Manifeste légitimiste, 1815 : l’émergence des monarchistes romantiques
“Si je suis un jour roi de fait comme je le suis de droit, je veux l’être par la grâce de Dieu”. Louis XVIII.
“L’erreur a pénétré jusque dans les cabinets des souverains et quelques fois même plus haut encore...” Joseph de Maistre.
“Si la contre-révolution n’est pas sûre de ses principes, comment s’opposera-t-elle aux principes de la révolution ?” Joseph de Maistre.
I- 1815 : l’émergence des monarchistes romantiques
Nous avons vu, dans la première partie de cette étude, de quelle manière la monarchie très-chrétienne et ses institutions, c’est-à-dire avant tout le roi, lieutenant du Christ, avaient été très tôt menacées par certains qui, au nom de la nation ou du peuple, avaient voulu limiter, contrôler ou tempérer l’autorité souveraine du lieutenant de Dieu. Nous avons vu comment ces idées menaçaient l’essence même de la monarchie en niant “cette autorité sans dépendance et sans partage, âme du corps politique de la monarchie”, oubliant que “seul le roi est sacré à Reims, non la nation” : tout cela devant aboutir au “despotisme des juges” exercé par une nouvelle féodalité qui revendiquait au nom de “songeries pseudohistoriques”, dans le style de Boulainvilliers, le titre de représentants de la nation ou du peuple. Nous avons vu comment ces idées, en explosant avec les passions débridées par le matérialisme capitaliste des
Lumières, révélèrent leur origine étrangère au catholicisme et imprégnèrent le siècle de sentimentalisme.
Tout ceci a produit la Révolution.
En 1815, la France avait perdu, en 25 ans, la plus grande partie de ses institutions : celles de la monarchie très-chrétienne (lois fondamentales, corporations, provinces...). L’esprit du XVIIIe siècle les avait chassées : ces vieilles institutions étaient destinées à réaliser le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, et la mode était passée aux droits de l’homme (“les novateurs ont su (...) mettre la gloire et l’honneur du côté des idées nouvelles, et le ridicule du côté des vieilles maximes” (1) écrivait Joseph de Maistre.
Nous avons vu comment l’anarchie, née des institutions déduites des droits de l’homme, avait été remplacée par une tyrannie. Là aussi, les lois de l’histoire s’imposèrent contre l’idéologie révolutionnaire : les tyrannies ont toujours une durée de vie courte.
C’est alors que le Sénat, pétri de l’esprit des Lumières, vint proposer à Louis XVIII le titre de “roi des Français” que “le peuple français appelle librement au trône” (2) : comme on peut le remarquer, les sénateurs n’avaient pas perdu leur nord, ou pour être plus clair, les Droits de l’homme leur trottaient toujours dans la tête.
Louis XVIII fut cependant assez fin diplomate pour s’imposer comme roi très-chrétien : “Si je suis un jour roi de fait comme je le suis de droit, je veux l’être par la grâce de Dieu” (3) avait-il déjà affirmé. La charte ne remet nullement en cause les lois fondamentales du royaume, comme l’affirme Stéphane Rials dans sa magistrale étude La question constitutionnelle en 1814-1815 - dispersion des légitimités et convergence des techniques.
“La charte octroyée est une simple loi édictée par le roi en vertu d’une souveraineté antérieure, traditionnellement exercée par lui dans le cadre des lois fondamentales du royaume ; la particulière solennité de ce texte, la forte portée morale de l’engagement pris par son auteur de la respecter, ne pouvaient interdire sa révision, soit par voie législative ordinaire, soit, en cas de nécessité reconnue par le roi, par voie d’ordonnance.
La puissance royale avait octroyé la charte du fait d’une puissance antérieure et ne pouvait se trouver constituée par elle. Elle se trouvait simplement réglementée dans son exercice selon l’adage ‘patere legem quam fecisti’. Et cette réglementation, on va pouvoir l’observer, ne portait nullement atteinte au dogme de base : l’unité du pouvoir d’état en la personne du monarque” (4).
Donc, point de doute : c’était bel et bien la monarchie très-chrétienne qui revenait avec Louis XVIII.
Ceci étant, il restait un énorme travail à effectuer : la révolution avait emporté toutes les vieilles institutions qu’avait autrefois protégées la monarchie, pour les remplacer par des institutions qui soient conformes aux droits de l’homme. La personne du monarque avait été la première institution à supprimer, parce qu’elle était la plus importante, mais il était logique que toutes les autres, jusqu’à la famille, disparaissent aussi. Il fallait tout centraliser, tout uniformiser. Le tissu social avait été bouleversé au nom de la fameuse trilogie : liberté - égalité - fraternité. Tout ce qui était mis en place l’était en vue de la réalisation des droits de l’homme, lesquels étaient absolument l’opposé du bien commun réalisé par la monarchie très-chrétienne, c’est-à-dire le respect des droits de Dieu. Une épuration des institutions devait accompagner cette épuration des principes politiques et philosophiques qu’impliquait le retour de Louis XVIII : de la même manière que la réalisation du bien commun des Lumières avait nécessité la disparition des institutions catholiques anciennes, de même le retour du bien commun catholique avec Louis XVIII nécessitait le renversement des institutions révolutionnaires.
Mais pour effectuer ce travail d’épuration, cette réflexion sur les institutions, il était nécessaire de connaître les principes de la politique, et notamment les deux principes fondamentaux précédemment énoncés : “en toutes choses qui ne naissent pas au hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”, et la nécessité de l’induction à partir des faits historiques pour le choix de la forme des institutions politiques, parce que la politique est une science pratique. De ces deux principes, on peut affirmer que, dans le choix de la forme d’une institution, intervient d’abord le choix de la fin (quel est le bien commun) puis l’étude des faits historiques desquels on induit que telle ou telle forme institutionnelle est efficace ou non pour la réalisation de ce bien commun.
Ce travail de réflexion sur les principes nécessitait de considérer la politique comme une science et non comme une affaire de sentiment ou d’instinct - peu importe que ce sentiment soit celui de l’honneur ou celui du lucre. Joseph de Maistre avait vu, dès 1793, combien le bouleversement révolutionnaire avait rendu nécessaire cette réflexion politique à partir des principes : “Sachez être royalistes. Autrefois, c’était un instinct ; aujourd’hui, c’est une science” (5). Il fallait raisonner la politique à partir des principes et non pas la sentir par instinct (ou par sentiment) : raisonner la politique, cela revenait à la considérer comme une science, qui est la “connaissance par les causes” selon Aristote.
La révolution, de par la nouvelle notion de la nature humaine qu’elle avait adoptée (matérialiste), s’était fait une spécialité de tout diriger selon les sens, les sentiments : nous l’avons vu avec Helvetius, Holbach, etc. Et ce faisant, elle s’opposait à l’ordre catholique qu’elle renversait. Il était fatal, dans ces conditions, que celui qui se contentait de ses sentiments et de son instinct finisse du côté de la révolution et non du côté catholique qui base tout sur la subordination des sentiments à l’âme. Cette évolution était fatale en politique comme pour tout autre domaine de la vie humaine : même avec de fermes principes, il est toujours extrêmement difficile de ne pas laisser la première place aux sentiments ; quand on n’a pas de principes, la lutte devient une débandade.
En 1815 comme en 1793, Joseph de Maistre réalisait combien était nécessaire ce travail d’épuration des institutions à partir des principes, car le retour de Louis XVIII n’empêchait pas qu’existât encore le bouleversement de toutes les institutions qui s’échelonnent de la famille jusqu’à l’état : “On se tromperait infiniment si l’on croyait que Louis XVIII est remonté sur le trône de ses ancêtres. Il est seulement remonté sur le trône de Bonaparte, et c’est déjà un grand bonheur pour l’humanité : mais nous sommes bien loin du repos” (1). Et Jacques Ploncard d’Assac de commenter : “Les hésitations de la Restauration l’inquiètent : si la contre-révolution n’est pas sûre de ses propres principes, comment s’opposera-t-elle aux principes de la révolution ?” (6).
