19 décembre 2006

Manifeste légitimiste, Légitimiste & légitimité

«La force des méchants réside dans la faiblesse des bons». Saint Pie X

«Sachons que l’abandon des principes est la vraie cause de nos désastre». Henri V Comte de Chambord

«Pas plus de 1830 à 1849 que de 1792 à 1815, les hommes bien pensants n’ont pu parvenir à bien penser». Cardinal Pie

LEGITIMISTE ET LEGITIMITE

Introduction

«La force des méchants réside dans la faiblesse des bons».Cette étude a pour finalité d’illustrer cette vérité dans l’ordre politique : ce ne sont pas les révolutionnaires qui ont fait disparaître les institutions légitimes, mais plutôt les légitimistes. Car ce sont eux qui ont permis par faiblesse les succès révolutionnaires. Ce terme de légitimiste est pris ici dans son sens le plus large : non pas seulement ceux qui défendent les Bourbons Anjou d’Espagne, mais tous les catholiques qui, par nature, recherchent le règne politique de Notre-Seigneur et sont de cette manière des légitimistes au moins par la fin recherchée, à défaut de l’être par les moyens mis en oeuvre.
Comment cela a-t-il pu se faire ? Voilà ce qu’il importe de savoir afin d’éviter leurs erreurs et tirer profit de leurs échecs qui sont aussi les nôtres aujourd’hui. «Il faut avoir les origines présentes à la mémoire, savoir de quoi les antécédents sont faits» écrivait Jacques Bainville.
“On sait les malheurs qu’ont produit vos assemblées...
Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir des assemblées et à pas un de vous de les demander”. Louis XIV
“C’est en ma personne seule que réside la puissance souveraine... C’est de moi seul que les cours souveraines tiennent leur existence et leur autorité... la plénitude de cette autorité demeure toujours en moi... c’est à moi seul qu’appartient le pouvoir législatif sans dépendance et sans partage... mon peuple n’est qu’un avec moi...” Louis XV discours au Parlement.

I- La genèse de la politique révolutionnaire en France

Les catholiques d’aujourd’hui, comme beaucoup de leurs prédécesseurs, s’accordent pour dire que les institutions de la monarchie très-chrétienne permettaient la réalisation du bien commun, du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ, non pas parfaitement bien sûr, mais tant bien que mal, avec heurs et malheurs : la France était chrétienne par ses institutions “formées” par induction et selon les exigences de la nature humaine telles que les enseignait l’Eglise, ce qui n’excluait pas la peccabilité de ses habitants et de ses dirigeants ; au moins cette peccabilité était-elle retenue, contrecarrée : le pouvoir civil et le pouvoir religieux avaient une même fin, à des niveaux différents, c’est ce qu’on a appelé par la suite “l’union du trône et de l’autel”, ni plus, ni moins.
Les institutions de la monarchie très-chrétienne, c’était d’abord “le roi en son conseil”, puis la multitude des corps intermédiaires mis en place pendant des siècles : les paroisses, les familles, les frairies, les provinces, les corporations, les confréries, universités, béguinages, cours de justice, baillages, prévôtés, etc.
Mais voilà que ces institutions millénaires se sont effondrées en 1789. Que s’est-il passé?
Depuis plusieurs siècles, les rois de France avaient eu à s’opposer aux ambitions des puissants, aux féodaux, puis aux parlementaires et aux financiers qui les remplacèrent peu à peu. Ces ambitions de puissances n’étaient donc pas neuves : avant que l’on ait vu, avec le XVIIIe siècle, se cristalliser les idées opposées au catholicisme et naître une virulente opposition contre les institutions de la monarchie très-chrétienne transcendées par la doctrine catholique (bien commun et nature humaine), le pouvoir royal du lieutenant du Christ s’était vu gravement concurrencé par ces mêmes parlements, particulièrement lors des difficultés rencontrées : sous François Ier déjà, au tout début du XVIe siècle, on vit les membres de cette institution parlementaire remettre en cause l’ordre monarchique très-chrétien en se dressant contre le roi. Ecoutons Charles Terrasse parler de cette opposition :
“A quoi le Parlement avait-il donc prétendu, à quoi prétendait-il toujours ? Il avait de l’organisation de l’Etat une conception fort différente de celle du roi. Il distinguait, là est le point capital, entre la puissance publique et la puissance royale, et dans une certaine mesure entendait opposer l’une à l’autre. Il estimait que son autorité pouvait et devait, en une certaine mesure, balancer celle du roi. Se considérant comme le conservateur de la chose publique, il entendait même réduire les attributions royales en imposant au souverain le respect du droit constitué par la législation antérieure. C’est ce qu’il réalisait en s’opposant à l’institution de commissions extraordinaires, en défendant son autorité judiciaire contre les interventions du chancelier, du conseil, du roi lui-même. Toute son action, durant la régence, avait été basée sur ces principes, comme auparavant son opposition si souvent manifestée contre le roi.
Que s’il eût réussi, François Ier se fût trouvé privé de ce pouvoir souverain que ses prédécesseurs, depuis des siècles, s’étaient efforcés d’acquérir (...). ‘Il n’y a qu’un roi en France’, avait-il déjà dit au Parlement” (1).
Ce que François Ier affirmait ainsi contre les ambitions parlementaires, ses ancêtres l’avaient déjà dit aux grands féodaux. Ses successeurs le leur diront encore.
Cette volonté de s’opposer au roi en ne le considérant plus comme le détenteur de l’autorité déléguée par Dieu et ne devant en rendre compte qu’à Dieu seul, était ancienne : sous Jean le Bon, au XIVe siècle, lors de la guerre de Cent Ans, les “états”, menés par Le Coq et Marcel, voulaient imposer au Dauphin, après l’emprisonnement de son père, des réformes remettant en cause le pouvoir monarchique lui-même :
“Or la demande des Elus est motivée par un réquisitoire en règle, qui vise, on ne peut se le dissimuler, plus haut que les conseillers. C’est le procès du régime.
Ainsi, un nouveau Conseil sera formé. Le Dauphin aura le choix de ses membres, mais à condition de les prendre parmi les députés. Ces conseillers seront, au terme du ‘Journal des Etats’, ‘souverains de tous les officiers en même temps qu’ils auront compétence sur le gouvernement du royaume’. Bref, l’équivalent d’un cabinet ministériel.
Corrélativement, il est décidé que les Etats seront désormais périodiques et qu’ils tiendront deux sessions ordinaires par an, sauf convocation extraordinaire si la nécessité le requiert.
On ne peut s’y tromper. De cet ensemble de mesures, qui est parfaitement cohérent, se dégage un régime nouveau, et ce régime sera non seulement constitutionnel, mais encore parlementaire. Les traits fondamentaux d’un régime de ce type, nettement spécifiés, sont d’ores et déjà visibles : irresponsabilité de la couronne, responsabilité des ministres devant l’Assemblée, chambre des représentants de la nation à sessions régulières” (2).
L’attitude du parlement de Paris fut encore plus ignominieuse sous Charles VII (3). Très tôt, le pouvoir monarchique s’est heurté à une opposition de certains sujets ayant la volonté d’instituer un régime d’assemblée et ce, dès la fin de l’époque féodale, remettant en cause le pouvoir souverain du roi par un contrôle et une limitation d’exercice au nom de la nation rassemblée en la personne de ses représentants. Cette opposition au pouvoir du roi dans l’assemblée des “Etats” et au parlement trouve son pendant dans une opposition identique au pouvoir du pape rendue visible par l’attachement de leurs membres au “ gallicanisme ”. Louis Dollot écrit à ce sujet : “Par des lettres datées du 27 novembre 1461,
Louis XI décide de supprimer officiellement la Pragmatique Sanction et de rendre au Saint-Siège une puissance sans limite’ sur l’Eglise de France. Mais l’opposition du Parlement et de l’Université de Paris, gallicans acharnés, l’obligèrent à revenir sur cette abolition...” (4).
Sous François Ier, le scénario est toujours identique. Le pape n’ayant jamais admis la Pragmatique Sanction de Bourges, François Ier, conseillé par Duprat, voulut faire cesser ce désaccord et signer un concordat avec le pape. Voici ce que dit le même auteur : “Le chancelier, Antoine Duprat (il devait devenir cardinal, nldr), avait vivement incité à prendre cette détermination et c’est à lui qu’il devait confier la délicate négociation du concordat et la tâche plus ingrate de le faire enregistrer par le Parlement fanatiquement gallican et acharné défenseur de la Pragmatique” (5).
Sous la régence de Marie de Médicis, le parlement de Paris présente des remontrances où l’on voit poindre déjà les revendications qui se feront plus vives au XVIIIe siècle : tout en dénonçant quelques erreurs de la régence, “le Parlement se représentait comme substitué au conseil des barons, qui dans les temps anciens était près de la personne des rois et soutenait son droit de prendre connaissance des affaires publiques... Les remontrances (III) réclamaient (...) le maintien des libertés de l’Eglise gallicane”, écrivait M. Todière (6). On voit l’opposition au roi et au pape : l’opposition au roi pour remplacer le conseil des barons en “soutenant leur droit” contre celui du roi, remplacement qui n’était qu’une vue de l’esprit et auquel les parlementaires n’avaient aucun titre : les barons conseillers du roi avaient été, de par l’évolution de la société, remplacés par le “conseil du roi” formé de conseillers choisis par le roi ; il n’y avait donc plus à les remplacer, d’autant que le parlement n’était qu’une cour de justice.
La référence aux barons était un alibi pour justifier la distinction spécieuse entre “la puissance publique” et la “puissance royale”. C’était dénier au roi ce fait qu’il ne devait rendre compte qu’à Dieu de son pouvoir ; c’était lui supprimer toute autorité réelle, car une autorité qui doit rendre compte de ses actions à un inférieur n’est plus une autorité. Le roi, si tant est qu’il puisse encore prendre ce nom, n’aurait été qu’un délégué, qu’un officier de la nation parmi tant d’autres, le premier sans doute, mais délégué seulement. Il n’aurait plus été le père de son peuple. A-t-on jamais vu un père rendre compte de son autorité à ses enfants ? (chez les révolutionnaires, oui !) ? Comme l’écrit Michel Antoine : “Le droit et les intérêts de la nation n’étaient pas distincts de ceux du Roi et ne reposaient qu’en ses mains ; il n’en était responsable que devant Dieu” (7). “Soutenir son droit” auprès du roi, c’était créer le principe, le germe d’une puissance distincte de celle du roi, c’était ouvrir la voie aux oppositions et à une lutte perpétuelle entre ces deux souverains, comme le prouvera a posteriori l’histoire du XVIIIe siècle. Quant au gallicanisme, ce n’est pas le lieu ici d’expliquer en quoi il s’opposait au pouvoir du pape.
Quand Richelieu fut ministre principal de Louis XIII, ce gallicanisme se fit sentir encore, pour défendre, cette fois-ci, non la simple ambition, mais l’intérêt pécuniaire, ainsi que le souligne Renée
Cassin : “Ce n’est qu’en 1615 que l’Assemblée du Clergé promulguera les décrets tridentins, et le parlement refusera leur enregistrement. La cause en était soulignée par Richelieu dans son discours : le scandale de l’attribution des évêchés et abbayes qui touchait trop de grandes familles” (8).
Louis Dollot affirme la même chose : “...les gallicans continuent à représenter l’hostilité traditionnelle à Rome... Leur opposition au pape est d’ailleurs fondée souvent sur les considérations les plus temporelles : collations exclusives des bénéfices, désir de garder l’intégralité des revenus ecclésiastiques. Le Parlement, la Sorbonne et la ‘sacrée Faculté de Théologie’, la plus haute autorité dogmatique du royaume, sont les plus fermes soutiens de ce gallicanisme attardé et toujours dangereux” (9).
