le roi Louis XVIII avait gardé ce qu’il aurait dû donner, l’administration locale, et abandonné ce qu’il aurait dû garder, le gouvernement”.
Mais à qui la faute ? Qui donc avait soumis l’action du roi et des ministres au bon plaisir des députés, qui donc avait obligé le ministère à acheter ces mêmes députés, à faire des lois en contradiction avec le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, à maintenir la centralisation et à inaugurer la corruption comme moyen de gouvernement, sinon ces mêmes ultras qui avaient emboîté le pas à Vitrolles et à Chateaubriand en ébauchant une lecture parlementaire de la Charte, c’est-à-dire en résolvant le paradoxe institutionnel de la Restauration dans un sens viscéralement révolutionnaire au nom des mêmes “songeries pseudo-historiques” dans lesquelles se complaisaient parlementaires et féodaux, capitalistes, jansénistes et gallicans depuis les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles?
Avant d’achever cette étude sur les conséquences des institutions révolutionnaires dans la Charte, nous considérerons une autre erreur des royalistes qui ne virent pas une des aberrations majeures du système. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour qu’ils réagissent. Les royalistes avaient bien compris que le jour où la chambre serait opposée au roi, le conflit serait extrêmement grave pour le pouvoir royal. Aussi, quand la menace se précise, c’est-à-dire quand les élections deviennent de plus en plus défavorables suite aux dérives inévitables de la liberté de la presse, tous et chacun parmi les défenseurs du trône se met en mal de trouver la meilleure recette de modification des listes électorales, du mode de scrutin, afin de redonner une majorité royaliste. Berthier n’y échappe pas en 1830. Il propose d’agir par les journaux : “J’engageai les ministres à faire imprimer des réfutations des assertions erronées et même calomnieuses de l’opposition révolutionnaire et à faire à cet égard tous les sacrifices pécuniaires nécessaires pour éclairer l’opinion publique que l’on égarait. Ils me répondirent qu’ils étaient dans une grande pénurie d’argent” (18).
Sur ce, il propose alors d’avancer les élections dans les départements favorables pour que leurs résultats influencent les autres. A ces moyens, il faut ajouter que quelque temps auparavant, il avait proposé, au cours d’une réunion, de réaliser un travail dans le même sens : “...le travail dû principalement au zèle et à l’intelligence de la M Charlier (...) portait tous les électeurs qui avaient un double domicile dans le dixième arrondissement et les arrondissements extra-muros, et plus de quatre cents électeurs dans les grands collèges de huit départements environnant Paris où ils assuraient une majorité et l’élection des députés royalistes. Un travail de cette nature fait dans toute la France aurait donné au roi une grande majorité dans la nouvelle chambre” (19). A la suite, les légitimistes essaieront de proposer un élargissement du scrutin, parce que, comme on le voit dans la réponse des ministres, c’est l’argent qui reste maître de l’opinion et des élections, donc du gouvernement. Ensuite parce que déclarer nécessaire le vote de l’opinion publique, et nécessaire aussi de manoeuvrer cette opinion dans le sens le plus favorable à ses propres desseins, est une chose absolument ridicule.
De plus, qui était cause de ce qu’il était “nécessaire d’éclairer l’opinion publique”? Qui était cause de ce que l’argent devenait, par la presse, le maître de la politique, sinon ces mêmes “royalistes de sentiments”, royalistes par “instinct” et non royalistes par “science”, incapables de juger par les causes de la bonté ou du vice de telle ou telle institution, ces ultra-sentimentaux qui suivaient Chateaubriand ?
N’avait-il pas, lui, Chateaubriand, chef ou figure de proue des ultras, ferraillé contre Bonald pour réclamer la liberté de la presse : “Chateaubriand, qui affirmera un peu plus tard que la liberté de la presse avait été ‘presque l’unique affaire de sa vie politique’ criblait de ses sarcasmes ceux qui lui semblaient être les inspirateurs du ‘projet impie’ déposé par le gouvernement” (Bonald était alors directeur de la censure, ndlr) (20).