Où en sont donc les royalistes en 1815, quant aux principes ? Sont-ils royalistes par “instinct” (par sentiment) ou par “science” ?
Pour apporter des éléments de réponse, il va nous falloir utiliser quelques citations sur les hommes politiques de cette époque qui ont eu le plus d’influence sur les esprits de leur temps, tel Chateaubriand. M. l’abbé Roussel, dans son ouvrage Libéralisme et Catholicisme est assez dur à son égard : “On a pu parler de fléau à propos du romantisme (...) Tel est le romantisme qui a moulé, façonné, les esprits du XIXe siècle. Il procède de Rousseau, de Madame de Staël, de Chateaubriand, il s’épanouit avec Michelet” (7).
Maurras va plus loin encore dans ses critiques contre Chateaubriand : “Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand n’a jamais recherché dans la mort et dans le passé le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel, mais le passé comme passé, la mort comme mort furent ses uniques plaisirs (...) En toutes choses, il ne vit que leurs forces de l’émouvoir (...) Cette idole des modernes conservateurs nous incarne surtout le génie des révolutions. Il l’incarne bien plus que Michelet peut-être. On le fêterait en sabots, affublé de la carmagnole et cocarde rouge au bonnet” (8). Et il continue : “Monsieur André Maurel a publié un intéressant et profitable Essai sur Chateaubriand (...) J’extrais du livre les textes suivants qui sont relatifs au héros. Page 158 : ‘Il a désiré le pouvoir, et dès qu’il le tient, il s’ennuie’ ( c’est qu’il voulait s’en servir non pour le service d’une idée, mais pour en jouir, assez noblement il est vrai). Page 173 : ‘A vrai dire, l’opposition était l’atmosphère de ce passionné’ (parce que c’est là que la personnalité politique se donne commodément et impunément carrière). Page 205 : ‘La liberté (...) il la proclame seule féconde’ (il fut en effet toute sa vie un libéral ou, ce qui revient au même, un anarchiste).
Dans son ouvrage critique, Monsieur A. Maurel fait ressortir que Chateaubriand demeurera toujours attaché aux idées de la révolution. Il est lamentable que des monarchistes puissent écrire le nom de Chateaubriand auprès de ceux de Maistre et Bonald...
Il convient de relire les lettres du grand homme à Madame de Duras, avec les réponses de celle-ci.
Cette correspondance est un antidote assuré contre tous les panégyriques” (9).
Robert Havard de la Montagne ne pensait pas autrement : “Royaliste, on l’était encore par point d’honneur. Ce point d’honneur, seul mobile de Chateaubriand, n’a pas empêché le vieux romantique de tailler des croupières à son souverain. Charles X tombé, il se retrouve légitimiste fidèle (...) Poète, il ne résiste pas à la poésie des ruines, à la poésie du malheur. C’est un royaliste de sentiment” (10).
Dans les citations précédentes, les termes les plus révélateurs sont “romantisme - royaliste de sentiment - libéral - passionné - émouvoir - liberté - anarchiste”. Il y a là, dans cette courte énumération, des explications d’autant plus significatives que l’influence de Chateaubriand sur les contrerévolutionnaires des XIXe et XX siècles fut grande, puisque Charles Maurras pouvait écrire en 1900 : “ Il est donc lamentable que des monarchistes puissent écrire le nom de Chateaubriand auprès de ceux de Maistre et de Bonald ” (et il y en a encore actuellement…)
En fait, Chateaubriand était un romantique, il était même la figure de proue du romantisme, et figure de proue pareillement chez les ultras. Or qu’est-ce que le romantisme sinon la toute puissance accordée aux sentiments, ce fléau disait l’abbé Roussel : “Il y un romantisme essentiel (...). Le sentiment prétend trouver en lui-même sa règle et son objet” (11). Les royalistes avaient adopté - Chateaubriand en est l’illustration - le système de pensée romantique, sentimental. Ils n’avaient que leurs sentiments (honneur, dévouement, etc.). Il ne raisonnaient pas la politique, mais la sentaient, par instinct ; ils ne la “pratiquaient” pas comme une science : “...on est frappé du fait que les traditionalistes n’avaient aucune idée précise tandis que les constitutionnels, inspirés de la révolution, savaient à peu près ce qu’ils voulaient” (12) constate le marquis de Roux au sujet de l’élaboration de la Charte. Le duc d’Angoulême ne disait-il pas à Toulouse : “Nous préférons les départements aux provinces” ? (13).
Or nous avons vu - et Joseph de Maistre en était conscient - combien il était nécessaire, pour que Louis XVIII ne reste pas seulement sur le trône de Bonaparte, d’effectuer un travail d’épuration des institutions à partir des principes politiques contre-révolutionnaires, ce qui impliquait d’agir par science et non par instinct ou par sentiment. Nos ultras, à la suite du porte-bannière du romantisme, sont donc dans une situation assez paradoxale pour effectuer ce travail qui forçait Joseph de Maistre à dire “nous sommes bien loin du repos”.
La première partie de cette étude nous a montré que la cause finale de la politique est la mise en place des institutions par induction, en vue de réaliser le “bien commun” déterminé d’après la définition de la nature humaine, qui est donc la notion-clé de toute la politique. Nous avons vu que, de leur conception de la nature humaine absolument inverse de la définition catholique, les révolutionnaires avaient “déduit” un bien commun nouveau (les droits de l’homme et du citoyen) et déduit de ce bien commun des institutions nouvelles (suffrage et représentation populaires, chambres ou assemblée nationale...) qui exigeaient que soient supprimées les institutions de la monarchie très-chrétienne induites sur des siècles d’histoire de France en vue de réaliser le bien commun déterminé par les exigences de la nature humaine définie par l’Eglise. Nous avons vu également que les philosophes des Lumières les plus réalistes préconisaient l’emploi du mensonge et des passions comme moyens de gouvernement.
Quand la monarchie fut restaurée en la personne de Louis XVIII, les sophismes et le sentimentalisme révolutionnaires avaient envahi l’esprit de bien des Français, notamment en ce qui concerne la politique, et donc les institutions. Nous venons de le voir avec Chateaubriand. Or, pour restaurer des institutions catholiques et supprimer celles qu’avait mises en place la révolution, encore eût-il fallu connaître les principes de la politique, c’est-à-dire être royaliste par science et non seulement par instinct, afin de pouvoir juger par les causes (la science est la “connaissance par les causes”) de la vertu ou du vice de telle ou telle institution, par les causes et non par les sentiments dont le premier effet est de diviser (puisque les sentiments varient suivant les personnes) et le second de conduire à la révolution.
Réaliser ce travail de réflexion au sujet du suffrage et de la représentation populaires (élaborés par les révolutionnaires) aurait abouti à une double condamnation de ces mêmes institutions par les contrerévolutionnaires: condamnés une première fois parce qu’orientés vers la réalisation d’un bien commun absolument opposé à celui des catholiques, et condamnés une seconde fois pour n’avoir pas été induits sur des faits, comme l’exige toute science pratique, mais déduits d’une idéologie dont nous venons de dire qu’elle est absolument contraire à la doctrine de l’Eglise.
Or que se passe-t-il en 1815 ? Que pense des institutions le “maître à penser” commun des romantiques et des ultras, l’écrivain et homme politique Chateaubriand, dont nous venons de parler ?