Ce n’est pas la dernière fois que la conservation de privilèges scandaleux mobilisera l’opposition des parlementaires qui en bénéficiaient. Sous la régence d’Anne d’Autriche, ce fut bien pire encore que sous la régence de Catherine de Médicis. Auguste Bailly écrit : “Pour s’insurger contre l’autorité royale et tenter de modifier la forme du gouvernement, le parlement choisissait bien son heure : Mazarin était chargé du poids d’une guerre et de la conduite des négociations... Des délibérations de ces pères du peuple, d’autant plus grisés de leur mission qu’ils se l’étaient donnée eux-mêmes, sortit enfin une déclaration en vingt-sept articles, par lesquels les parlementaires prétendaient mettre fin à tous les embarras du royaume en s’attribuant une large part du pouvoir exécutif” (10).
Louis Dollot écrit également “Les Parlements furent les premiers à se prononcer contre le cardinal ministre et contre l’autorité royale qu’il défendait. Se prétendant représentants de la nation, ils voulaient, fidèles à leur tradition, orienter la monarchie vers un régime constitutionnel, qu’ils auraient en réalité contrôlé entièrement” (11).
C’est au cours de cette lutte des parlements contre la monarchie défendue par Mazarin que Louis XIV dut prendre la fuite de nuit vers Saint-Germain. Le souvenir de ces sombres journées d’anarchie fut une bonne leçon, puisque devenu majeur, Louis XIV réprima les velléités de puissance du parlement en supprimant le fameux droit de remontrance dont les parlementaires abusaient. Louis XIV avait dit : “On sait les malheurs qu’ont produit vos assemblées ; j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir des assemblées et à pas un de vous de les demander” (12).
Il est un auteur, parmi d’autres, qui a fort bien mis en relief la position révolutionnaire des parlements contre l’autorité, fût-ce celle du roi ou celle du pape et ce, dès le XVIIe siècle, notamment par le biais du jansénisme et du gallicanisme. C’est Joseph de Maistre dans son livre De l’Eglise gallicane dans son rapport avec le Saint-Siège. Il écrit : “L’esprit du XVIe siècle fut principalement nourri et propagé en France par les parlements, et surtout celui de Paris qui tirait, de la capitale où il siégeait et des hommes qu’il voyait quelquefois siéger avec lui, une certaine primatie dont il a beaucoup usé et abusé.
Protestant dans le XVIe siècle, frondeur et janséniste dans le XVIIe, philosophe enfin et républicain dans les dernières années de sa vie, trop souvent le parlement s’est montré en contradiction avec les véritables maximes fondamentales de l’état (...) Le caractère le plus distinctif et le plus invariable du parlement de Paris se tire de son opposition constante au Saint-Siège. Sur ce point, jamais les grandes magistratures de France n’ont varié. Déjà le XVIe siècle comptait parmi les principaux membres de véritables protestants (...)” (13). “Le germe calviniste, nourri dans ce grand corps, devint bien plus dangereux lorsque son essence changea de nom et s’appela jansénisme (...) Alors, toutes les erreurs, même les erreurs ennemies entre elles, étant toujours d’accord contre la vérité, la nouvelle philosophie dans les parlements s’allia au jansénisme contre Rome. Alors le parlement devint en totalité un corps véritablement anti-catholique” (14).
Dans le même sens, l’Abbé Fleury écrivait : “Ce furent les jurisconsultes profanes ou libertins qui, tout en faisant sonner le plus haut les libertés, y ont porté de rudes atteintes en poussant les droits du roi jusqu’à l’excès, qui inclinent aux maximes des hérétiques modernes et, en exagérant les droits du roi et ceux des juges laïques ses officiers, ont fourni l’un des motifs qui empêchèrent la réception du Concile de Trente... Les parlements ne s’opposent à la nouveauté que quand elle est favorable aux papes ou aux ecclésiastiques. On a lieu de soupçonner que leur respect pour le roi ne vient que d’une flatterie intéressée ou d’une crainte servile... On trouve chez les auteurs du palais (il s’agit du palais de justice, ndlr) beaucoup de passions et d’injustice, peu de sincérité et d’équité, moins encore de charité et d’humilité...” (15).
Or, le jansénisme, si ardemment défendu par les jurisconsultes des parlements au XVIIe comme au XVIIIe siècle, était éminemment révolutionnaire dans son opposition à l’autorité du pape et du roi.
Joseph de Maistre l’a fort bien vu quand il écrit : “L’inébranlable obstination dans l’erreur, l‘invincible et systématique mépris de l’autorité, sont le caractère éternel de la secte”. La condamnation des parlements jansénistes par Louis XIV faisait pendant à la condamnation des Lettres Provinciales par ce même Louis XIV en Conseil d’Etat : “Nous soussignés, etc. certifions, après avoir diligemment examiné le livre qui a pour titre Lettres Provinciales, que les hérésies de Jansénius, condamnées par l’Eglise, y sont soutenues et défendues..., certifions de plus que la médisance et l’insolence sont si naturelles à ces deux auteurs qu’à la réserve des jansénistes, ils n’épargnent qui que ce soit, ni le pape, ni le roi, ni ses principaux ministres, ni la sacrée faculté de Paris, ni les ordres religieux...” (16).
On ne peut que louer Louis XIV dans la sévérité de ses paroles contre les parlements gallicans et jansénistes et de ses actes contre Port-Royal. Le régent qui lui succède, plus libéral que politique, commit l’erreur de revenir en arrière et fraya par ce biais les chemins du pouvoir à des parlementaires dont les revendications allaient recevoir un nouvel élan en adoptant la philosophie des Lumières. Jean de Viguerie résume ainsi leur attitude révolutionnaire :
“Louis XIV avait considérablement réduit la faculté des parlements de faire des remontrances. La déclaration du 15 septembre 1715 rend à ces cours toute l’étendue de leurs prérogatives (...)
Ils en usent et abusent. On peut même dire qu’à partir de 1750, ils font de l’opposition systématique. Le conflit est permanent (...). Les parlements poussent alors l’insubordination jusqu’à délibérer sur les lois enregistrées d’autorité. Pour mieux résister au pouvoir royal, ils se solidarisent et adoptent la théorie des ‘classes’ selon laquelle les différentes cours ne seraient que les classes d’un parlement unique et indivisible. Imprégnés des idées de Boulainvilliers et de quelques autres théoriciens, ils se considèrent comme les héritiers du conseil primitif des premiers rois. Ils se posent en représentants de la nation” (17).
Michel Antoine écrit dans le même sens : “Le royaume devenait impossible à gouverner, n’importe quelle mesure était rejetée comme despotique ou violant les lois fondamentales. Dans leur répétition monotone, ces incidents multiples (...) constituaient autant d’épisodes d’un coup d’état permanent, où la noblesse de robe, pour masquer la décrépitude du vieux système judiciaire, tentait de s’emparer de la puissance publique et d’attenter à la constitution du royaume en abaissant la couronne”.
Le même auteur poursuit - et cela nous aidera à mieux comprendre la Restauration : “Les ambitions des féodaux de la robe étaient alors partagées par des princes et des nobles d’épée” (18). “...Entamée par Henri II, continuée malgré les guerres de religion, poursuivie par Henri IV et Sully, par Louis XIII et Richelieu, par Louis XIV et Colbert, la modernisation de l’Etat a été, en effet, obstinément freinée par les cours supérieures et en dernier, depuis le jour où, tel un apprenti sorcier, le Régent avait ôté les bornes sagement posées par Louis XIV, elles s’étaient évertuées, d’usurpation en usurpation, à instaurer le despotisme des juges. Si Louis XV avait laissé le processus aboutir sans l’enrayer enfin radicalement, il aurait failli au plus essentiel de ses devoirs de roi de France, devoir plus impérieux même que celui de préserver l’intégrité territoriale du royaume et qui était de passer à son successeur une autorité intacte, cette autorité sans dépendance et sans partage, âme et corps politique de la monarchie” (19).
Voici ce qu’écrit Louis Dollot, résumant en quelques lignes l’histoire de cette opposition au roi :
“En fait, il n’y a pas eu un acte bienfaisant de quelque importance de 1515 à 1789 auquel les parlements, le turbulent parlement de Paris en tête, ne se soient pas opposés (...) Ressuscités avec l’avènement de Louis XV, ils ne cesseront de se dresser contre le roi et son petit-fils Louis XVI, refuseront d’enregistrer les édits réformateurs (...)
Pour combattre ces forces de dissociation : les grands, les parlements, auxquelles il faut ajouter la Sorbonne - où les docteurs de la Faculté de théologie ne se privaient pas de critiquer le roi tant en matière politique que religieuse - une monarchie puissante, respectée, s’appuyant sur les sentiments profonds du peuple, s’imposait” (21). Cette opposition au roi se doublait logiquement d’une opposition au pape : “Le haut clergé, soutenu par les jésuites, toujours à la pointe du combat pour Rome, avait respectueusement accepté la bulle Unigenitus (...) Paris, le parlement, plus que jamais hostile à Rome, étaient jansénistes” (22).
Si, au XVIIIe siècle, et plus particulièrement après 1750, les parlementaires riches et puissants, nouvelle oligarchie, s’opposent ainsi plus violemment que jamais au pouvoir royal, c’est parce que c’est à cette époque que le capitalisme naissant, favorisant le matérialisme des Lumières, fait prendre conscience, à ces privilégiés si riches, de la puissance que leur procure l’Argent ; le commerce augmente leurs ambitions en faisant sauter les barrières que le christianisme avait élevées contre les passions. Xavier Martin, dans son livre Nature humaine et Révolution française, a fort bien mis en relief ce pour quoi la nouvelle philosophie s’opposait radicalement à la doctrine catholique :
“L’anthropologie des Lumières appelle ici une grande attention. Elle propose en effet, sous le sceau de la science, l’idée d’une intériorité humaine pure et simple passivité, qu’il serait donc moralement sans dommage, et techniquement - croit-on - sans grandes difficultés, de manipuler au besoin et si possible à son insu en vue de la félicité sociale (...) Le fondement est mécaniste, sensualiste (...), à tout le moins matérialisant (...). Les implications seront lourdes (...). Cette armature est un des points majeurs où le progressisme d’alors vient démoder et discréditer la tradition catholique, dont l’anthropologie (...) enseigne exactement l’inverse, postulant en tout homme un principe actif, qui donne fondement à tout ce que nie celle de l’âge des Lumières” (20).
“Les implications seront lourdes” dit Xavier Martin. Effectivement, de cette nouvelle définition de la nature humaine, les philosophes, et leurs successeurs les révolutionnaires, ont déduit un nouveau bien commun - ce qui est logique - qui sera magistralement exprimé dans la très fameuse Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Issus de deux notions radicalement opposées sur la nature humaine, il était logique que ces deux biens communs, l’ancien (le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ) et le nouveau (les droits de l’homme) fussent radicalement opposés eux aussi. Cette opposition radicale devait fatalement se retrouver au niveau des institutions politiques : les institutions de la monarchie très-chrétienne ayant été formées en vue du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ (“en toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action”) il devenait évident qu’elles ne pouvaient convenir pour la réalisation du bien commun des Lumières : il ne pouvait qu’y avoir friction entre d’une part les tenants de la monarchie très-chrétienne et, d’autre part, les adeptes de la philosophie des Lumières. Le XVIIIe siècle, de la révolte des parlements sous Louis XV jusqu’aux événements de 1789, fut le théâtre de cette lutte, de ce changement de bien commun et des institutions qui y étaient liées de “cause à effet”. Ceci étant posé, il est nécessaire de connaître les événements qui autorisent une telle affirmation : leur ignorance nous exposerait au danger de ne rien comprendre à l’évolution des institutions et de la politique au XIXe siècle.