C’étaient donc les ultras qui avaient repris le flambeau des anciens ennemis de la royauté, et ce par sentiment, car la réflexion raisonnée, la science, aurait pu les mettre en garde contre les miroirs aux alouettes révolutionnaires (représentation populaire, liberté de la presse, etc.) flattant les sens, les passions, les sentiments. Mais ils ne raisonnaient pas sur les causes, ils sentaient leur royalisme. Quel paradoxe que de voir un ultra dénoncer un projet de censure de la presse comme un “projet impie”, comme contraire au culte, car c’est le sens du mot “impie” ! Contraire au culte, oui, mais au culte de la liberté ! Quelle dérive ! Que n’a-t-on écouté Fontanes qui écrivait dès 1814 : “Je sais ce qu’on a déjà dit et ce qu’on peut dire en faveur de cette liberté. Je ne la tiens pas moins pour le dissolvant le plus actif de toute société. C’est par là que nous périrons si l’on n’y prend pas garde, et dès à présent, je déclare que je ne me considérerai jamais comme libre là où la presse le sera” (22). Mais le XIXe siècle était déjà trop héritier du sentimentalisme révolutionnaire, issu du matérialisme, pour ne pas se laisser prendre aux mirages des libertés de ces mêmes révolutionnaires. Quand on a dit, en parlant du royaume que Louis XVIII léguait à Charles X que “le ver était dans le fruit” (23), c’est la presse qui avait pondu cette vermine. Et cette liberté de la presse, c’étaient les royalistes qui l’avaient réclamée : “L’unique affaire de ma vie politique” disait Chateaubriand. La belle affaire que voilà !
Mais ce n’est pas tout. Berthier lui-même, quand il demande que l’on agisse sur le mode de scrutin pour les élections afin de manoeuvrer l’opinion - et il n’était pas le seul, loin de là - quand ces royalistes voulaient influer sur les élections, ne se faisaient-ils pas les héritiers des Directeurs de 1798, dont nous avons parlé, et qui cherchaient à “apprendre au peuple à connaître ce qu’il veut” ? N’étaient-ils pas, eux aussi, des révolutionnaires, non pas dans leur fin, qui était de sauver le trône, mais dans les moyens choisis (représentation populaire, liberté de la presse, manipulation des électeurs, etc.) ? Nous retrouvons ici ce que Stéphane Rials disait au sujet de la charte de 1815 : “dispersion des légitimistes, convergence des techniques (sous-entendu : institutionnelles, ndlr). N’était-il pas logique que ces moyens révolutionnaires produisent la fin révolutionnaire, c’est-à-dire - entre autres - une opinion révoltée contre le roi et son gouvernement, un florilège d’intrigues parlementaires qui parvinrent à altérer les sentiments d’hommes qui avaient sacrifié jusque là tout à l’honneur, pour les entraîner dans les voies basses et honteuses de l’intérêt personnel et du lucre” ? N’était-ce pas là “le ver dans le fruit” ? Et le ver, les royalistes eux-mêmes l’avaient mis dans le fruit !
Nous l’avons déjà dit, mais redisons-le. Ce fut le drame de la Restauration. Les royalistes ne surent pas voir qu’ils étaient la cause des maux révolutionnaires qu’ils maudissaient et qui n’étaient que les effets de ce qu’eux-mêmes avaient chéri : les institutions parlementaires. Ils ne surent pas remonter des effets à la cause, avoir cette connaissance par les causes, agir par science. C’est ce drame que nous avons appelé le “royalisme suicidé”. Voilà pourquoi Metternich pouvait écrire à son ambassadeur à Paris, dans sa dépêche du 28 octobre 1829 : “L’ordre des choses établi en France n’est en réalité plus qu’une pure démagogie sous un chef qui porte le titre de roi” (24).
Enfin, ultime conséquence de ce parlementarisme viciant la Restauration : la révolution de 1830.