Il était évident, et Louis XVIII comme ceux qui le suivaient en était conscient, qu’un retour intégral à la situation d’avant la révolution était à la fois peu souhaitable et impossible. Malheureusement la Charte - si elle ne remet pas en cause les justes réformes (par exemple la suppression des privilèges devant l’impôt, que Louis XV n’eut pas le temps de réaliser à cause de l’opposition féroce de l’oligarchie parlementaire, nous l’avons vu dans la première partie de cette étude) - consacre également la mise en place d’institutions d’une toute autre nature que celles de la monarchie très-chrétienne et qui ne sont en rien des réformes nécessaires : les partisans des droits de l’homme, ce nouveau bien commun révolutionnaire, avaient imposé le dogme de la souveraineté du peuple et exigé, pour sa réalisation, la création d’une assemble élue par le peuple. Or, très singulièrement, voilà que la Charte confirme la mise en place d’une assemble élue par le peuple elle aussi.
Comment se fait-il que cette Charte, dont nous avons vu qu’elle ne remettait pas en cause les droits de Louis XVIII comme roi très-chrétien selon les lois fondamentales du royaume, comment se fait-il qu’elle consacre également la mise en place d’une institution éminemment révolutionnaire, à savoir la représentation nationale par une assemble élue par le peuple et censée exercer sa souveraineté déduite des droits de l’homme ?
Il y a là une ambiguïté dont l’importance ne peut échapper : car, ainsi que nous l’avons vu, dans l’ordre politique des institutions, c’est l’Etat qui est le premier détenteur de l’autorité. Et dans la Charte, nous voyons, en présence simultanée au plus haut niveau, deux institutions orientées vers deux politiques absolument contradictoires : le monarque légitime représentant la souveraineté de Dieu, une assemblée représentant la souveraineté du peuple ! Chacune avait une fin, donc une nature, absolument antithétique de l’autre. Bien sûr, personne en 1815 n’affirmait que l’assemblée représentait la souveraineté populaire : elle était censée assurer un équilibre ou un conseil dont nul n’avait vraiment conscience à l’époque.
S. Rials écrit de cette Charte et des institutions qu’elle met en place que l’ “on en perçoit mal, au demeurant, la logique, les implications et la portée” (14). Mais cela ne change rien au fait que cette institution avait été déduite des droits de l’homme contre le pouvoir du roi et, parce qu’ “en toutes choses qui ne naissent pas au hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action ”, il était fatal que, par sa forme, cette institution s’oppose radicalement au pouvoir très-chrétien, au roi lui-même. Rechercher une origine plus ancienne à cette institution de la représentation nationale comme le fera Chateaubriand ne change rien au problème et ne revient qu’à réaffirmer ce que les financiers capitalistes parlementaires des Lumières avaient déjà voulu faire accroire pour s’opposer au roi et satisfaire leur passion de puissance et leur orgueil.
Certains penseront peut-être que cette ambiguïté avait été tolérée par Louis XVIII, et en conséquence par tous les royalistes, au vu de la situation politique générale du pays. C’est ce que laisse penser une phrase de Joseph de Maistre : “Quant à votre sainte Charte, je trouve qu’elle fait beaucoup d’honneur au roi, mais point du tout à la nation. Toutes ces têtes folles étaient grosses de chartes et d’idées libérales ; le roi a fait ce qu’il a pu. Il a tiré fort bon parti de la constitution anglaise, et il l’a ajustée à votre taille comme les confesseurs donnent l’absolution ‘in quantum possum et tu indignes”. En vérité, je ne vois pas qu’il eût été possible de mieux faire”(15).
Hélas, il n’y avait pas pour le roi, ni pour les royalistes dans leur immense majorité, d’ambiguïté quant à la situation créée par la présence de ces deux institutions radicalement opposées, tout simplement parce qu’ils ne voyaient pas cette opposition radicale.
Toute l’illusion royale et royaliste est résumée dans les propos tenus par Ferrand, auquel Louis XVIII avait confié la charge de rédiger le préambule de la Charte : “Deux choses essentielles devaient être clairement énoncées dans le préambule : l’une, que c’était une suite des anciens usages monarchiques qui, tantôt sous un nom tantôt sous un autre, étaient toujours destinés à tempérer et à éclairer l’autorité royale ; l’autre que ce dernier changement dans nos institutions était un pur don du roi, une concession librement octroyée par lui. Ces deux points nous avaient paru, dans notre comité, d’une nécessité absolue pour que le roi n’eût point l’air d’obtempérer à la révolution, ou de transiger avec elle” (16).
C’est là que se situe le drame de la Restauration.
Qu’il y ait eu, dans l’Ancien Régime, des institutions pour conseiller le roi, oui : “le roi en son conseil” affirmait le dicton. Qu’il y ait eu des institutions pour structurer la société entre le roi et la famille, oui encore. Mais qu’il y ait eu des institutions pour tempérer l’autorité du roi, non, jamais! C’est un non-sens. On ne peut pas tempérer une autorité, sinon ce n’est plus une autorité. Toutes les institutions de la monarchie très- chrétienne, du roi jusqu’à la famille, ne “tempèrent” pas plus l’autorité du roi que, dans l’Eglise, les institutions telles que les conciles, synodes, congrégations, etc. ne “tempèrent” l’autorité du Pape. S’il y avait eu une volonté de “tempérer” l’autorité du roi pendant l’Ancien Régime, c’était une volonté révolutionnaire : celle des parlements qui déjà sous François Ier “distinguaient entre la puissance publique et la puissance royale” (18).
Ainsi la Charte de 1815 n’avait rien d’une suite des coutumes de la monarchie : c’était bel et bien une transaction avec la révolution. Mais ce n’est pas cela le pire. Le plus grave, c’est que la plupart des royalistes ne s’en sont pas rendu compte. Aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, ce sont les féodaux parlementaires qui avançaient ces théories soi-disant comme “une suite des anciens usages monarchiques” quand il ne s’agissait que de “songeries pseudo-historiques”. Mais voilà qu’aujourd’hui, en 1815, un Ferrand, honoré de la confiance du roi dans la mise en place de nouvelles institutions, reprend à son compte ces mêmes théories ! Nous l’avons dit : c’est là que se situe le drame de la Restauration. Les royalistes n’ont pas vu que cette assemblée, cette chambre élue, était plus qu’une transaction avec la révolution : c’était admettre les institutions révolutionnaires et, par conséquent, s’exposer à réaliser la fin révolutionnaire, fin qui est liée à l’institution comme la cause à l’effet.
C’est dans cette inconscience des royalistes et du roi que se situe le drame, plus que dans la présence de cette même institution car le roi très-chrétien demeurait et pouvait arrêter les effets en supprimant la cause, la chambre, en retirant la Charte, le jour où il voulait. Comme l’écrit Stéphane Rials : dans une situation identique “une évolution vers le parlementarisme fut radicalement arrêtée en Prusse lorsque Bismarck remplaça Hohenlohe acculé à la démission du fait du refus de la Chambre de voter le budget” (17). Louis XVIII aurait pu revenir sur la Charte : encore eût-il fallu que le roi et les royalistes s’aperçoivent du danger créé par ce paradoxe institutionnel pour réagir comme le fit Bismarck.
Mais les paroles de Ferrand, et bien d’autres auxquelles nous arrivons, nous prouvent que les royalistes français étaient à cent lieues de voir le danger de ce paradoxe, et par conséquent sans volonté aucune de la moindre réaction contre cette cause de tant de maux politiques révolutionnaires, dont ils souffriront les premiers. Cette ignorance rendait vaines les velléités des royalistes de supprimer les effets politiques révolutionnaires dont, non seulement ils ne voyaient pas, mais dont ils protégeaient ardemment la cause institutionnelle : la chambre des députés et la Charte. Ils furent incapables de lier la cause à l’effet, d’avoir cette “connaissance par les causes”, c’est-à-dire, si l’on en croit Aristote, d’agir par science et non seulement par instinct, de raisonner.