Nous avons déjà vu combien les parlements, et les assemblées en général (les Etats-Généraux par exemple) avaient, au cours des siècles, cherché à satisfaire leurs ambitions de puissance, à conserver leurs privilèges en s’opposant soit au pape, soit au roi, en “distinguant entre la puissance publique et la puissance royale” pour s’imposer en face à l’autorité comme représentants de la nation. Nous avons vu que leurs efforts conduisaient à instaurer un régime d’assemblées, un régime “parlementaire”, et ce, sous Jean II le Bon déjà !
Jean de Viguerie et Michel Antoine ont clairement affirmé ce que cette lutte avait d’abusif et de viscéralement opposé au pouvoir très-chrétien. Si Xavier Martin a fort bien montré le caractère profondément anticatholique et matérialiste de cette nouvelle philosophie, il revient à Paul del Perugia, dans son magistral Louis XV, d’avoir mis en relief à la fois l’émergence d’une nouvelle classe de capitalistes, sa connivence avec la nouvelle philosophie matérialiste (celle des Lumières), la lutte engagée par ces capitalistes contre le pouvoir très-chrétien, et enfin la collusion du pouvoir judiciaire avec ces prérévolutionnaire, les parlements menant la lutte au nom de ce que Michel Antoine appellera des “songeries pseudo-historiques ” (allusion au conseil des barons représentant la nation, théorie déjà en vogue aux XVIe et XVIIe siècle et dont nous avons parlé) (23). Car qui mieux que les parlementaires, forts d’une puissance judiciaire et exécutive usurpée et d’une longue expérience d’opposition au pouvoir royal, qui mieux que ces parlementaires avait les moyens de forcer l’évolution du pouvoir monarchique très-chrétien vers un pouvoir au service des Lumières ?
Paul del Perugia a excellemment montré les effets politiques de ce matérialisme anticatholique dans ses principales manifestations : la lutte de l’oligarchie contre la monarchie très-chrétienne incarnée par Louis XV :
“Les milieux riches des fermiers généraux, des fournisseurs aux armées, des financiers, saisissaient bien que le règne absolu de l’argent était incompatible avec le christianisme tel que le présentait Louis XV” (24) “Les ‘philosophes’ imposaient une conception mondaine de la nature pendant que les chefs d’industrie introduisaient le système le plus antinaturel qui soit : celui du prolétariat (...).
L’impitoyable campagne de Voltaire contre l’Infâme s’explique en partie par les mécanismes de l’argent qu’il connaissait à merveille. L’Evangile les bloquait (...).Louis XV - comme Louis XIV dans ses réactions vis-à-vis de la révolution anglaise de 1649 - sentait bien qu’il s’agissait d’une subversion.
L’adéquation du travail humain à une matière première (...) nécessitait l’envoi de prédicateurs, de lanceurs d’épîtres, de livres prophétiques sur le ‘progrès humain’ et de bibles encyclopédiques supplantant l’Evangile (...) Il fallait inventer une théologie de substitution présentée aux classes bourgeoises comme motrice d’un progrès matériel. Cette pacotille intellectuelle fut la ‘philosophie’”(25).
“Londres avait créé la banque d’Angleterre... ses bourgeois, ses marchands, ses manufacturiers recherchaient le ‘profit maximum’ et la ‘respectabilité’. Pour accroître le revenu de l’industrie, les libéraux anglais en revenaient au servage dans leurs manufactures (...). La tâche de la philosophie des Lumières fut de trouver une respectabilité morale en imaginant (...). De jeunes capitalistes français : banquiers, industriels, commerçants, sentaient que leur pouvoir concurrencerait celui de l’Etat (...). La monarchie de l’Argent possédait déjà un empire légèrement distinct, des ministres (...) De sorte qu’un financier disposant de capitaux aurait déjà pu demander à Louis XV ‘Qui t’a fait roi ?’ (...) Le discours prononcé par le directeur de l’Académie de Marseille en 1745 annonce que la monarchie de l’Argent peut égaler la monarchie très-chrétienne (...) Sous Louis XV l’opinion pressent ce péril. Elle en redouteles conséquences pour le peuple si un monde supprimant la Rédemption lui était imposé (...). Le Bien-Aimé ne pouvait être républicain parce qu’il ne pouvait avaliser le capitalisme libéral (...).
L’enrichissement par le jeu des ‘lois’ capitalistes n’était possible que si Louis XV rentrait à Versailles, abandonnait sa conscience de roi très-chrétien pour adopter maintenant les ‘lois’ dites effrontément ‘naturelles’ (naturelles selon la nouvelle définition de la nature humaine adoptée par les Lumières, ndlr) au service d’une bourgeoisie asservie à l’Argent (...). Le pape Benoît XIV et le cardinal (cardinal de la Luzerne, ndlr) assignaient ainsi à l’intérêt et au capitalisme bancaire des conditions alors que des deux côtés de la Manche, les bourgeois n’entendaient mettre aucun frein au fonctionnement légal de leurs machines et de leurs ouvriers. Ils projetaient leur vertige de possession sur un monde, ‘le meilleur des mondes’ disait Voltaire, exclusivement réduit à la matière (...). La réaction fondamentalement liée à tout capitalisme matérialiste ne pouvait réussir que sur les ruines de la société chrétienne (...). Mais Louis XV n’était point libéral parce que l’Evangile n’est point libéral et que le libéralisme étalait sous ses yeux ses fruits barbares (allusion à l’Angleterre après les lois sur les enclosure qui marquèrent un pas en avant énorme vers la création des grands centres manufacturiers tels Manchester, Liverpool, etc. avec toute la misère humaine que l’on connaît)” (26). “Sous les lustres, au son des clavecins, ce fut un retour aux cavernes instinctives dont nous ne sommes jamais sortis. Pour la bourgeoisie libérale, seuls comptaient les rapports d’argent. A la conception asservissante de l’Argent-souverain, le catholicisme oppose celle de l’Argent-serf. L’intelligence de Louis XV se trouvait familiarisée dès l’enfance avec cette distinction classique du catholicisme (...).
Pour désespérer légalement les pauvres, pour exploiter institutionnellement la servilité qu’impose nécessairement la pauvreté, l’Etat devait être laïcisé et ne plus jamais employer le mot ‘sacré’ que pour défendre la propriété” (27). “Un avocat ‘éclairé’ comme Henri de Saint-Amant déclarait : ‘quel que soit l’intérêt des pauvres, il ne peut l’emporter sur le droit sacré des propriétaires’(...) On saisit une raison des fureurs écumantes de Voltaire et des libéraux contre l’Evangile”. (26) “Frédéric II écrivait : ‘les préjugés sont la raison du peuple et ce peuple imbécile mérite-t-il d’être éclairé ?’ Le Bien-Aimé constatait qu’en Europe les manufacturiers - et déjà en France ceux de Lyon et de Rouen - dévoraient légalement non pas des esclaves noirs, mais des paysans déracinés qui mendiaient des emplois à des conditions pires que les esclaves d’Afrique (...). Nos ‘philosophes’ de l’amour du peuple cachaient à notre opinion l’horreur de ces bagnes. Sur ces réalités anglaises, aucune information ne filtrait sur le continent. Les tarifs anglais devenaient imbattables sur les marchés de la chrétienté (...)” (28).
Aussi l’essor économique avait-il créé de nouveaux puissants : les capitalistes, riches financiers, justifiant leurs passions et leurs ambitions derrière une philosophie nouvelle s’opposant à la doctrine catholique qui transcendait la monarchie très-chrétienne.
Comme nous l’avons dit, il existait déjà une classe de la société assez puissante et très ambitieuse, la noblesse de robe (les parlementaires) à laquelle sa position usurpée dans les institutions de la monarchie donnait de puissants moyens pour peser sur l’évolution de cette même monarchie vers des institutions “libérales”. Ces parlementaires avaient, de plus, une longue expérience d’opposition au pouvoir royal. Nous avons déjà rappelé les paroles de Jean de Viguerie et de Michel Antoine affirmant combien cette opposition s’était accrue au XVIIIe siècle : l’essor économique et une philosophie nouvelle avaient décuplé leurs envies et leurs moyens. Louis XV le savait bien et, comme l’écrit Michel Antoine, il était de son devoir de garder son pouvoir intact : “Contre la propagande vertigineuse qui se développe au nom du peuple dans toutes sortes de ‘lobbies’, Louis XV méditait depuis de longues années un coup d’état. Il le frappa en ce qui représentait en 1770 une des assises organiques de la résistance libérale : les parlements”.
Et Paul del Perugia continue (nous verrons par la suite que cette précision a son importance) : “Pourquoi Louis XV choisit-il la méthode du coup de force ? Il ne lui était plus possible de fléchir devant les parlements si réactionnaires. Restait donc la ressource d’une réformation par la convocation des Etats Généraux en 1770. Louis XV s’y opposa pour trois raisons (...) En 1770, la situation était plus claire encore : la collusion de la haute caste nobiliaire de la finance et des parlements saisissait cette discussion de détail, en Bretagne, pour l’élargir au procès de la couronne (allusion au procès de la Chalotais, ndlr).
Les Etats Généraux, purement consultatifs et réunis seulement en de graves occasions, auraient installé au pouvoir une oligarchie féodale moderne, commerçante, manufacturière, capitaliste, comparable à ce qui s’était fait en Angleterre (...) La volonté de convoquer les Etats Généraux ne venait donc en aucune façon du peuple, mais de la haute aristocratie (...). Louis XIV, François Ier, Saint Louis n’ont inventé ni l’absolutisme français, ni les recours au ‘bon plaisir’, seuls capables d’araser les monopoles féodaux de toutes les époques.
Contrairement à ce que pensait le consortium des princes, des encyclopédistes et des banquiers réunis, l’absolutisme résultait d’un suffrage universel immémorial et d’une constante séculaire. Il s’inscrivait dans la conviction unanimement acceptée par le peuple, que seul le roi est sacré à Reims, et non la nation. Une limpide formule l’exprimait : ‘le roi ne peut avoir en la monarchie pair et compagnon’ (...)”.
Il est intéressant de noter ici qu’au XVIIIe siècle, dont nous parle Paul del Perugia, la situation est la même qu’au XVIe et annonce déjà l’émergence du nationalisme comme thème central de la révolution : c’est toujours par les assemblées réunies au nom de la nation que venait l’opposition contre le pouvoir très-chrétien ; cette volonté de se faire passer comme représentant de la nation (toujours au nom de ‘songeries pseudo-historiques’) était révolutionnaire sous Louis XV comme sous Jean II le Bon. Dans l’Ancien Régime, “seul le roi est sacré à Reims, et non la nation” : le titre d’assemblée nationale qui connaîtra une si longue fortune dès la chute de Louis XVI révèle combien cette volonté de représenter la nation par des assemblées était inconciliable avec le pouvoir très-chrétien : “le roi en son conseil”, et tout un ensemble de corps intermédiaires structurait la société jusqu’à la famille ; mais de représentants de la nation, le pouvoir absolu, parce que très-chrétien, n’en reconnaissait pas. Cette ambition prétentieuse des parlements n’était qu’une remise en cause du principe “le roi ne peut avoir en la monarchie pair et compagnon”, donc une révolte, et cette révolte parce qu’elle explosera sous le matérialisme des Lumières, montrera de cette manière de quelle autre révolte elle procédait (“non serviam”).