En cette année, suite aux déplorables élections dont nous avons vu les causes, Charles X veut affirmer la prérogative royale et prend les fameuses “ordonnances de 1830”. Comme nous l’avons écrit, il ne les prend ni trop tard, ni trop tôt, ni maladroitement, mais avec un ministère qui était éminemment parlementaire, non pas quant aux opinions de ses ministres, mais quant à son origine et à sa formation : c’était un ministère d’intrigues. Ecoutons encore Berthier, puisqu’il y fut étroitement associé. Il s’agissait de former un ministère susceptible de succéder au ministre Martignac. Etant donné les nombreuses divisions entre les mouvances royalistes, il était nécessaire, pour obtenir un ministère stable c’est-à-dire avec une “majorité” à la chambre, des hommes de diverses nuances :
“J’étais à proprement parler la cheville ouvrière de tout ce grand plan royaliste par lequel, en rapprochant toutes les nuances et en mettant à sa tête un ministère fort et courageux, j’espérais encore sauver la couronne. Pour cela, j’avais rapproché deux hommes qui ne s’aimaient guère, Messieurs de Polignac et de La Bourdonnaye. J’avais mis en rapport avec eux la nuance Ravez, comme la nuance Villèle, par de Montbel. J’avais amené quelques accords sur quelques projets généraux, mais je n’avais pas osé faire formuler en quelque sorte la marche que l’on suivrait après le remplacement du ministère existant (...) dans la crainte que des divisions ne s’élevassent entre ces différentes têtes du parti royaliste avant la victoire (...) On devait seulement s’assurer d’une majorité dans la chambre des députés (...). Les moyens eussent été faciles surtout si j’eusse fait partie du ministère, presque tous ayant eu des rapports politiques avec moi, et m’ayant montré en général confiance (...) C’était dans ces vues que je penchais pour la conservation de plusieurs ministres : MM. Portalis, de Martignac, qui nous auraient conservé les voix du centre ; Hyde de Neuville, qui s’était fait en quelque sorte le chef des dissidents par les grâces, les places qu’il avait fait accorder à ceux qui en faisaient partie ; et M. Roy qui nous eût donné quelques voix dans le centre gauche (...) Dans une de mes conversations avec le roi, je lui avais parlé de la présidence du conseil, et le roi ne m’avait pas paru éloigné de la donner à M. de Polignac. Ce dernier m’en parlait souvent (...) c’était l’objet de son ambition ou de ses désirs pour accomplir la mission à laquelle il se croyait appelé (...) Je crus devoir en parler à quelques amis (...) Il se manifesta dans ce conseil d’amis une grande répulsion. Elle fut si unanime que cela me fit craindre une opposition générale dans le public. Je ne crus pas devoir insister auprès du roi et j’écrivis à Jules de Polignac d’une manière générale qu’il paraissait que cela entraînerait beaucoup de difficultés, que La Bourdonnaye, que j’avais sondé (...) avait répondu fort nettement qu’il ne demandait pas la présidence mais qu’il ne consentirait jamais à faire partie d’un ministère à la tête duquel il y aurait un président ; que M. de La Bourdonnaye (...) par le talent qu’il avait montré (...) s’était acquis une grande prépondérance et qu’il y aurait peut-être imprudence et impolitique à le mécontenter.
Polignac n’a jamais pu me pardonner cela, car il a bien su qu’aux termes où j’en étais auprès du roi, j’aurais pu le faire nommer immédiatement président du conseil (...) Je crus devoir me rendre à l’avis d’amis sages qui regardaient cette nomination comme fâcheuse pour le roi et le pays”.
Berthier continue encore à négocier avec l’un et l’autre pour obtenir l’accord général sur toutes les nominations, tout en ayant bien soin qu’il n’y ait pas d’action définie à l’avance pour éviter tout désaccord. Ce qui est tout à la fois une contrainte issue du système parlementaire et un non-sens. Car à quoi cela sert-il d’occuper les places si c’est pour ne rien faire ? Et c’est une hypothèque sur l’avenir : le jour où il faudra agir, il est fatal qu’il y ait désaccord, absence d’unité dans l’action et donc impuissance.
Ceci dit, que pouvait-on faire… à part sortir du système ? Mais les sentiments révolutionnaires imprégnaient si fort la société que Berthier lui-même, qui touche de si près les maux engendrés par le système, ne pense pas à réaliser ce grand pas !
Finalement, La Bourdonnaye et Polignac se mettent d’accord pour les nominations. La présidence est accordée en définitive à Polignac. Les deux compères s’entendent même si bien qu’ils s’accordent pour évincer Berthier du ministère. Ce dernier relate : Polignac “me dit avec quelque embarras que dans sa conférence de la veille, M. de La Bourdonnaye lui avait déclaré d’une manière formelle qu’il n’entrerait pas au ministère avec moi”. Prétexte avancé : “avec l’irritation qui existe contre les hommes attachés à la religion et ce qu’on appelle la Congrégation (dont Berthier était un des membres principaux- ndlr), ma présence pourrait être nuisible”. Prétexte réel : “M. de Polignac avait-il l’intention de suivre loyalement la marche tracée par le roi et convenue avec moi, comme il m’en avait donné la parole d’honneur ? (il s’agit de moyens destinés à obtenir la majorité dans la chambre sans sortir des voies légales - ndlr) (...) N’avait-il pas dès lors l’intention de suivre une marche toute différente ? N’avait-il pas seulement peut-être l’appréhension de voir dans le ministère un homme qui partageait la confiance du roi ? Ne craignait-il pas en outre de trouver en moi un homme qui lui rappellerait les engagements pris par lui et qui le forcerait en quelque sorte à ne pas s’en écarter, en avertissant, en éclairant au besoin le roi ? La conduite ultérieure ne me permet guère d’en douter”.