C’est le drame des royalistes de la Restauration. Les royalistes, dans leur grande majorité, ne pensent qu’à conserver la Charte. Comme l’écrit Michel Toda : “Imbus du régime anglais, beaucoup de royalistes, même de la nuance ‘ultra’, ne demandaient, eux aussi, pas mieux que de s’accommoder de deux Chambres... à condition qu’elles se recrutent dans leur rang. Chateaubriand (...) plaidait ardemment la cause de la Charte dans laquelle il lui plaisait de voir (...) le ‘ texte rajeuni du code de nos vieilles franchises’ ” (19). “Quant à Mathieu de Montmorency, le grand maître des chevaliers de la foi, ne voyait-il pas dans la Charte, au dire de Bonald lui-même, ‘la plus belle chose du monde’ ?” (20)
Stéphane Rials constate aussi : “Sans doute, l’anglomanie était-elle une dimension des sensibilités du temps” (21).
Ces expressions “sensibilité”, “anglomanie”, “royalistes même de la nuance ultra”, sont fort intéressantes : le XVIIIe siècle n’était-il pas aussi celui de la sensibilité anglaise, si bien illustrée par les physiocrates et les parlementaires, ceux-là même qui avaient mis à bas la monarchie très-chrétienne et dont Necker fut sans doute le représentant le plus accompli ? Cette sensibilité anglomaniaque, éminemment révolutionnaire, dont hérite le romantisme avec ses deux parangons Chateaubriand et Madame de Staël, se retrouve donc chez les ultraroyalistes de la Restauration comme leur attitude envers la Charte l’illustre si bien. N’est-ce pas là un fait qui vient confirmer ce qui a été dit quant aux conséquences de l’absence de principes politiques, de science, chez les royalistes, à savoir que cette absence de principes exposait fatalement à une évolution, via les sentiments, vers la révolution, en l’occurrence vers la politique révolutionnaire puisqu’il s’agit de la forme des institutions ?
Bien sûr, l’évolution d’une sensibilité n’est pas radicale, d’autant plus que le désastre de 1815 était trop proche pour que quiconque pense à remettre en cause la personne du roi directement. Mais il n’empêche qu’il y avait, de par la présence de cette institution conforme à la sensibilité anglomaniaque et révolutionnaire, une remise en cause implicite et inconsciente de la légitimité du monarque. Il y avait inconsciemment, chez les royalistes, “même de la nuance ultra”, les germes d’une politique révolutionnaire. Et le propre des germes est de germer.
Quelques voix cependant s’élevaient contre cet engouement, notamment celle de Bonald qui fustigeait les “songeries pseudo-historiques” : “Joignez à cela l’acception moderne donnée, dans le sens des opinions nouvelles, à des expressions politiques empruntées d’un latin barbare ou d’un français plus barbare encore et lorsque la langue n’était même pas formée, et vous aurez la raison de toutes ces recherches que l’on croit savantes et qui ne sont qu’oiseuses et vides sur les rapports de nos anciens rois avec leurs peuples. Mais le nouveau, quoiqu’on dise, est tellement suspect qu’on veut toujours lui chercher une origine ancienne, et les politiques novateurs sont à cet égard comme les hérésiarques qui vont fouillant dans les siècles les plus reculés pour trouver quelque ancêtre à leur doctrine” (22).
Au sujet de la Charte, Bonald parlait d’une maladie “du genre de celles que les médecins appellent organiques, qui tiennent à une conformation vicieuse des organes essentiels à la vie” (23).
C’était exactement cela : vicieuse parce qu’elle avait ses racines dans la philosophie, la sensibilité révolutionnaires ; elle était d’une autre nature, parce qu’elle était faite en vue d’une autre fin que la fin des institutions de la monarchie très-chrétienne (la fin est ce que l’on recherche par nature même).
A Joseph de Maistre, Bonald écrivait : “Vous me demandez ce que je pense de la Charte. Il me semble que mon opinion sur le compte de cette aventurière n’est pas plus équivoque que la vôtre : c’est une oeuvre de ténèbres et de folie” (24).
Mais que pèsent un Maistre et un Bonald à côté d’un Chateaubriand et, il faut bien le dire, à côté d’un Louis XVIII ?
C’est au vu de cette inconscience des royalistes que Joseph de Maistre s’écriait : “L’erreur a pénétré jusque dans les cabinets des souverains et quelquefois même plus haut encore (...)” (25).
Pourquoi donc ? Parce que les royalistes agissaient plus par instinct que par science, c’est-à-dire sans principes ; or “si la contre-révolution n’est pas sûre de ses principes, comment s’opposera-t-elle aux principes de la révolution ?” Elle ne s’y est pas opposée. Ou tout au moins fort mal !
Les royalistes n’ont pas vu d’où venaient ces institutions. Ils n’ont pu savoir où elles menaient : L’accord se fait... sur un certain nombre de techniques dont on perçoit mal au demeurant la logique, les implications et la portée” (26) constate Stéphane Rials. C’est exactement cela : les royalistes n’ont pas vu la logique révolutionnaire de ces techniques institutionnelles de la Charte. Ils n’ont pas vu que cette logique était celle qui, des Lumières, avait produit la révolution.
Dispersion des légitimistes : opposition entre l’origine du pouvoir révolutionnaire (le peuple) et l’origine du pouvoir monarchique (Dieu). Convergence des techniques : accord de tous sur les techniques parlementaires issues des Lumières et de la révolution. “Ils rejettent (la révolution) d’un point de vue métapolitique (...) dont ils sont finalement si proches en doctrine, en programme, en pratique” (27).
Royalistes par dévouement, par libéralisme, par générosité, par opportunisme, par honneur, par tradition, l’instinct n’a pas empêché la plupart de se retrouver sur le chemin politique de la révolution : c’était si logique que Joseph de Maistre avait mis en garde contre ce danger dès 1793.
La réalisation du bien commun étant liée aux techniques institutionnelles comme l’effet à la cause, cette erreur et cette inconscience des royalistes sur ces mêmes techniques ne sera pas, on s’en doute, sans conséquences quant à la poursuite des événements politiques durant la Restauration.
Références (chapitre II)
(1) Cité par J. Ploncard d’Assac dans : Enquête sur le nationalisme – Joseph de Maistre, chap. XII, Lisbonne, 1969.
(2) Marquis de Roux, La Restauration, p. 69, Arthème Fayard, Paris, 1969.
(3) Cité par Stéphane Rials dans : Révolution et Contre-Révolution au xixe siècle, p. 96,
DUC/Albatros, 1987.
(4) Stéphane Rials , op. cit. p. 112.
(5) Jacques Ploncard d’Assac, op. cit. p. 137.
(6) Jacques Ploncard d’Assac, op.cit. p. 193.
(7) Abbé Roussel, Libéralisme et catholicisme, p. 25-26, bureaux de la ligue apostolique, Paris, 1926.
(8) Charles Maurras, OEuvres capitales, tome II, Romantisme et révolution, p. 65-67, Flammarion, 1954.
(9) Charles Maurras, op.cit. p. 91-92.
(10) Robert Havard de La Montagne, Chemins de Rome et de France, p. 76-77, N.E.L. Paris, 1956.
(11) Marquis de Roux, op. cit. p. 453-454.
(12) Marquis de Roux, op. cit. p. 78.
(13) Pierre de la Gorce, Louis XVIII, p. 24, librairie Plon, Paris, 1934.
(14) S. Rials, op. cit. p. 126.
(15) Cité par J. Ploncard d’Assac, op. cit. p. 193-194.
(16) Stéphane Rials, op. cit. p. 103.
(17) Stéphane Rials, op. cit. p. 125.
(18) Charles Terrasse, François Ier, tome II, p. 65, Grasset, 1948.
(19) Michel Toda, dans : La vraie révolution – réponse à Madame de Staël, p. 38-39, Clovis, Etampes, 1997.
(20) Michel Toda, op. cit. p. 17.
(21) Stéphane Rials, op. cit. p. 98.
(22) Michel Toda, op. cit. p. 91.
(23) Michel Toda, op. cit. p. 74.
(24) Michel Toda, Bonald, théoricien de la contre révolution, p.39, Clovis, Etampes, 1997.
(25) Cité par Jacques Ploncard d’Assac, op. cit. p. 123.