Mais revenons à ce XVIIIe siècle si désireux d’ “assemblées nationales” :
“Les arguments du chef de la maison d’Orléans (en faveur des Etats Généraux, ndlr), la démarche qu’il tenta en 1770, démasquent la coalition nobiliaire et financière. Dan la trouée qu’elle aurait faite se seraient engouffrés les ‘débaters’ d’Etats Généraux réunis (...) Elle aurait abouti, comme en 1789, à l’établissement d’institutions aux mains des possédants, c’est-à-dire à la constitution d’un paupérisme sans défense (...) C’était fonder une civilisation étrangère au style anti-féodal des capétiens (...)
La réformation des parlements aurait pu éventuellement passer par la convocation des Etats Généraux, mais Louis XV aurait livré le tiers état à son plus mortel adversaire : la bourgeoisie déchristianisée, plus féroce pour le peuple que le More de Venise.
Les événements nous montrent aujourd’hui que Louis XV eut raison de ne point convoquer les Etats Généraux.
Aux Etats Généraux de 1789, le tiers se comportera exactement comme celui de 1598. En 1789, le nombre des ouvriers et des paysans envoyés à Paris n’atteignit que la dizaine. C’est dire que cette assemblée, comme le prévoyait Louis XV, n’avait aucun droit de parler au nom de ceux qui ne possédaient que leur travail (...). L’escroquerie politique était si criante qu’en 1789, plus de 150 000 ouvriers et artisans signèrent une pétition au tiers état : ‘vos députés ne sont pas nos députés’. Ainsi les cascades d’assemblées qui procédèrent de 1789 arrachèrent-elles pour un demi-siècle tout droit d’association aux ouvriers français. Elle en firent une classe légalement exploitée et muette (...)” (29)
Paul del Perugia rapporte un dialogue entre Louis XV et un courtisan, hautement significatif de la conscience qu’avait Louis XV de ce danger :
“Vous verrez, Sire, dit un homme de cour (...) que toutececi amènera la nécessité d’assembler les Etats Généraux.
Le roi, sortant à l’instant même du calme habituel de son caractère, et saisissant le courtisan par le bras, lui dit avec vivacité : ne répétez jamais ces paroles ! Je ne suis pas sanguinaire, mais si j’avais un frère, et qu’il fût capable d’ouvrir un tel avis, je le sacrifierais dans les vingt-quatre heures à la durée de la monarchie et à la tranquillité du royaume” (29).
Pas d’Etats Généraux donc, ni de parlements. “ Ses convictions antiparlementaires, Louis XV ne les fondait pas seulement sur le raisonnement. Il les vérifiait chaque jour au spectacle des institutions que le capitalisme avait réinstallées en Angleterre” (29).
Le “coup d’état” dont parle Paul del Perugia fut donc la suppression des parlements et la mise en place d’un nouveau ministère : le fameux triumvirat Maupéou-Terray-d’Aiguillon. Comme l’affirme Michel Antoine, c’était un devoir pour lui de conserver et de transmettre son autorité intacte : “Si Louis XV avait laissé le processus aboutir sans l’enrayer enfin radicalement, il aurait failli au plus essentiel de ses devoirs de roi de France, devoir plus impérieux même que celui de préserver l’intégrité territoriale du royaume et qui était de passer à son successeur une autorité intacte, cette autorité sans dépendance et sans partage, âme du corps politique de la monarchie”.
Un des principaux motifs de l’opposition des parlementaires capitalistes au pouvoir royal était l’égalité devant l’impôt, que Machault d’Arnonville, sollicité par Louis XV, avait essayé d’établir.
L’évolution de la société avait rendu nécessaire cette mutation : “Les finances publiques de la France (...) reposaient sur des conceptions que la brusque mutation économique rendait archaïques (...)
Louis XV exposa immédiatement à Machault le but à atteindre : porter la hache dans l’archaïque système des privilèges. Qu’il soit noble, ecclésiastique ou bourgeois, tout français, lui précise-t-il, payerait un impôt sur le revenu : le vingtième” (30).
Devant l’opposition féroce de cette classe de parlementaires, la plus riche du royaume, Louis XV dut reculer : “Depuis le début de son règne, les magistrats avaient remporté sur lui des victoires fatales : le refus de l’égalité des Français devant l’impôt, la responsabilité essentielle de la perte de notre empire colonial, l’exploitation des dissentiments religieux (en faveur du jansénisme, ndlr), l’exil d’un corps d’intellectuels de la valeur des jésuites. Ces riches privilégiés compromettaient la couronne sans poser un seul acte dans le sens du progrès juridique, administratif ou économique” (31).
Déjà sous Louis XIII, le parlement s’acharnait en faveur du gallicanisme pour protéger le scandale de l’attribution des bénéfices ecclésiastiques. C’est encore le même égoïsme sous Louis XV.
Après le “coup d’état” contre les parlements, Louis XV peut enfin gouverner, ainsi que le constate Michel Antoine : “Tant que les parlements furent en place, les moyens employés par Terray, si énergiquement qu’ils aient été mis en oeuvre, ressortissaient à ces vieilles recettes (...) Rien de tout cela n’avait suscité d’opposition sérieuse de la part des cours supérieures (les parlements, ndlr) toujours prêtes, pourvu que leurs immunités financières fussent respectées, à pérenniser toutes les routines, à acquiescer (...) Ce faisant, elles bloquaient la moindre action et même la moindre velléité novatrice et paralysaient le travail de tout gouvernement digne de ce nom.
Les parlements culbutés, Terray put échapper à la tyrannie des mesures archaïques de circonstance et travailler en profondeur au rétablissement financier sans être arrêté à chaque pas au nom des lois fondamentales du royaume” (32).
Louis XV avait sauvé la monarchie ; il avait brisé cette oligarchie parlementaire qui menaçait le royaume depuis déjà si longtemps. Malheureusement, chacun le sait, l’effet de cette victoire de Louis XV ne fut pas de longue durée. Quelle en est la raison ?
Obligation est de constater que, si seuls les richissimes libéraux font leur credo du matérialisme en philosophie comme en politique et en économie (cette dernière prenant le pas sur la première du fait des données de leur philosophie), ils ne sont pas les seuls à être gangrenés par le sentimentalisme issu logiquement de ce matérialisme ; ce n’est pas pour rien que le mythe du “bon sauvage” est si puissant au XVIIIe siècle, au point de devenir un des points majeurs du système de pensée. Il y eut malheureusement des catholiques, et non des moindres, qui - sans aller jusqu’à affirmer la toute puissance des sentiments - furent influencés très gravement par le climat délétère parce que sentimental : l’exemple le plus illustre en est Fénelon ; s’il n’adopte pas la philosophie matérialiste de certains, encore rares à son époque, Fénelon est déjà un esprit que ronge le sentimentalisme, comme le prouve son livre débilitant intitulé Télémaque.
Il ne s’agit pas tant, dans cette oeuvre, d’un sentimentalisme religieux que d’un sentimentalisme politique.
Or le sentimentalisme est le principal caractère du matérialisme capitaliste et il y mène : il ne peut que s’opposer au pouvoir très-chrétien comme cela a été vu. Tant que l’évêque est seul gangrené par sa doucereuse idéalisation du peuple, l’affaire reste anecdotique ; mais le malheur serait que ces théories politico-sentimentales soient adoptées par un homme politique tel que le roi : il conduira son pays, consciemment ou non, à l’abandon du bien commun catholique pour la réalisation du bien commun matérialiste.
Or c’est malheureusement ce qui s’est passé avec Louis XVI : son gouverneur, le duc de la Vauguyon, membre du parti dévot, était fénelonien. Louis XVI en reçut l’influence. N’a-t-il pas dit un céder mon opinion à celle de la majorité” (33) ! !
Aussitôt arrivé au pouvoir, Louis XVI fit exactement l’inverse de ce qu’avait fait Louis XV contre les capitalistes parlementaires et philosophes revendiquant au nom du peuple qu’ils méprisaient. Il rétablit les parlements tels qu’ils étaient avant 1770, avant le fameux triumvirat Maupeou-Terray d’Aiguillon.
Qu’il ne fût pas conscient de l’enjeu, nous pouvons l’admettre ; beaucoup d’autres ne l’étaient pas non plus. Mais il n’empêche que ce rappel des parlements, fait par sentimentalisme, ouvrait les allées du pouvoir à ceux qui avaient tout soumis aux sentiments : aux matérialistes, aux capitalistes libéraux et philosophes, leur permettant de s’opposer au pouvoir très-chrétien en se prétendant – comme sous Jean II le Bon, comme sous François Ier, comme sous Louis XV - les représentants de la nation.
C’était redonner vigueur à cette théorie de la puissance publique distincte de la puissance du roi, théorie d’orgueil doublée de mensonge. C’est ce que pensait Maupeou, avec lequel Louis XV avait sauvé le pouvoir monarchique ; Voici ce qu’écrit Yves Griffon à ce sujet :
“Le roi ne tint aucun compte du mémoire que lui remit son frère, le comte de Provence, à la fin de septembre et intitulé Mes idées, dans lequel il montrait toutes les conséquences que pourrait entraîner le retour des anciens magistrats. Il démontrait que le chancelier (Maupeou, ndlr) avait fait gagner à Louis XV le procès pendant depuis deux siècles entre l’autorité royale et les parlements ; dans un message prophétique, il laissait entrevoir qu’il faudrait bientôt ‘préparer les fusils’ pour réprimer les séditions excitées par la magistrature. Supprimer la réforme équivalait, disait-il encore, à ‘tomber dans les liens du parlementarisme’ (...) Nous citerons sans commentaire l’exclamation du grand ministre en voyant le jeune roi Louis XVI réduire à néant l’oeuvre de son grand-père le feu roi à laquelle, comme chancelier, il avait tant collaboré : ‘si le roi, dit Maupeou, veut perdre sa couronne, il en est bien le maître’ ” (34).
Il n’est pas spécialement utile de décrire très précisément le cheminement qui conduira du rappel des parlements à la chute de l’Ancien Régime : quelques lignes suffiront. Michel Antoine constate qu’après 1771 “les parlements culbutés, Terray put échapper à la tyrannie des mesures archaïques de circonstance et travailler en profondeur au rétablissement financier”. Les ministres de Louis XVI, à nouveau bloqués par une opposition destructrice des parlements, ne pourront opérer les réformes ni prendre les mesures nécessaires au bon gouvernement et au maintien des finances saines.
La guerre d’Amérique vint accélérer le processus de dégradation du gouvernement en sollicitant fortement les finances d’un état paralysé : la crise financière, ainsi provoquée, engendra le rappel des Etats Généraux qui furent ce que Louis XV en pensait quand il avait affirmé préférer sacrifier un frère plutôt que de le voir demander les Etats Généraux.
Louis XVI, par ces Etats Généraux de 1789, a “livré le peuple à son plus mortel adversaire : la bourgeoisie déchristianisée, plus féroce pour le peuple que le More de Venise”. Et Jean de Viguerie constate : “L’autorité de l’Etat monarchique a été ruinée par son propre pouvoir judiciaire” (35).