Berthier accepte donc d’être évincé et va porter la nouvelle liste du futur ministère à Charles X, au grand étonnement de ce dernier. Il commente : “...je regrettais plus pour la chose publique que pour moi-même ce manque de loyauté, car je prévis dès lors que, celui qui avait été le lien d’hommes aussi divergents de caractère et de manière de voir (...) ne faisant pas partie du ministère, il y aurait promptement désunion, affaiblissement et chute de ce nouveau ministère (...)” Résultat : “à la nomination du ministère d’août, M. de Polignac et M. de La Bourdonnaye n’ayant plus rien d’arrêté et n’ayant plus avec eux le lien qui les avait rapprochés, délibérèrent, discutèrent, se brouillèrent et se séparèrent quand il aurait fallu agir avec force et spontanéité d’après un plan bien conçu et arrêté” (25).
Polignac fut bien celui que le conseil d’amis avait prévu, regardant cette nomination comme “fâcheuse pour le roi et le pays”. La Bourdonnaye finit par quitter le ministère. C’est l’impéritie totale de Polignac qui permit en premier lieu le succès des émeutes de 1830. Le roi avait le pouvoir de prendre les ordonnances, mais il fallait prévoir et appliquer toute une série de mesures de force pour se prémunir contre les réactions prévisibles de l’opposition. Polignac ne fit rien : il est extrêmement surprenant de voir la facilité avec laquelle l’opposition prend possession de la capitale et du pouvoir quand le roi dispose de toutes les forces pour résister, tout cela à cause de l’incapacité de Polignac. Jusqu’au bout, Charles X sera mal servi par ses ministres, et surtout trahi par le maréchal Maison.
Que retenir de tout cela ? La constitution du ministère a été faite dans des conditions créées par le parlementarisme. Pour obtenir une majorité, on met un peu de droite, un peu de gauche, un peu de centre, ce qui aboutit au choix de ministres qui ne sont compétents que pour obtenir une éphémère majorité, débouchant sur la désunion et l’impuissance. Berthier, qui pourtant ne remet pas la Charte en question, constate lui-même qu’il aurait fallu une volonté ferme et résolue, c’est-à-dire de l’absolutisme : l’unité eût été facilement réalisée si le roi avait exercé son office sans ces chambres révolutionnaires. Ses paroles sont claires “On a blâmé d’une manière très amère la conduite de Charles X dans ces circonstances (1830) et je crois que l’on exagère ses torts. La situation était trop forte et trop difficile pour un prince bon et loyal (...) à qui l’on n’avait parlé pendant longtemps que de moyens constitutionnels et légaux à employer” (26). En un mot, on avait emprisonné le roi, comme en 1789 Louis XVI, sans aller aussi loin.
Pierre de la Gorce écrit : “Je ne voudrais rien retrancher à l’éloge que mérita si bien le gouvernement royal. Il fut prudent, mais (...) un sens lui manqua souvent, le sens des choses futures” (27). N’était-ce pas à ces ministères et à ces “majorités”, faits et défaits au gré des élections et des campagnes de presse que l’on devait cette imprévoyance, qui - remarquons-le - se trouvera encore bien augmentée lors de la très parlementaire IIIe république, imprévoyance que Charles Maurras fustigeait, entre autres, dans son oeuvre Kiel et Tanger (28). Si, au lieu de cette chambre et de la nécessité d’une majorité pour former un gouvernement, Charles X avait eu un pouvoir absolu comme autrefois Louis XIV ou Louis XV, formant un triumvirat et chassant les parlementaires manu militari grâce aux mousquetaires, il y aurait eu cette volonté ferme et résolue dans l’action du ministère en 1830, comme le triumvirat Maupeou, Terray, d’Aiguillon, pour réaliser la décentralisation, les corporations, la protection des jésuites, etc. etc... Mais qui donc avait rejeté cette volonté ferme et résolue du gouvernement véritablement monarchique, en défendant les chambres, et non seulement les chambres mais aussi la division des pouvoirs? Qui donc, sinon les royalistes eux-mêmes ? N’avaient-ils pas défendu la liberté de la presse qui rendait nécessaire de “faire imprimer les réfutations des assertions erronées et même calomnieuses de l’opposition révolutionnaire”, calomnies qui nécessitaient “d’éclairer l’opinion” ? Qui donc était la cause de ce mal, sinon le “leader” ultra, Chateaubriand, qui annonçait que la liberté de la presse avait été “l’unique objet de sa vie publique” ? N’étaient-ils pas démagogues et démocrates ceux qui, tel le royaliste Hercule de Serre, croyaient encore “que cette hostilité de la gauche pouvait être vaincue et qu’à force de pratiquer sincèrement toutes les libertés, les Bourbons rallieraient les libéraux” ? (29)
Démocrates et démagogues, c’est-à-dire révolutionnaires, ils l’étaient bel et bien, même s’ils l’ignoraient, comme M. Jourdain faisant de la prose. Ils avaient voulu décentraliser, ils ont centralisé. Ils avaient voulu rétablir la religion, ils ont chassé les jésuites de leurs collèges. Ils avaient voulu restaurer la monarchie, ils l’ont minée. Royalistes par instinct et non par science, ils ont adopté la dialectique romantique et révolutionnaire et la politique (les institutions) qui en découlait. Ils ont réalisé la fin, le bien commun révolutionnaire, illustrant cette vérité que “la forme est nécessairement la fin de l’action”. On aura beau mettre des catholiques dans des institutions révolutionnaires : ces catholiques deviendront des jacobins... les institutions ne deviendront pas catholiques.