(26) Stéphane Rials, op. cit. p. 126.
(27) Stéphane Rials, op. cit. p. 58-59.
“L’erreur a pénétré jusque dans les cabinets des souverains et quelques fois même plus haut encore...” Joseph de Maistre.
“Si la contre-révolution n’est pas sûre de ses principes, comment s’opposera-t-elle aux principes de la révolution ?” Joseph de Maistre.
I- 1815 : l’émergence des monarchistes romantiques
Nous avons vu, dans la première partie de cette étude, de quelle manière la monarchie très-chrétienne et ses institutions, c’est-à-dire avant tout le roi, lieutenant du Christ, avaient été très tôt menacées par certains qui, au nom de la nation ou du peuple, avaient voulu limiter, contrôler ou tempérer l’autorité souveraine du lieutenant de Dieu. Nous avons vu comment ces idées menaçaient l’essence même de la monarchie en niant “cette autorité sans dépendance et sans partage, âme du corps politique de la monarchie”, oubliant que “seul le roi est sacré à Reims, non la nation” : tout cela devant aboutir au “despotisme des juges” exercé par une nouvelle féodalité qui revendiquait au nom de “songeries pseudohistoriques”, dans le style de Boulainvilliers, le titre de représentants de la nation ou du peuple. Nous avons vu comment ces idées, en explosant avec les passions débridées par le matérialisme capitaliste des
Lumières, révélèrent leur origine étrangère au catholicisme et imprégnèrent le siècle de sentimentalisme.
Tout ceci a produit la Révolution.
En 1815, la France avait perdu, en 25 ans, la plus grande partie de ses institutions : celles de la monarchie très-chrétienne (lois fondamentales, corporations, provinces...). L’esprit du XVIIIe siècle les avait chassées : ces vieilles institutions étaient destinées à réaliser le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, et la mode était passée aux droits de l’homme (“les novateurs ont su (...) mettre la gloire et l’honneur du côté des idées nouvelles, et le ridicule du côté des vieilles maximes” (1) écrivait Joseph de Maistre.
Nous avons vu comment l’anarchie, née des institutions déduites des droits de l’homme, avait été remplacée par une tyrannie. Là aussi, les lois de l’histoire s’imposèrent contre l’idéologie révolutionnaire : les tyrannies ont toujours une durée de vie courte.
C’est alors que le Sénat, pétri de l’esprit des Lumières, vint proposer à Louis XVIII le titre de “roi des Français” que “le peuple français appelle librement au trône” (2) : comme on peut le remarquer, les sénateurs n’avaient pas perdu leur nord, ou pour être plus clair, les Droits de l’homme leur trottaient toujours dans la tête.
Louis XVIII fut cependant assez fin diplomate pour s’imposer comme roi très-chrétien : “Si je suis un jour roi de fait comme je le suis de droit, je veux l’être par la grâce de Dieu” (3) avait-il déjà affirmé. La charte ne remet nullement en cause les lois fondamentales du royaume, comme l’affirme Stéphane Rials dans sa magistrale étude La question constitutionnelle en 1814-1815 - dispersion des légitimités et convergence des techniques.
“La charte octroyée est une simple loi édictée par le roi en vertu d’une souveraineté antérieure, traditionnellement exercée par lui dans le cadre des lois fondamentales du royaume ; la particulière solennité de ce texte, la forte portée morale de l’engagement pris par son auteur de la respecter, ne pouvaient interdire sa révision, soit par voie législative ordinaire, soit, en cas de nécessité reconnue par le roi, par voie d’ordonnance.
La puissance royale avait octroyé la charte du fait d’une puissance antérieure et ne pouvait se trouver constituée par elle. Elle se trouvait simplement réglementée dans son exercice selon l’adage ‘patere legem quam fecisti’. Et cette réglementation, on va pouvoir l’observer, ne portait nullement atteinte au dogme de base : l’unité du pouvoir d’état en la personne du monarque” (4).
Donc, point de doute : c’était bel et bien la monarchie très-chrétienne qui revenait avec Louis XVIII.
Ceci étant, il restait un énorme travail à effectuer : la révolution avait emporté toutes les vieilles institutions qu’avait autrefois protégées la monarchie, pour les remplacer par des institutions qui soient conformes aux droits de l’homme. La personne du monarque avait été la première institution à supprimer, parce qu’elle était la plus importante, mais il était logique que toutes les autres, jusqu’à la famille, disparaissent aussi. Il fallait tout centraliser, tout uniformiser. Le tissu social avait été bouleversé au nom de la fameuse trilogie : liberté - égalité - fraternité. Tout ce qui était mis en place l’était en vue de la réalisation des droits de l’homme, lesquels étaient absolument l’opposé du bien commun réalisé par la monarchie très-chrétienne, c’est-à-dire le respect des droits de Dieu. Une épuration des institutions devait accompagner cette épuration des principes politiques et philosophiques qu’impliquait le retour de Louis XVIII : de la même manière que la réalisation du bien commun des Lumières avait nécessité la disparition des institutions catholiques anciennes, de même le retour du bien commun catholique avec Louis XVIII nécessitait le renversement des institutions révolutionnaires.
Mais pour effectuer ce travail d’épuration, cette réflexion sur les institutions, il était nécessaire de connaître les principes de la politique, et notamment les deux principes fondamentaux précédemment énoncés : “en toutes choses qui ne naissent pas au hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”, et la nécessité de l’induction à partir des faits historiques pour le choix de la forme des institutions politiques, parce que la politique est une science pratique. De ces deux principes, on peut affirmer que, dans le choix de la forme d’une institution, intervient d’abord le choix de la fin (quel est le bien commun) puis l’étude des faits historiques desquels on induit que telle ou telle forme institutionnelle est efficace ou non pour la réalisation de ce bien commun.
Ce travail de réflexion sur les principes nécessitait de considérer la politique comme une science et non comme une affaire de sentiment ou d’instinct - peu importe que ce sentiment soit celui de l’honneur ou celui du lucre. Joseph de Maistre avait vu, dès 1793, combien le bouleversement révolutionnaire avait rendu nécessaire cette réflexion politique à partir des principes : “Sachez être royalistes. Autrefois, c’était un instinct ; aujourd’hui, c’est une science” (5). Il fallait raisonner la politique à partir des principes et non pas la sentir par instinct (ou par sentiment) : raisonner la politique, cela revenait à la considérer comme une science, qui est la “connaissance par les causes” selon Aristote.
La révolution, de par la nouvelle notion de la nature humaine qu’elle avait adoptée (matérialiste), s’était fait une spécialité de tout diriger selon les sens, les sentiments : nous l’avons vu avec Helvetius, Holbach, etc. Et ce faisant, elle s’opposait à l’ordre catholique qu’elle renversait. Il était fatal, dans ces conditions, que celui qui se contentait de ses sentiments et de son instinct finisse du côté de la révolution et non du côté catholique qui base tout sur la subordination des sentiments à l’âme. Cette évolution était fatale en politique comme pour tout autre domaine de la vie humaine : même avec de fermes principes, il est toujours extrêmement difficile de ne pas laisser la première place aux sentiments ; quand on n’a pas de principes, la lutte devient une débandade.
En 1815 comme en 1793, Joseph de Maistre réalisait combien était nécessaire ce travail d’épuration des institutions à partir des principes, car le retour de Louis XVIII n’empêchait pas qu’existât encore le bouleversement de toutes les institutions qui s’échelonnent de la famille jusqu’à l’état : “On se tromperait infiniment si l’on croyait que Louis XVIII est remonté sur le trône de ses ancêtres. Il est seulement remonté sur le trône de Bonaparte, et c’est déjà un grand bonheur pour l’humanité : mais nous sommes bien loin du repos” (1). Et Jacques Ploncard d’Assac de commenter : “Les hésitations de la Restauration l’inquiètent : si la contre-révolution n’est pas sûre de ses propres principes, comment s’opposera-t-elle aux principes de la révolution ?” (6).