Les parlementaires, d’ailleurs, demandèrent les Etats Généraux encore une fois pour défendre leurs privilèges, c’est-à-dire lorsque Louis XVI, qui les avait rappelés, eut, par son ministre Lamoignon, tenté de mettre en place l’égalité devant l’impôt, déjà désirée par Louis XV, pour assainir la situation financière. Ainsi le constate Marie-Madeleine Martin dans son livre : Histoire de la bourgeoisie en France :
“Ce sont ces réformes que le parlement refuse avec ensemble en mai 1788. Auparavant, il avait eu l’occasion de manifester son opposition aux réformes fiscales ; dès le mois d’août 1786, sur la proposition de Calonne, on avait désigné sous ce terme un impôt que devaient payer tous les propriétaires fonciers sans exception (...) Cette mesure tendait à abolir les privilèges et à assainir le régime général de l’impôt ; mais les parlementaires, on l’a vu, étaient tous propriétaires fonciers ; aussi bien le projet de subvention territoriale fut-il rejeté d’abord par l’assemblée des notables que le roi avait convoquée le 12 février 1788, puis par le parlement lui-même (...) L’agitation du parlement, au moment où l’on touche à ses prérogatives, se double de l’inquiétude du créancier devant les débiteurs insolvables. C’est alors que les magistrats, le 3 mai 1788, sous l’impulsion de d’Epremesnil et de Monsabert, rédigent une esquisse de ce que sera la Déclaration des droits : c’est aux Etats Généraux que revient le soin de décider des nouveaux impôts : les magistrats sont inamovibles et doivent veiller au maintien des ‘lois fondamentales du royaume’...” (36).
On le voit, depuis Jean II le Bon et François Ier, il n’y a rien de bien nouveau : c’est toujours la même ambition de vouloir instaurer le “despotisme des juges” en passant pour les pères de la patrie, incarnation du bien-commun, préposés au maintien des lois fondamentales quand il ne s’agissait que de privilèges injustes. Le peuple, d’ailleurs, vit bien que la Révolution c’était le More : Henry Coston cite cette phrase d’Hébert, très significative : “les bougres de malins ont eu l’air de se mettre à la tête de la Révolution, disant que c’était la liberté qu’ils défendaient, tandis que c’était leur or” (37). [Henry Coston, Les financiers qui mènent le monde, p 45, publications H.C. Paris, 1989] Cette parole rejoint celle des 150 000 ouvriers et artisans écrivant au tiers lors des Etats Généraux : “Vos députés ne sont pas nos députés”. Il y avait là une escroquerie, un mensonge.
Maintenant que nous arrivons à la fin du XVIIIe siècle, il est nécessaire de connaître avec plus de précision la pensée philosophique et politique de ceux qui seront les maîtres des institutions par leur victoire de 1789. C’est l’ouvrage de Xavier Martin Nature humaine et Révolution française qui nous renseignera le mieux.
Les philosophes des Lumières ne savaient pas précisément quels seraient les changements dans l’ordre social, quel serait le nouvel ordre politique, la forme des nouvelles institutions. Voltaire prédisait à ses successeurs qu’ils auraient la chance de voir une grande révolution, mais avouait ne pas savoir ce qu’elle serait. Néanmoins, cette incertitude quant aux institutions de la société future ordonnée par les Lumières s’accompagnait d’une volonté précise dont nous avons déjà aperçu quelques effets sous Louis XV (libéralisme économique, primauté de l’économie dans la vie sociale et rejet de toute autorité qui n’évoluerait pas en conséquence, comme le prouve l’action des parlements). Nous retrouvons cette volonté chez les plus connus des philosophes, tels Voltaire, Mirabeau, Sieyes, La Mettrie, Condamine, La Harpe... c’est l’utilisation, par le gouvernement, de deux moyens vieux comme le monde ou presque qui, en toute logique matérialiste, constituaient l’antithèse parfaite de l’idéal catholique, à savoir le mensonge et la suprématie des sentiments, des passions, qu’elles soient intellectuelles comme l’orgueil... ou matérielle : divorce...).
Lisez Voltaire : “La vérité n’est pas faite pour tout le monde ; le gros du genre humain en est indigne” (38) ; Mirabeau : “L’homme en sa qualité d’être sensitif est mené par ses sensations ; il est donc aisé de le conduire par des objets imposants, des images frappantes, de grands spectacles, des émotions profondes (...)” (39) ; Helvétius : “Oui, la règle la plus sûre / Pour rendre un peuple soumis / C’est qu’en suivant la nature/ A ses sens tout soit permis” (40). “Rousseau dira aussi, de ‘quiconque se mêle d’instituer le peuple’, qu’il ‘doit savoir dominer les opinions et par elles gouverner les passions des hommes’ ” écrit Xavier Martin (41). De Mirabeau encore : “La loi, c’est-à-dire l’ordre, est tout fondé sur les sensations et les besoins physiques de l’homme...” (42). Lequinio : “L’homme, dit-il après d’autres, n’est pas fait pour penser mais pour sentir” (43).
On pourrait multiplier les citations : nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage précité de Xavier Martin. Nous retrouvons dans ces citations ce que Xavier Martin affirmait quant à la nouvelle “félicité sociale” des Lumières : “le fondement est mécaniste, sensualiste (...) à tout le moins matérialisant (...)
‘Vivre, c’est proprement jouir’, écrivait Condillac (44). ‘C’est l’attrait du plaisir qui doit nous conduire en tout’ estimait Voltaire, lequel confiait, en conséquence, à Frédéric II : ‘Il est bien certain qu’il faut jouir et que tout le reste n’est que folie’ (44). Et d’Holbach, en 1770, ouvrait son Système de la Nature sur cette injonction : ‘Jouis, voilà ce que la nature t’ordonne...’ A l’évidence, comme chacun le sait, un Mirabeau ne décline pas l’invitation”.
Mais cet hédonisme à tout crin, prôné par les partisans des Lumières, n’est pas le seul aspect du matérialisme de cette nouvelle philosophie : tous ses adeptes considèrent l’homme comme une machine, un animal comme un autre, dont on fait ce que l’on veut ; ceci est extrêmement important pour bien comprendre le pourquoi des agissements institutionnels des révolutionnaires. Mais écoutons plutôt ces mêmes philosophes exprimer cette idée. C’est à l’ouvrage de Xavier Martin qu’il nous faut revenir. Voici ce qu’il écrit de Mirabeau : “Aux yeux de Mirabeau, ses concitoyens sont rouages ou machines (approximation un peu problématique, mais familière aux socio-anthropologues mécanicistes), leur autonomie cinétique n’est aucunement une liberté, elle n’empêche qu’ils soient téléguidables, et modifiables au gré de ce législateur que Mirabeau, pour sa part, contribue à incarner (...)
A qui douterait encore de ce positionnement de Mirabeau législateur et sensualiste en légitime tout-puissant télémanipulateur de ses compatriotes, sans doute suffirait-il de consulter quelques alinéas de ses discours posthumes que pieusement édita Cabanis (...) : ‘l’homme en sa qualité d’être sensitif est mené par ses sensations...’ Par ce moyen, tient-il à souligner, l’homme est tellement manipulable que l’on pourrait lui rendre attractive une ‘organisation sociale entièrement absurde, injuste et même cruelle’ (45) et faire qu’il y trouve ‘du bonheur’. ‘L’homme (...) obéit plutôt à ses impressions qu’au raisonnement’, aussi faut-il pour le rendre docile et heureux collectivement que l’on ‘s’empare (...) de son imagination. Il s’agit moins de la convaincre que de l’émouvoir ; moins de lui prouver l’excellence des lois qui le gouvernent que de les lui faire aimer par des sensations affectueuses et vives dont il voudrait ‘vainement effacer’ les traces et qui, le poursuivant en tous lieux, lui présentent sans cesse l’image chère et vénérable de la patrie’. Cette argumentation qui nous rappelle à peu près tous les grands auteurs du siècle (Rousseau n’étant pas le dernier) est destinée à justifier la création des fêtes nationales dont chacun sait que le souci sera une constante au long de la Révolution, et dont le très persistant substrat sensualiste, qui pose le citoyen en passivité que l’on manie et remanie, est dès ici on ne peut plus explicite ; Mirabeau est un sensualiste complet pour qui (...) la liberté de l’homme est plus que douteuse ; et donc (...) plus que douteuse (...) l’opportunité de sa liberté politique. Mirabeau, comme tant d’autres (...) est philanthropiquement totalitaire ; il veut, à des fins de bonheur politique, imprimer aux intériorités des marques ineffaçables (...)”.
Et Sieyès, qui n’est pas le moindre parmi les révolutionnaires, affirme les mêmes idées. Voici ce qu’écrit Xavier Martin à son sujet : “En concevant la société comme une machine, Sieyès et consorts s’auto-investissent dans la fonction exorbitante d’agencer à leur guise leurs semblables (...). Telle est la situation des législateurs de Diderot” (46). Et Xavier Martin commente ainsi les mesures politiques de la Terreur : “Charcutage et boucherie attestent qu’au charnel furent appliquées des façons de mécaniciens.
Une machine qui se mêle de saigner alors que l’on s’échine à la parfaire, voilà certes qui désempare.
Sieyès pardonne-t-il aux hommes d’avoir forfait à ses schémas ? ‘La race humaine lui déplaît, notera plus tard Madame de Staël, et il ne sait pas traiter avec elle : on dirait qu’il voudrait avoir affaire à autre chose qu’à des hommes’. Cette expression suggère (...) les hasards et mécomptes de l’anthropologie des Lumières, et de certains de ses inspirateurs” (47).
Si donc il n’y avait pas certitude quant aux nouvelles institutions, du moins les grands traits de la nouvelle “félicité sociale”, du nouveau bien commun, étaient connus des philosophes prérévolutionnaires et des révolutionnaires : c’est le matérialisme hédoniste et la manipulation des hommes par des législateurs en vue de satisfaire les passions de tous. Cet élitisme est bien connu chez Voltaire, un peu moins chez Robespierre qui, quoique démocrate, “mais qu’assaillent les soucis, exalte ‘la minorité pure et courageuse’ au détriment sévère de la ‘majorité imbécile et corrompue” (48).
Cette conception du législateur tout-puissant ne sera pas sans conséquences. Voici ce qu’écrit Xavier Martin : “La pulsion fondatrice de la Révolution naissante, et son parti de table rase, indubitablement se récitèrent dans une version plus radicale encore, à compter de l’été 1792, que clôt symboliquement l’envol de la République. Pour les théoriciens de clubs et d’assemblées, qu’animent les convictions susdites relativement à l’homme et à la malléabilité (...), la masse biologique française, psychisme inclus, appelle un ambitieux repétrissage, dont le souverain principe est la totale emprise de l’Etat sur l’enfant. Sont au pouvoir les héritiers d’un siècle pédagogue et pédagogue à des fins politiques (...)
Pour la bonne fin de son projet éducatif de grande ampleur, l’Etat-démiurge doit perpétrer deux violations, transgresser deux écrans qu’ipso-facto il nie comme tels : celui de l’intimité familiale, et celui de l’intériorité humaine. La famille comme obstacle à la programmation de l’harmonie sociale, les parents comme intrus, comme concurrents abusifs de l’Etat dans la formation des enfants : cette idée est d’époque (...)”(49).
Le caractère novateur de cette philosophie politique est donc patent : la monarchie catholique ne considérait-elle pas la famille comme la “cellule de base” de la société ? A nouvelle notion de la nature humaine, nouveau bien commun, et à nouveau bien commun, nouvelles institutions, c’est-à-dire suppression des anciennes institutions de la base (la famille) jusqu’au faîte (le roi). Si donc il n’y avait pas, de la part des philosophes éclairés, une certitude quant aux nouvelles institutions, il y avait volonté cependant de détruire et de reconstruire.