Mais en 1830, nous sommes loin d’avoir vu le maximum de l’inconséquence politique des catholiques. Parmi les catholiques royalistes d’aujourd’hui, combien ne voyons-nous pas “ d’ultras ” reprochant à Louis XV son absolutisme, et prêts à réaffirmer la nécessité d’une institution garantissant le peuple contre les dérives de “l’absolutisme”, c’est-à-dire prêts à faire couler toute Restauration avant même qu’elle n’ait eu lieu ?
Avant de poursuivre notre travail sur l’attitude politique des contre-révolutionnaires après 1830, avant de quitter Charles X gagnant l’Angleterre, il peut être intéressant de faire une ultime constatation sur les conséquences politiques du régime de la Charte : lors des élections de 1830, d’Haussez, à qui la France devait, après Charles X, la conquête de l’Algérie, c’est-à-dire un immense avenir colonial en Afrique, une place prépondérante recouvrée dans la diplomatie européenne, la fin de l’esclavage en Méditerranée, à qui la France devait plus qu’a aucun autre homme politique de la Restauration, d’Haussez ne fut même pas élu député ! Laconiquement, le marquis de Roux constate : “d’Haussez, l’organisateur de la victoire, avait échoué dans huit collèges !” (30). Devant une telle absurdité, ce n’est pas d’Haussez qui a perdu, c’est le principe de la représentation nationale...
Références (chapitre III)
(1) Marquis de Roux, La restauration, p. 412, 425, 435, 439, Arthème Fayard, Paris, 1930.
(2) Yves Griffon, Charles X, p. 216 et 239, Pierre Gauthier, 1988.
(3) P. Berthier de Sauvigny, La restauration, Flammarion, 1955.
(4) Antoine Lestra, Histoire secrète de la congrégation de Lyon, p. 271-272, NEL, 1967.
(5) Stéphane Rials, Révolution et contre révolution au XIXe siècle, p. 90-92, DUC / Albatros,
Paris, 1987.
(6) Ferdinand de Berthier, Souvenirs d’un ultra royaliste 1815-1832, p. 163-165, Taillandier, 1993.
(7) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 230.
(8) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 264-265.
(9) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 232-233.
(10) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 352-353.
(11) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 287.
(12) Cité par D. Garreau dans : Les voix dans le désert – prophètes du XIX siècle, p. 43, Cèdre, Paris
1963.
(13) Michel Toda, Bonald, théoricien de la contre-révolution, p 90, Clovis, Etampes, 1997.
(14) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 166-167.
(15) Marquis de Roux, op.cit. p 381-383.
(16) Marquis de Roux, op.cit. p 371-372.
(17) Stéphane Rials, op.cit. p. 170.
(18) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 354.
(19) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 350.
(20) Michel Toda, op.cit. p. 63-64.
(21) Marquis de Roux, op.cit. p 346.
(22) Pierre de La Gorce, Louis XVIII, p. 18, Plon, Paris, 1934.
(23) Yves Griffon, op.cit. p 161.
(24) Bonald, La vraie révolution-réponse à madame de Staël, p. 35, Clovis, Etampes, 1997.
(25) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 305-320.
(26) Ferdinand de Berthier, op.cit. p 426.
(27) Pierre de La Gorce, op.cit. p318.
(28) Charles Maurras, Kiel et Tanger, la république française devant l’Europe, p. 181, NLN, Paris,
1914.
(29) Marquis de Roux, op.cit. p 170.
(30) Marquis de Roux, op.cit. p 315.
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