Où en sont donc les royalistes en 1815, quant aux principes ? Sont-ils royalistes par “instinct” (par sentiment) ou par “science” ?
Pour apporter des éléments de réponse, il va nous falloir utiliser quelques citations sur les hommes politiques de cette époque qui ont eu le plus d’influence sur les esprits de leur temps, tel Chateaubriand. M. l’abbé Roussel, dans son ouvrage Libéralisme et Catholicisme est assez dur à son égard : “On a pu parler de fléau à propos du romantisme (...) Tel est le romantisme qui a moulé, façonné, les esprits du XIXe siècle. Il procède de Rousseau, de Madame de Staël, de Chateaubriand, il s’épanouit avec Michelet” (7).
Maurras va plus loin encore dans ses critiques contre Chateaubriand : “Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand n’a jamais recherché dans la mort et dans le passé le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel, mais le passé comme passé, la mort comme mort furent ses uniques plaisirs (...) En toutes choses, il ne vit que leurs forces de l’émouvoir (...) Cette idole des modernes conservateurs nous incarne surtout le génie des révolutions. Il l’incarne bien plus que Michelet peut-être. On le fêterait en sabots, affublé de la carmagnole et cocarde rouge au bonnet” (8). Et il continue : “Monsieur André Maurel a publié un intéressant et profitable Essai sur Chateaubriand (...) J’extrais du livre les textes suivants qui sont relatifs au héros. Page 158 : ‘Il a désiré le pouvoir, et dès qu’il le tient, il s’ennuie’ ( c’est qu’il voulait s’en servir non pour le service d’une idée, mais pour en jouir, assez noblement il est vrai). Page 173 : ‘A vrai dire, l’opposition était l’atmosphère de ce passionné’ (parce que c’est là que la personnalité politique se donne commodément et impunément carrière). Page 205 : ‘La liberté (...) il la proclame seule féconde’ (il fut en effet toute sa vie un libéral ou, ce qui revient au même, un anarchiste).
Dans son ouvrage critique, Monsieur A. Maurel fait ressortir que Chateaubriand demeurera toujours attaché aux idées de la révolution. Il est lamentable que des monarchistes puissent écrire le nom de Chateaubriand auprès de ceux de Maistre et Bonald...
Il convient de relire les lettres du grand homme à Madame de Duras, avec les réponses de celle-ci.
Cette correspondance est un antidote assuré contre tous les panégyriques” (9).
Robert Havard de la Montagne ne pensait pas autrement : “Royaliste, on l’était encore par point d’honneur. Ce point d’honneur, seul mobile de Chateaubriand, n’a pas empêché le vieux romantique de tailler des croupières à son souverain. Charles X tombé, il se retrouve légitimiste fidèle (...) Poète, il ne résiste pas à la poésie des ruines, à la poésie du malheur. C’est un royaliste de sentiment” (10).
Dans les citations précédentes, les termes les plus révélateurs sont “romantisme - royaliste de sentiment - libéral - passionné - émouvoir - liberté - anarchiste”. Il y a là, dans cette courte énumération, des explications d’autant plus significatives que l’influence de Chateaubriand sur les contrerévolutionnaires des XIXe et XX siècles fut grande, puisque Charles Maurras pouvait écrire en 1900 : “ Il est donc lamentable que des monarchistes puissent écrire le nom de Chateaubriand auprès de ceux de Maistre et de Bonald ” (et il y en a encore actuellement…)
En fait, Chateaubriand était un romantique, il était même la figure de proue du romantisme, et figure de proue pareillement chez les ultras. Or qu’est-ce que le romantisme sinon la toute puissance accordée aux sentiments, ce fléau disait l’abbé Roussel : “Il y un romantisme essentiel (...). Le sentiment prétend trouver en lui-même sa règle et son objet” (11). Les royalistes avaient adopté - Chateaubriand en est l’illustration - le système de pensée romantique, sentimental. Ils n’avaient que leurs sentiments (honneur, dévouement, etc.). Il ne raisonnaient pas la politique, mais la sentaient, par instinct ; ils ne la “pratiquaient” pas comme une science : “...on est frappé du fait que les traditionalistes n’avaient aucune idée précise tandis que les constitutionnels, inspirés de la révolution, savaient à peu près ce qu’ils voulaient” (12) constate le marquis de Roux au sujet de l’élaboration de la Charte. Le duc d’Angoulême ne disait-il pas à Toulouse : “Nous préférons les départements aux provinces” ? (13).
Or nous avons vu - et Joseph de Maistre en était conscient - combien il était nécessaire, pour que Louis XVIII ne reste pas seulement sur le trône de Bonaparte, d’effectuer un travail d’épuration des institutions à partir des principes politiques contre-révolutionnaires, ce qui impliquait d’agir par science et non par instinct ou par sentiment. Nos ultras, à la suite du porte-bannière du romantisme, sont donc dans une situation assez paradoxale pour effectuer ce travail qui forçait Joseph de Maistre à dire “nous sommes bien loin du repos”.
La première partie de cette étude nous a montré que la cause finale de la politique est la mise en place des institutions par induction, en vue de réaliser le “bien commun” déterminé d’après la définition de la nature humaine, qui est donc la notion-clé de toute la politique. Nous avons vu que, de leur conception de la nature humaine absolument inverse de la définition catholique, les révolutionnaires avaient “déduit” un bien commun nouveau (les droits de l’homme et du citoyen) et déduit de ce bien commun des institutions nouvelles (suffrage et représentation populaires, chambres ou assemblée nationale...) qui exigeaient que soient supprimées les institutions de la monarchie très-chrétienne induites sur des siècles d’histoire de France en vue de réaliser le bien commun déterminé par les exigences de la nature humaine définie par l’Eglise. Nous avons vu également que les philosophes des Lumières les plus réalistes préconisaient l’emploi du mensonge et des passions comme moyens de gouvernement.
Quand la monarchie fut restaurée en la personne de Louis XVIII, les sophismes et le sentimentalisme révolutionnaires avaient envahi l’esprit de bien des Français, notamment en ce qui concerne la politique, et donc les institutions. Nous venons de le voir avec Chateaubriand. Or, pour restaurer des institutions catholiques et supprimer celles qu’avait mises en place la révolution, encore eût-il fallu connaître les principes de la politique, c’est-à-dire être royaliste par science et non seulement par instinct, afin de pouvoir juger par les causes (la science est la “connaissance par les causes”) de la vertu ou du vice de telle ou telle institution, par les causes et non par les sentiments dont le premier effet est de diviser (puisque les sentiments varient suivant les personnes) et le second de conduire à la révolution.
Réaliser ce travail de réflexion au sujet du suffrage et de la représentation populaires (élaborés par les révolutionnaires) aurait abouti à une double condamnation de ces mêmes institutions par les contrerévolutionnaires: condamnés une première fois parce qu’orientés vers la réalisation d’un bien commun absolument opposé à celui des catholiques, et condamnés une seconde fois pour n’avoir pas été induits sur des faits, comme l’exige toute science pratique, mais déduits d’une idéologie dont nous venons de dire qu’elle est absolument contraire à la doctrine de l’Eglise.
Or que se passe-t-il en 1815 ? Que pense des institutions le “maître à penser” commun des romantiques et des ultras, l’écrivain et homme politique Chateaubriand, dont nous venons de parler ?
Il était évident, et Louis XVIII comme ceux qui le suivaient en était conscient, qu’un retour intégral à la situation d’avant la révolution était à la fois peu souhaitable et impossible. Malheureusement la Charte - si elle ne remet pas en cause les justes réformes (par exemple la suppression des privilèges devant l’impôt, que Louis XV n’eut pas le temps de réaliser à cause de l’opposition féroce de l’oligarchie parlementaire, nous l’avons vu dans la première partie de cette étude) - consacre également la mise en place d’institutions d’une toute autre nature que celles de la monarchie très-chrétienne et qui ne sont en rien des réformes nécessaires : les partisans des droits de l’homme, ce nouveau bien commun révolutionnaire, avaient imposé le dogme de la souveraineté du peuple et exigé, pour sa réalisation, la création d’une assemble élue par le peuple. Or, très singulièrement, voilà que la Charte confirme la mise en place d’une assemble élue par le peuple elle aussi.