Comme le constate Xavier Martin : “C’est un combat total, où tous les moyens sont bons (...).
Encore une fois, ce dont il va s’agir, c’est de manipuler, ce n’est pas de persuader, mais de procéder par illusionnisme. L’éducation que l’on propose au peuple doit être ‘enchanteresse’. Il s’agit de ‘mainmise magique sur les consciences’, on veut électriser, ‘républicaniser’ tous et chacun dans le troupeau humain (...) Il est bien évident que l’immense effort d’instruction qu’envisage et conçoit le paroxysme jacobin pour les citoyens de tout âge ne dément pas le propos de Voltaire (dans une lettre à Damilaville où Voltaire juge “à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit. Il n’est pas digne de l’être”, ndlr) en ce que, ce dont il s’agit n’est pas une éducation roborative des dons et en chacun vivificatrice d’un principe actif, mais intégral modelage et uniformisation des intériorités. Rabaut St Etienne se flattait qu’à cet effet, et de la sorte, on recourût à la ‘magie de la raison’. C’est encore un aveu” (50). “Helvetius brode sur un thème analogue avec un cynisme subtil (...) Et d’en conclure que ‘la prudence n’est désirable que dans un très petit nombre de citoyens’. On retrouve le thème, accoutumé, de la petite élite qui sait, manipule et profite, et du troupeau que l’on observe et téléguide à son insu et qui, sous la Révolution, fut tant utilisé, à Paris notamment, comme masse de manoeuvre” (51).
Nous avons là la différence fondamentale entre l’élitisme de l’Ancien Régime et l’élitisme des Lumières révolutionnaires. Avant la Révolution, l’élite dirigeait bien sûr, mais elle ne manipulait pas, parce que ses membres avaient la même foi, croyaient au même Dieu, à la même justice que ceux qu’ils dirigeaient ; tous concouraient à la même fin et tous en avaient conscience. Avec l’élitisme matérialiste des Lumières, la perspective est tout autre : l’élite a pour mission de manipuler, ce qui n’est plus du tout la même chose que de diriger ; le peuple ignore ce à quoi on le mène et doit ignorer qu’il est mené. Xavier Martin a fort bien mis en évidence que cette différence venait de la notion matérialiste de la nature humaine adoptée par les Lumières et les révolutionnaires : “Le fond de l’affaire, qui tient au coeur de notre étude, c’est qu’avec toutes les contorsions dialectiques que l’on voudra, l’option matérialiste est philosophiquement un handicap d’ampleur himalayenne pour qui voudrait, en l’assumant néanmoins, parler de liberté”.
Et Xavier Martin rappelle quelques citations des philosophes des Lumières sur ce thème de la liberté : “...Si précisément, on se remémore que pour Voltaire la liberté est ‘de toute façon une belle chimère’, qu’à ses yeux, elle est même ‘en effet, une chimère absurde’, que pour d’Holbach ‘le libre arbitre est une chimère’, et que subséquemment ‘le sentiment’ que l’homme ‘a de sa propre liberté est une chimère’, que pour le tumultueux père de Manon Lescaut ‘tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère’, que ‘le mot liberté’, si l’on en croit Diderot, ‘est un mot vide de sens’, alors...”. C’est ce qu’affirme aussi implicitement d’Holbach quand il écrit : “Vivre n’est autre chose que de recevoir des impressions et exécuter les mouvements que ces impressions sollicitent” et “les lois qui régissent par exemple tous les viscères abdominaux, leur sont évidemment communes avec les organes de la pensée, ces derniers y sont également soumis, et cela, insiste-t-il, sans aucune restriction”. Il est vrai que Voltaire disait déjà : “nos idées ne dépendent pas plus de nous que notre digestion”.
“Un autre corollaire notable du sensualisme des idéologues comme d’ailleurs de tout sensualisme conséquent, c’est qu’il n’est entre l’animal et l’humain ni différence de nature, ni de frontière axiologique. L’homme et l’animal fonctionnent pour l’essentiel à l’identique, d’ailleurs la plante aussi (...)” (52).
Or ces idées dominent les révolutionnaires et les font agir, comme le fait remarquer Xavier Martin au sujet de Cabanis : “Or Cabanis, il faut en prendre conscience, peut bien se croire le lien rêvé entre ‘science de l’homme’ et ‘ministres’. C’est qu’il n’est pas seulement homme de cabinet, un pur intellectuel, il est aussi un politique ; Sieyès, Bonaparte, on l’a dit, fréquentent ce groupe d’Auteuil dont il est un fleuron, Volney, Carat, Daunou aussi, qui sont des politiques, et en avril 1798, Cabanis devient législateur, entrant au Conseil des Cinq-Cents, où il rapporte et intervient relativement à la médecine et à l’hygiène, et aux prisons, et à l’enseignement médical” (52).
On pourrait multiplier les citations sur ce thème au sujet de tous les hommes politiques du temps: Mirabeau, Sieyès, Robespierre, etc. Nous préférons renvoyer le lecteur à l’ouvrage dont nous avons extrait les citations précédentes. Il faut connaître l’esprit dans lequel agissaient les révolutionnaires législateurs, fils des Lumières, pour comprendre le pourquoi de leur action institutionnelle, et celle de leurs successeurs aux XIXe et XXe siècles, car c’est surtout l’évolution des institutions qui nous intéresse ici, évolution déterminée par deux éléments :
- D’une part un matérialisme doublé de cynisme envers le peuple, justifiant toutes sortes de manipulations par les sens (les sentiments, les sensations en vue de l’hédonisme à réaliser comme bien commun par la destruction des institutions anciennes et la mise en place d’institutions destinées à manipuler le peuple.
- D’autre part - et ce second élément dans l’évolution des institutions a aussi une importance capitale - les révolutionnaires en mettant en place de nouvelles institutions (représentation de la nation par des assemblées élues au suffrage, etc.) n’agissent pas par induction sur des faits ; ils justifient leurs institutions par la réalisation des Droits de l’homme, eux-mêmes déduits de leur notion de la nature humaine des Lumières.
Nous pouvons donc déjà tirer deux conclusions très simples de ces deux caractères de l’action révolutionnaire :
D’une part, l’action révolutionnaire se révèle, aussi bien dans le domaine philosophique que politique et économique, comme l’antithèse du catholicisme, ce qui est logique puisque dès le départ le désaccord était total sur la notion de nature humaine et de bien commun. L’action de l’Eglise a pour fin ultime de mener les hommes à Dieu ; pour l’atteindre, l’Eglise a toujours enseigné aux hommes - ouvertement et à tous les hommes - à dominer leurs passions, leurs sens, à mettre leurs sentiments au service de la raison dans la recherche de la Vérité, à soumettre le corps à l’âme. Tandis que les révolutionnaires, eux, ont mis la raison au service des passions ; pour réaliser leur “bien commun”, il leur faut mettre en place des sociétés secrètes dont l’objet était de cacher la fin ultime de leur action à leurs adhérents, c’est-à-dire institutionnaliser le mensonge. C’est la première conclusion portée sur l’action révolutionnaire : elle est radicalement anticatholique et ce, à tous les niveaux : théologique, philosophique, politique et économique.
La deuxième conclusion est également importante, quoique simplement conjoncturelle : les révolutionnaires proclamant la représentation du peuple souverain (“souverain sous tutelle”, selon l’expression de Xavier Martin) par une assemblée élue au suffrage populaire, ne justifient pas leur action par l’histoire. Ils ne procèdent pas par induction, mais ils avancent, pour défendre la mise en place des institutions, leurs idées exprimées ouvertement sur les droits de l’homme ou plus discrètement sur leur élitisme de manipulateurs institutionnels : ils procèdent donc - ceci est capital - par déduction ; ils n’ont pas respecté, dans l’élaboration des moyens de réalisation de leur “bien commun”, les principes de la science politique qui veulent que les lois et institutions soient induites à partir des faits historiques et non pas déduites à partir de principes universels.
Bien sûr, leurs prédécesseurs, les parlementaires du XVIIIe siècle, n’étaient pas partis que sur des spéculations dans leurs constructions de nouvelles institutions : ils préconisaient l’imitation de l’Angleterre, des “faits” anglais. Les institutions de ce pays produisaient déjà un bien commun selon le coeur des libéraux : matérialisme, capitalisme. Il n’y avait qu’à suivre : “Par la forme de l’Etat, tout, jusqu’au vice, est avantageux à l’Angleterre” (53), approuve Helvetius. Il est vrai, d’ailleurs, que ce pays, cette oligarchie, avait déjà coupé depuis longtemps les ponts avec Rome, comme par hasard. Ces parlementaires et richissimes capitalistes libéraux du XVIIIe siècle utilisaient déjà les deux moyens de gouvernement cités plus haut : flattant le peuple (en se présentant comme ses représentants : droits de l’homme, etc.), et mentant effrontément à ce même peuple au sujet des mobiles de leurs actions qui étaient l’instauration d’une oligarchie protectrice de ses privilèges scandaleux à l’imitation d’une Angleterre dont on cachait soigneusement qu’y renaissait l’esclavage sous la forme du prolétariat industriel justifié, il est vrai, par la doctrine libérale, qui n’est que le volet économique de la très élitiste philosophie des Lumières. Mais cette imitation des faits anglais ne pouvait qu’être assez limitée : les deux pays n’étant pas historiquement les mêmes, loin de là, on ne pouvait songer à une imitation politique totale. Il y avait un espace impossible à combler entre le modèle anglais et la réalisation - à partir de faits français - d’une forme institutionnelle précise de libéralisme adapté au cas français.
C’est ce qui faisait avouer à Voltaire, désirant la révolution, qu’il ne savait pas ce qu’elle serait, c’est-à-dire comment se traduirait dans les institutions le changement de bien commun que laissait présager l’engouement de la société pour la nouvelle philosophie dite des Lumières.
Or, s’il est vrai qu’entre 1789 et 1792 les hommes qui dirigèrent la chute de l’Ancien Régime furent bien ces richissimes anglophiles, ils furent dépassés par les idéalistes qu’ils avaient utilisés, les théoriciens à tout crin dont nous avons parlé, les Sieyès, Mirabeau, Robespierre, Cabanis et cie, lesquels commirent l’erreur qu’avait évitée Voltaire avant eux : ils agirent en politique par spéculation ; de la notion de la nature humaine on extrait les droits de l’homme, des droits on extrait les institutions : représentation populaire par des assemblées élues, etc. Pour réaliser leur bien commun, ils remplacèrent l’induction, qu’ils eussent au demeurant été bien en mal de réaliser puisqu’ils innovaient, par le fait même qu’en France il n’y avait pas eu de “faits” de cette aulne matérialiste ! Ils remplacèrent donc l’induction par la déduction, à partir de principes universels de leur philosophie, de laquelle ils tirèrent le plus clair de leurs institutions (représentation du peuple par une assemblée, etc.). Or, le “papier souffre tout” selon l’expression de l’impératrice Catherine : ils s’emballèrent sur la mise en oeuvre de leur nouveau bien commun ; ces idéalistes eurent beau colorer leurs réalisations de tout un attirail d’antiquité gréco-romaine, rien n’y fit. Comme l’écrit Paul del Perugia : “D’Athène et de Rome, lui (il s’agit de Desmoulins, ndlr) et ses pareils ne connaissaient absolument rien que des mots vides. Leurs têtes s’y référaient comme à un paradis perdu...” (54). Ils n’avaient pas respecté le principe inductif de la politique. Ce non-respect des principes dans le raisonnement est logiquement sanctionné par l’échec, l’inefficacité qui, en politique, s’appelle l’anarchie : ce qu’illustre bien le désordre des années 1793-1798. Il est d’ailleurs assez amusant de voir les hommes au pouvoir durant ces années s’essayer à l’impossible métier de politiciens spéculatifs : tentant de réaliser leur bien commun par de nouvelles institutions issues de leur imagination, sans rapport avec l’histoire, avec le réel, et de ce fait, vouées à l’échec. Véritable travail de Sisyphe que Xavier Martin décrit avec humour :
“Cette ambition démesurée, nourrie par le personnel dirigeant des années post-thermidoriennes (...) se heurte à mille et une indocilités du réel, à commencer par la ‘résistance molle, mais presqu ’invincible des gouvernés’ selon le mot de Tocqueville (...). Et dans un tel contexte, il est une chose fâcheuse qui cruellement tenaille les techniciens de l’unanimité heureuse obligatoire (...) : chaque printemps, constitutionnellement, ramène des consultations électorales, qui doivent renouveler le tiers des deux assemblées, ainsi que l’un des cinq directeurs. Et l’on touche là du doigt l’ambiguïté majeure (...) d’une souveraineté assise dans un électorat dont les membres ‘ne sont qu’hommes’, c’est-à-dire, dans l’esprit du moment (...) ‘pauvre chose’ disait Voltaire, être frisant sans cesse l’irrationalité, trop vulnérables aux impressions, gibier passif et dérisoire de faiseurs d’habitudes. C’est ce qu’enseignent aux républicains (...) l’anthropologie des Lumières, et la dure expérience prolongée des années révolutionnaires, et ceux qui continuent de théoriser l’homme et la société.
C’est ce qu’indique aussi, année après année, le résultat des élections qui jamais ne répond au voeu des philanthropes, condamnés au pouvoir par la conjoncture. Leur très fiévreuse défiance envers l’immaturité crasse de leurs concitoyens vaut spécialement pour l’occasion. L’on a le sentiment tenace que le si court moment du scrutin secret constitue pour les aspirants au contrôle intégral du psychisme, une redoutable faille, c’est un interminable instant à la faveur duquel les ‘grands enfants’ sont capables de tout et n’importe quoi, ce dont d’ailleurs, assidûment, ils s’évertuent à donner chaque année la preuve, en votant autrement que le gouvernement l’aurait fait à leur place. Ce n’est pas faute de précautions multipliées. Il y a eu le retour au suffrage censitaire à deux degrés (...). Il y a eu aussi le ‘décret des deux tiers’ d’octobre 1795, qui pour l’essentiel fixait le résultat des premières élections avant qu’elles aient eu lieu (...). Il y avait aussi les adresses besogneuses qu’aux approches des consultations, le Directoire exécutif de la république (...) destinait à ses concitoyens, bourrées de mises en garde et d’admonestations.
Prouver aux gens qu’ils sont heureux dans un pareil contexte et qu’un tel bonheur ira en s’accentuant si leur vote est docile, n’est pas une mince affaire. Et d’ailleurs, rien n’y fait. Aussi y a-t-il (...) les constantes ‘corrections’ apportées par la force au résultat des scrutins, cette série trop fameuse des ‘coups d’état du Directoire’.
Tous ces coups de force, en bonne logique, ne doivent indigner ni gêner personne (...) car même abstraction faite de leur visible utilité tactique, ces coups de force ne sont pas des anomalies (...).
L’historiographie académique est donc parfaitement en droit de tenir pour anodines et pour banales, sous le Directoire, les atteintes répétées aux résultats des élections (...) ; ces atteintes ont (...) un solide fondement constitutionnel (...). Il s’agit de l’article 376 de la constitution de l’an III. L’oubli par les majorités de la ‘sagesse des choix’ était donc prévisible, aussi importait-il que les choix sans sagesse (...) fussent frappés d’inconstitutionnalité (...). La loi du 11 mai 1798 invalidant Barère et cent cinq autres députés indésirables (c’est le ‘coup d’état de floréal’) estime ‘que ce serait outrager la majesté du peuple français que de regarder comme son ouvrage des élections visiblement préparées pour détruire sa souveraineté’ (...) et elle s’appuie expressément sur l’article 376 de la constitution. Si donc il put nous advenir, relativement au Directoire, de parler de tricherie électorale permanente, cette expression inadéquate trahissait simplement l’état d’irréflexion et de sous-information(...). Ne triche pas véritablement qui suit la règle du jeu, se la fût-il taillée pour lui-même (…) Du moins (...) est-ce un principe implicite de la tradition constitutionnelle française, si riche en expérience, et même (...) une des conditions d’existence du droit de ce nom, et spécialement dans sa filiale électorale. Il ne s’agit donc pas, sous le Directoire, d’atteintes à l’expression de la volonté populaire, mais au contraire de soins visant à sa restauration quand elle défaille. Il ne s’agit que (...) d’annuler ‘des choix contraires à la volonté du peuple’ (ce peuple auquel, à l’occasion, l’on doit apprendre ‘à connaître ce qu’il veut’) et, pour le reste, de ‘respecter tous ceux qui portent le caractère de la volonté nationale’, c’est-à-dire qui ne menacent pas les intérêts de la classe politique installée. Cette dialectique éminemment démocratique impose d’autant plus l’adhésion qu’elle est conforme à ce que le siècle enseigne relativement à l’inconstance des volontés humaines en général et à l’omnipotence concomittante de la volonté manipulatrice ‘bien intentionnée’.
La fièvre et les symptômes avaient précisément culminé à l’approche du printemps 1798, pour cette consultation qui faisait suite au coup d’état de fructidor, lui-même pathétiquement nécessité par un triomphe électoral des monarchistes (...)” (55).
Voilà qui est fort intéressant pour connaître la genèse de la politique révolutionnaire en France : il était important d’établir le lien entre l’idéologie des Lumières et les institutions mises en place après la chute de la monarchie. Le caractère de ces institutions se retrouvera toujours à l’avenir dans l’élaboration des institutions et des constitutions que connaîtra le pays. C’est ce qu’affirme Xavier Martin quand il parle du “principe implicite de la tradition constitutionnelle française (...) et (...) une des conditions d’existence du droit de ce nom et spécialement dans sa filiale électorale”. Il est nécessaire de ne pas l’oublier pour comprendre l’évolution des institutions au XIXe siècle.
Il s’agit donc là d’un aspect fondamental de la politique révolutionnaire : c’est le mensonge institutionnel. Une minorité décide du bien commun nécessaire à tous, donne ensuite à la foule le droit de dire son avis après l’avoir soigneusement manipulée pour qu’elle décide dans le sens correspondant à celui de la minorité, et se réservant le droit de remettre en cause le choix du plus grand nombre à chaque fois que celui-ci n’aura pas opté dans le “bon” sens. On avait détruit l’institution la plus élevée de l’état : la personne du roi qui représentait l’autorité sur laquelle reposait tout l’édifice de l’ancienne société.
Cette destruction avait supprimé un équilibre, que la souveraineté populaire était censée rétablir; mais c’était bâtir sur du sable, nous l’avons vu, car la déduction ne sert de rien pour la définition des moyens politiques : il avait fallu trouver un autre moyen institutionnel pour corriger le déséquilibre ainsi causé.
Les révolutionnaires croyaient l’avoir trouvé avec l’article 376, qui revenait à reprendre ce que l’on avait donné, tout simplement.
On comprend la phrase de Madame de Staël à ce sujet : “il vaudrait mieux (...) le (le peuple, ndlr) priver ouvertement de ses droits que de le faire jouer à l’élection comme les enfants à la madame” (56).
C’était rejeter toute la tradition voltairienne des Lumières sur le mensonge institutionnel permettant à une élite la manipulation de tous. Il est vrai que le mensonge était criant, mais la proposition de Madame de Staël avait le grave inconvénient, outre celui d’être un retour en arrière, de mécontenter le peuple que l’on se tenait pour obligé de flatter : elle était faite sans tenir compte du travail des révolutionnaires et des leçons qu’ils sauraient tirer du temps et des faits pour éviter que tous finissent par tirer les mêmes conclusions que Madame de Staël.
Cette difficulté de principe que met en relief la phrase de Madame de Staël n’était que la partie visible de l’iceberg de difficultés rencontrées à ce moment par le gouvernement révolutionnaire : toutes ces difficultés étaient dues au fait, nous l’avons déjà dit, que dans leurs actions institutionnelles les révolutionnaires procédaient beaucoup plus - pour ne pas dire uniquement - par déduction et non par induction, négligeant ainsi le principe fondamental de la science politique et s’exposant à l’erreur, à l’échec. Et en effet, si les “coups d’état” du Directoire sont bien permis par la constitution déduite de la notion de nature humaine des Lumières, leur échec n’en est pas moins réel que leur constitutionnalité : il n’est pas utile ici de décrire le désastre politique de la France en 1798 ; si l’on échappe aux lois du raisonnement qui, en politique, sont celles de l’histoire, du moins n’échappe-t-on pas aux sanctions.
Nous savons qu’elles furent au rendez-vous en 1798. L’article 376 lui-même, plus réaliste que la souveraineté populaire, ne pouvait suffire à remplacer l’institution fondamentale de l’ancienne société que l’on venait de détruire en décapitant Louis XVI. La révolution avait brassé beaucoup d’idées, détruit encore plus d’institutions : quant à reconstruire, elle eût été bien en peine d’interroger l’histoire. Il est vrai qu’une transition aussi radicale de toute une société à tous les niveaux, de la théologie à l’économie en passant par la philosophie, la politique, le droit, etc. ne pouvait se faire sans heurts : ceux-ci furent d’autant plus spectaculaires que ceux qui étaient au pouvoir voulaient cette transition immédiate et totale, ignorant combien “le temps ne respecte pas ce que l’on fait sans lui”, surtout en politique dont l’induction, l’étude de l’histoire humaine, est le principe fondamental de toute action. S’il était relativement facile de détruire, la reconstruction, la mise en place de nouvelles institutions dont la forme devait être induite en vue du bien commun matérialiste, ne pouvait pas être aussi rapide. C’est cette distorsion entre destruction et reconstruction qui provoqua l’anarchie de 1798, l’échec des révolutionnaires, des “Directeurs” de 1797. Or, si l’homme peut se tromper, du moins n’est-il pas absurde d’une manière générale. Il fallut bien arrêter le désastre politique. Ce qui ne pouvait se faire que par le retour de l’induction, d’institutions induites sur des faits déjà expérimentés : cette institution, ce fut la dictature (ou la tyrannie) ; en l’occurrence, celle de Napoléon, seule institution capable de corriger le déséquilibre institutionnel et de résoudre ses effets politiques.
Il fallait donc, pour sortir de l’anarchie, opérer un retour sur l’histoire : ce fut Napoléon qui le fit, non pas qu’il ait rejeté les Lumières, bien au contraire, et nous allons voir pourquoi, mais il eut l’intelligence de tirer la conclusion des “faits”, de l’expérience révolutionnaire. Il fit de l’induction, en commençant par écarter ceux qui étaient par trop idéologues, trop “ déductifs ” dans leur action. La dictature le satisfait personnellement bien sûr, mais au-delà de cet aspect minime ou limité, ce qui lui convient, c’est surtout le retour d’une institution vieille comme la civilisation.