Comment se fait-il que cette Charte, dont nous avons vu qu’elle ne remettait pas en cause les droits de Louis XVIII comme roi très-chrétien selon les lois fondamentales du royaume, comment se fait-il qu’elle consacre également la mise en place d’une institution éminemment révolutionnaire, à savoir la représentation nationale par une assemble élue par le peuple et censée exercer sa souveraineté déduite des droits de l’homme ?
Il y a là une ambiguïté dont l’importance ne peut échapper : car, ainsi que nous l’avons vu, dans l’ordre politique des institutions, c’est l’Etat qui est le premier détenteur de l’autorité. Et dans la Charte, nous voyons, en présence simultanée au plus haut niveau, deux institutions orientées vers deux politiques absolument contradictoires : le monarque légitime représentant la souveraineté de Dieu, une assemblée représentant la souveraineté du peuple ! Chacune avait une fin, donc une nature, absolument antithétique de l’autre. Bien sûr, personne en 1815 n’affirmait que l’assemblée représentait la souveraineté populaire : elle était censée assurer un équilibre ou un conseil dont nul n’avait vraiment conscience à l’époque.
S. Rials écrit de cette Charte et des institutions qu’elle met en place que l’ “on en perçoit mal, au demeurant, la logique, les implications et la portée” (14). Mais cela ne change rien au fait que cette institution avait été déduite des droits de l’homme contre le pouvoir du roi et, parce qu’ “en toutes choses qui ne naissent pas au hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action ”, il était fatal que, par sa forme, cette institution s’oppose radicalement au pouvoir très-chrétien, au roi lui-même. Rechercher une origine plus ancienne à cette institution de la représentation nationale comme le fera Chateaubriand ne change rien au problème et ne revient qu’à réaffirmer ce que les financiers capitalistes parlementaires des Lumières avaient déjà voulu faire accroire pour s’opposer au roi et satisfaire leur passion de puissance et leur orgueil.
Certains penseront peut-être que cette ambiguïté avait été tolérée par Louis XVIII, et en conséquence par tous les royalistes, au vu de la situation politique générale du pays. C’est ce que laisse penser une phrase de Joseph de Maistre : “Quant à votre sainte Charte, je trouve qu’elle fait beaucoup d’honneur au roi, mais point du tout à la nation. Toutes ces têtes folles étaient grosses de chartes et d’idées libérales ; le roi a fait ce qu’il a pu. Il a tiré fort bon parti de la constitution anglaise, et il l’a ajustée à votre taille comme les confesseurs donnent l’absolution ‘in quantum possum et tu indignes”. En vérité, je ne vois pas qu’il eût été possible de mieux faire”(15).
Hélas, il n’y avait pas pour le roi, ni pour les royalistes dans leur immense majorité, d’ambiguïté quant à la situation créée par la présence de ces deux institutions radicalement opposées, tout simplement parce qu’ils ne voyaient pas cette opposition radicale.
Toute l’illusion royale et royaliste est résumée dans les propos tenus par Ferrand, auquel Louis XVIII avait confié la charge de rédiger le préambule de la Charte : “Deux choses essentielles devaient être clairement énoncées dans le préambule : l’une, que c’était une suite des anciens usages monarchiques qui, tantôt sous un nom tantôt sous un autre, étaient toujours destinés à tempérer et à éclairer l’autorité royale ; l’autre que ce dernier changement dans nos institutions était un pur don du roi, une concession librement octroyée par lui. Ces deux points nous avaient paru, dans notre comité, d’une nécessité absolue pour que le roi n’eût point l’air d’obtempérer à la révolution, ou de transiger avec elle” (16).
C’est là que se situe le drame de la Restauration.
Qu’il y ait eu, dans l’Ancien Régime, des institutions pour conseiller le roi, oui : “le roi en son conseil” affirmait le dicton. Qu’il y ait eu des institutions pour structurer la société entre le roi et la famille, oui encore. Mais qu’il y ait eu des institutions pour tempérer l’autorité du roi, non, jamais! C’est un non-sens. On ne peut pas tempérer une autorité, sinon ce n’est plus une autorité. Toutes les institutions de la monarchie très- chrétienne, du roi jusqu’à la famille, ne “tempèrent” pas plus l’autorité du roi que, dans l’Eglise, les institutions telles que les conciles, synodes, congrégations, etc. ne “tempèrent” l’autorité du Pape. S’il y avait eu une volonté de “tempérer” l’autorité du roi pendant l’Ancien Régime, c’était une volonté révolutionnaire : celle des parlements qui déjà sous François Ier “distinguaient entre la puissance publique et la puissance royale” (18).
Ainsi la Charte de 1815 n’avait rien d’une suite des coutumes de la monarchie : c’était bel et bien une transaction avec la révolution. Mais ce n’est pas cela le pire. Le plus grave, c’est que la plupart des royalistes ne s’en sont pas rendu compte. Aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, ce sont les féodaux parlementaires qui avançaient ces théories soi-disant comme “une suite des anciens usages monarchiques” quand il ne s’agissait que de “songeries pseudo-historiques”. Mais voilà qu’aujourd’hui, en 1815, un Ferrand, honoré de la confiance du roi dans la mise en place de nouvelles institutions, reprend à son compte ces mêmes théories ! Nous l’avons dit : c’est là que se situe le drame de la Restauration. Les royalistes n’ont pas vu que cette assemblée, cette chambre élue, était plus qu’une transaction avec la révolution : c’était admettre les institutions révolutionnaires et, par conséquent, s’exposer à réaliser la fin révolutionnaire, fin qui est liée à l’institution comme la cause à l’effet.
C’est dans cette inconscience des royalistes et du roi que se situe le drame, plus que dans la présence de cette même institution car le roi très-chrétien demeurait et pouvait arrêter les effets en supprimant la cause, la chambre, en retirant la Charte, le jour où il voulait. Comme l’écrit Stéphane Rials : dans une situation identique “une évolution vers le parlementarisme fut radicalement arrêtée en Prusse lorsque Bismarck remplaça Hohenlohe acculé à la démission du fait du refus de la Chambre de voter le budget” (17). Louis XVIII aurait pu revenir sur la Charte : encore eût-il fallu que le roi et les royalistes s’aperçoivent du danger créé par ce paradoxe institutionnel pour réagir comme le fit Bismarck.
Mais les paroles de Ferrand, et bien d’autres auxquelles nous arrivons, nous prouvent que les royalistes français étaient à cent lieues de voir le danger de ce paradoxe, et par conséquent sans volonté aucune de la moindre réaction contre cette cause de tant de maux politiques révolutionnaires, dont ils souffriront les premiers. Cette ignorance rendait vaines les velléités des royalistes de supprimer les effets politiques révolutionnaires dont, non seulement ils ne voyaient pas, mais dont ils protégeaient ardemment la cause institutionnelle : la chambre des députés et la Charte. Ils furent incapables de lier la cause à l’effet, d’avoir cette “connaissance par les causes”, c’est-à-dire, si l’on en croit Aristote, d’agir par science et non seulement par instinct, de raisonner.
C’est le drame des royalistes de la Restauration. Les royalistes, dans leur grande majorité, ne pensent qu’à conserver la Charte. Comme l’écrit Michel Toda : “Imbus du régime anglais, beaucoup de royalistes, même de la nuance ‘ultra’, ne demandaient, eux aussi, pas mieux que de s’accommoder de deux Chambres... à condition qu’elles se recrutent dans leur rang. Chateaubriand (...) plaidait ardemment la cause de la Charte dans laquelle il lui plaisait de voir (...) le ‘ texte rajeuni du code de nos vieilles franchises’ ” (19). “Quant à Mathieu de Montmorency, le grand maître des chevaliers de la foi, ne voyait-il pas dans la Charte, au dire de Bonald lui-même, ‘la plus belle chose du monde’ ?” (20)
Stéphane Rials constate aussi : “Sans doute, l’anglomanie était-elle une dimension des sensibilités du temps” (21).
Ces expressions “sensibilité”, “anglomanie”, “royalistes même de la nuance ultra”, sont fort intéressantes : le XVIIIe siècle n’était-il pas aussi celui de la sensibilité anglaise, si bien illustrée par les physiocrates et les parlementaires, ceux-là même qui avaient mis à bas la monarchie très-chrétienne et dont Necker fut sans doute le représentant le plus accompli ? Cette sensibilité anglomaniaque, éminemment révolutionnaire, dont hérite le romantisme avec ses deux parangons Chateaubriand et Madame de Staël, se retrouve donc chez les ultraroyalistes de la Restauration comme leur attitude envers la Charte l’illustre si bien. N’est-ce pas là un fait qui vient confirmer ce qui a été dit quant aux conséquences de l’absence de principes politiques, de science, chez les royalistes, à savoir que cette absence de principes exposait fatalement à une évolution, via les sentiments, vers la révolution, en l’occurrence vers la politique révolutionnaire puisqu’il s’agit de la forme des institutions ?
Bien sûr, l’évolution d’une sensibilité n’est pas radicale, d’autant plus que le désastre de 1815 était trop proche pour que quiconque pense à remettre en cause la personne du roi directement. Mais il n’empêche qu’il y avait, de par la présence de cette institution conforme à la sensibilité anglomaniaque et révolutionnaire, une remise en cause implicite et inconsciente de la légitimité du monarque. Il y avait inconsciemment, chez les royalistes, “même de la nuance ultra”, les germes d’une politique révolutionnaire. Et le propre des germes est de germer.
Quelques voix cependant s’élevaient contre cet engouement, notamment celle de Bonald qui fustigeait les “songeries pseudo-historiques” : “Joignez à cela l’acception moderne donnée, dans le sens des opinions nouvelles, à des expressions politiques empruntées d’un latin barbare ou d’un français plus barbare encore et lorsque la langue n’était même pas formée, et vous aurez la raison de toutes ces recherches que l’on croit savantes et qui ne sont qu’oiseuses et vides sur les rapports de nos anciens rois avec leurs peuples. Mais le nouveau, quoiqu’on dise, est tellement suspect qu’on veut toujours lui chercher une origine ancienne, et les politiques novateurs sont à cet égard comme les hérésiarques qui vont fouillant dans les siècles les plus reculés pour trouver quelque ancêtre à leur doctrine” (22).
Au sujet de la Charte, Bonald parlait d’une maladie “du genre de celles que les médecins appellent organiques, qui tiennent à une conformation vicieuse des organes essentiels à la vie” (23).
C’était exactement cela : vicieuse parce qu’elle avait ses racines dans la philosophie, la sensibilité révolutionnaires ; elle était d’une autre nature, parce qu’elle était faite en vue d’une autre fin que la fin des institutions de la monarchie très-chrétienne (la fin est ce que l’on recherche par nature même).
A Joseph de Maistre, Bonald écrivait : “Vous me demandez ce que je pense de la Charte. Il me semble que mon opinion sur le compte de cette aventurière n’est pas plus équivoque que la vôtre : c’est une oeuvre de ténèbres et de folie” (24).
Mais que pèsent un Maistre et un Bonald à côté d’un Chateaubriand et, il faut bien le dire, à côté d’un Louis XVIII ?
C’est au vu de cette inconscience des royalistes que Joseph de Maistre s’écriait : “L’erreur a pénétré jusque dans les cabinets des souverains et quelquefois même plus haut encore (...)” (25).
Pourquoi donc ? Parce que les royalistes agissaient plus par instinct que par science, c’est-à-dire sans principes ; or “si la contre-révolution n’est pas sûre de ses principes, comment s’opposera-t-elle aux principes de la révolution ?” Elle ne s’y est pas opposée. Ou tout au moins fort mal !
Les royalistes n’ont pas vu d’où venaient ces institutions. Ils n’ont pu savoir où elles menaient : L’accord se fait... sur un certain nombre de techniques dont on perçoit mal au demeurant la logique, les implications et la portée” (26) constate Stéphane Rials. C’est exactement cela : les royalistes n’ont pas vu la logique révolutionnaire de ces techniques institutionnelles de la Charte. Ils n’ont pas vu que cette logique était celle qui, des Lumières, avait produit la révolution.
Dispersion des légitimistes : opposition entre l’origine du pouvoir révolutionnaire (le peuple) et l’origine du pouvoir monarchique (Dieu). Convergence des techniques : accord de tous sur les techniques parlementaires issues des Lumières et de la révolution. “Ils rejettent (la révolution) d’un point de vue métapolitique (...) dont ils sont finalement si proches en doctrine, en programme, en pratique” (27).
Royalistes par dévouement, par libéralisme, par générosité, par opportunisme, par honneur, par tradition, l’instinct n’a pas empêché la plupart de se retrouver sur le chemin politique de la révolution : c’était si logique que Joseph de Maistre avait mis en garde contre ce danger dès 1793.
La réalisation du bien commun étant liée aux techniques institutionnelles comme l’effet à la cause, cette erreur et cette inconscience des royalistes sur ces mêmes techniques ne sera pas, on s’en doute, sans conséquences quant à la poursuite des événements politiques durant la Restauration.
Références (chapitre II)
(1) Cité par J. Ploncard d’Assac dans : Enquête sur le nationalisme – Joseph de Maistre, chap. XII, Lisbonne, 1969.
(2) Marquis de Roux, La Restauration, p. 69, Arthème Fayard, Paris, 1969.
(3) Cité par Stéphane Rials dans : Révolution et Contre-Révolution au xixe siècle, p. 96,
DUC/Albatros, 1987.
(4) Stéphane Rials , op. cit. p. 112.
(5) Jacques Ploncard d’Assac, op. cit. p. 137.
(6) Jacques Ploncard d’Assac, op.cit. p. 193.
(7) Abbé Roussel, Libéralisme et catholicisme, p. 25-26, bureaux de la ligue apostolique, Paris, 1926.
(8) Charles Maurras, OEuvres capitales, tome II, Romantisme et révolution, p. 65-67, Flammarion, 1954.
(9) Charles Maurras, op.cit. p. 91-92.
(10) Robert Havard de La Montagne, Chemins de Rome et de France, p. 76-77, N.E.L. Paris, 1956.
(11) Marquis de Roux, op. cit. p. 453-454.
(12) Marquis de Roux, op. cit. p. 78.
(13) Pierre de la Gorce, Louis XVIII, p. 24, librairie Plon, Paris, 1934.
(14) S. Rials, op. cit. p. 126.
(15) Cité par J. Ploncard d’Assac, op. cit. p. 193-194.
(16) Stéphane Rials, op. cit. p. 103.
(17) Stéphane Rials, op. cit. p. 125.
(18) Charles Terrasse, François Ier, tome II, p. 65, Grasset, 1948.
(19) Michel Toda, dans : La vraie révolution – réponse à Madame de Staël, p. 38-39, Clovis, Etampes, 1997.
(20) Michel Toda, op. cit. p. 17.
(21) Stéphane Rials, op. cit. p. 98.
(22) Michel Toda, op. cit. p. 91.
(23) Michel Toda, op. cit. p. 74.
(24) Michel Toda, Bonald, théoricien de la contre révolution, p.39, Clovis, Etampes, 1997.
(25) Cité par Jacques Ploncard d’Assac, op. cit. p. 123.
(26) Stéphane Rials, op. cit. p. 126.
(27) Stéphane Rials, op. cit. p. 58-59.
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