Ceci dit, il nous faut expliquer en quoi Napoléon s’inscrit dans la tradition des lumières, ce que certains catholiques ont parfois du mal à comprendre, refusant d’admettre que tout, chez Napoléon, jusqu’à la moindre phrase du Concordat, fut transcendé par l’esprit des Lumières. Et c’est encore à Xavier Martin qu’il nous faut revenir puisque son analyse est, à notre connaissance, la plus pertinente sur ce sujet. Voici ce qu’il écrit :
“L’expérience napoléonienne a fréquemment pour caractère de grossir le trait. Là même où l’on voudrait l’interpréter en termes de rupture, souvent elle est continuatrice, et de façon paroxystique (...).
La conviction que le plus gros de l’humanité n’a pas vocation à penser, le sentiment d’appartenir sous ce rapport à une élite des plus restreintes, plusieurs fois observés dans un pays, chez Voltaire et tant d’autres, culminent, pourrait-on dire, chez Bonaparte, où l’élitisme des Lumières, en quelque sorte, atteint sa phase terminale, pour l’ériger, lui seul, au-dessus du genre dont il est issu. Molilen l’a exprimée (...) : ‘il avait voulu se rendre le régulateur de toutes les opinions (...) l’arbitre de tous les intérêts publics, l’espoir de tous les intérêts privés, en un mot, centraliser tout dans sa personne (...)’ Hypertrophie de l’état-Léviathan à des fins d’efficacité maximale, minoration de la totalité des gouvernés, que ne protège aucun écran, omnipotence de celui qui est seul à savoir, à pouvoir, à vouloir : il est patent que tout cela ne fait guère que prolonger une courbure repérable à travers la révolution et les décennies qui lui sont antérieures.
Il y aurait tant à dire encore. L’endiablé charcutage politico-institutionnel auquel Bonaparte s’est adonné, dans la France même, et davantage encore alentour (...) ne peut-il être légitimement tenu pour un corollaire de l’artificialisme politique inhérent au fondement des doctrines du contrat social ?” (57).
Le code civil et le concordat sont imprégnés par cette idéologie des Lumières. “Et la réactivation concordataire de la religion a notamment ce rôle, politiquement compensatoire, d’entretenir dans le menu peuple un sentiment aigu de responsabilité subjective, à l’endroit d’une instance transcendante, omnisciente : le thème n’est pas neuf. Il n’est pas dénué de sens que Portalis se soit trouvé en première ligne et cela simultanément, et quant au code civil et quant au concordat. Ne voir dans ce cumul ‘qu’une opération quelque peu schizophrénique’ est s’avérer trop sobre en fait d’analyse. Car code et concordat ne se dissocient guère, dans la reconstruction d’une société à partir des moellons défectueux que l’on sait (…)” (58). “C’est un aboutissement de la conception, héritée des Lumières, de l’être humain comme passivité pure, que l’on manipule et façonne, et le thème en est plusieurs fois survenu relativement à la religion, y compris lors de l’épisode concordataire. Or c’est une seule et même volonté politique qui sous-tend le concordat et le code civil, et la double fonction de Portalis est là pour le symboliser” (59).
Napoléon, pétri de la philosophie des Lumières, oui ! Mais pas suffisamment pour perdre toute clairvoyance politique : on voit ce double aspect dans une lettre à son frère, citée par A. Loubier dans Démocratie cléricale : “Ce que je viens de faire en faveur de la religion était absolument nécessaire.
C’est le fondement de la république. Sans cela, notre gouvernement n’aurait pas duré trois ans”. “Telles sont les paroles que Bonaparte, premier consul, adressait à son frère quelques heures après la signature du concordat de 1801”(60).
Ne croirait-on pas entendre Voltaire, qui se vantait d’obliger ses paysans de Ferney à aller à la messe le dimanche ? C’est aussi ce que pense J.P. Bertrand, qui ne voit là que du bien (le contraire eût été étonnant chez un professeur de Paris I), écrivant : “...Napoléon Bonaparte s’inspira du siècle des Lumières (...). Héritier de la révolution, Napoléon ne voulut qu’en conserver le legs ‘raisonnable’ ”(61).
La réussite de Napoléon, qui est aussi celle des Lumières, est due, au-delà de quelques circonstances conjoncturelles, au fait qu’il ait rétabli une institution déjà ancienne, déjà expérimentée, qui avait déjà fait ses preuves : la tyrannie. Idéologiquement non conforme, sous son aspect dictatorial, parce que les législateurs-manipulateurs selon les Lumières doivent “ manipuler ” au sens propre, c’est-à-dire que les “manipulés” n’ont pas le sentiment de l’être, il n’en demeure pas moins le réalisateur du bien commun matérialiste par beaucoup d’autres aspects (concordat, code civil...) : il a été en quelque sorte le passeur entre la société monarchique très-chrétienne et la société des Lumières en “temporisant”, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous avons dit l’impossibilité qu’il y avait d’un passage radical d’une société à une autre, fondée sur une philosophie tout-à-fait différente. Napoléon est, en quelque sorte, celui qui assure dans la durée ce passage en rejetant certains aspects de la politique des Lumières et en avançant les autres (éducation, démantèlement de la famille, hypercentralisation...).
Charles Maurras l’explique très bien : “Les erreurs de l’époque (révolutionnaire, ndlr) auraient passé avec elle ; elles eussent cédé aux premières réactions de la nature des choses, si le premier consul (...) n’eût (...) protégé et consolidé le jacobinisme social et civil (...). L’intervention de Bonaparte eut pour effet de prolonger la révolution durant plus d’un siècle et d’en perpétuer les pires malfaçons.
Jamais la centralisation, jamais l’émiettement des héritages n’eussent été subis et n’eussent duré sur nous avec cette perfection douloureuse sans le marteau d’airain qu’avait manié le titan...”
Cependant, avec Napoléon, la révolution n’échappe pas davantage aux lois de l’histoire : les dictatures sont toujours de courte durée. C’était la rançon d’un certain succès, car l’objet des Lumières fut atteint dans une certaine limite : s’il y eut 1815, il y eut aussi une forte déchristianisation. Le XVIIIe siècle, Napoléon compris, est donc celui de la première arrivée au pouvoir des révolutionnaires, c’est leur première expérience qui se déroule après la chute de la monarchie. Malgré les nombreux échecs, une certaine expérience a été acquise et nous verrons, comme le laisse entendre Xavier Martin à propos du droit constitutionnel français, que cette expérience servira de leçon : des faits expérimentés, on induira des lois, et ce sont donc ces faits qui constituent ce que l’on peut appeler la genèse de la politique révolutionnaire.
Mais en 1815, il ne restait à la France qu’une solution pour sortir rapidement du désastre : le retour aux institutions que personnalisait Louis XVIII. Comme l’écrit Charles Maurras - ou plutôt comme l‘écrit le maréchal Lyautey cité par Charles Maurras faisant siennes ces paroles : “Qu’on songe à ce qu’il fût devenu (dans le sens de advenu, ndlr) dans le plus grand désarroi, alors qu’il n’y avait plus ni gouvernement, ni force organisée, s’il ne s’était trouvé quelqu’un pour s’interposer entre la France désarmée et les vainqueurs, leur parler d’égal à égal ; que dis-je?de toute la supériorité de sa race !
Certes, Louis XVIII ignorait beaucoup de la France intérieure, mais il connaissait supérieurement l’Europe...” (63).
Ce retour aux institutions chrétiennes avec Louis XVIII, la France le fit, mais dans quelle mesure?

Références (chapitre I)

(1) Charles Terasse, François Ier, tome II, p. 65-66, Grasset, 1948.
(2) Joseph Calmette, Charles V, p. 87, A Fayard, les grandes études historiques, Paris, 1945.
(3) Joseph de Maistre, De l’église gallicane dans son rapport avec le Saint Siège, Nouvelle librairie catholique, Arras, 1874.
(4) Louis Dollot, Les cardinaux ministres sous la monarchie française, p. 57, Dominique Walpole,
Paris, 1952.
(5) Louis Dollot, op.cit. p. 63-64.
(6) M. Todière, Louis XIII et Richelieu, p. 65, Alfred Mame et fils, Tours, 1877.
(7) Michel Antoine, Louis XV, p. 175, Fayard, Paris, 1989.
(8) Renée Casin, Le cardinal de Richelieu, p. 73, Résiac, Montsürs, 1980.
(9) Louis Dollot, op.cit. p. 117.
(10) Auguste Bailly, Mazarin, p. 124-125, A. Fayard, Les grandes études historiques, Paris.
(11) Louis Dollot, op.cit.
(12) Voltaire, Le siècle de Louis XIV, p. 248, Union générale d’édition, Paris, 1962.
(13) Joseph de Maistre, op.cit. p. 5-6.
(14) Joseph de Maistre, op.cit. p. 10-11.
(15) Cité par Joseph de Maistre, op.cit. p. 5 et p. 20.
(16) Joseph de Maistre, op.cit. p. 63.
(17) Jean de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des lumières – 1715-1879, p. 1264, Robert Laffont, 1995.
(18) Michel Antoine, op.cit. p. 906.
(19) Michel Antoine, op.cit. p. 928.
(20) Xavier Martin, Nature humaine et révolution française, p. 11-12, DMM, Bouère, 1994.
(21) Louis Dollot, op.cit. p. 171-172.
(22) Louis Dollot, op.cit. p. 145.
(23) Michel Antoine, op.cit. p. 914.
(24) Paul del Perugia, Louis XV, p. 209, Albatros, 1976.
(25) Paul del Perugia, op.cit. p. 226-227.
(26) Paul del Perugia, op.cit. p. 235-237, 239, 241-242.
(27) Paul del Perugia, op.cit. p. 238.
(28) Paul del Perugia, op.cit. p. 244-245.
(29) Paul del Perugia, op.cit. p. 522-539.
(30) Paul del Perugia, op.cit. p. 264.
(31) Paul del Perugia, op.cit. p. 520.
(32) Michel Antoine, op.cit. p. 945.
(33) Extrait de Savoir et Servir, 496-1996, n° 58, p. 80, 1995.
(34) Extrait de La revue universelle des faits et des idées, n°171, p. 19 : Une cause de la révolution, le rappel des parlements en 1774, par Yves Griffon.
(35) Jean de Viguerie, op cit. article Parlements, p. 1265.
(36) Histoire de la bourgeoisie en France, tome II, Seuil, Paris.
(37) Henry Coston, Les financiers qui mènent le monde, p 45, publications H.C. Paris, 1989. Citation extraite de Le Père Duschesne, n°14, 1791.
(38) Xavier Martin, op.cit. p. 21 : Voltaire, corr. Tome VII, p. 877, à Damilaville, 1764. La Pléïade,
1977-1979.
(39) Xavier Martin, op.cit. : Br. Baczko, Une éducation pour la démocratie, textes et projets de l’époque révolutionnaire, p. 96, Paris, 1982.
(40) Xavier Martin, op.cit. p. 92 : Chanson anonyme publiée dans la corr. Gén. D’Helvétius, tome II, p.
305, Toronto et Oxford, 1984.
(41) Xavier Martin, op.cit. p. 68-69 : Gouvernement de Pologne, p. 965-966.
(42) Xavier Martin, op.cit. p. 90 : Mirabeau, essai sur le despotisme, p. 63, Londres 1776.
(43) Xavier Martin, op.cit. p. 103 : Lequinio, Les préjugés détruits, p. 97, Paris 1792.
(44) Xavier Martin, op.cit. p. 89 : Lettre du 22 décembre 1772, Voltaire, corr, tome XI, p. 190.
(45) Xavier Martin, op.cit. p. 92-97.
(46) Allusion au monachisme, voir note (42).
(47) Xavier Martin, op.cit. p. 97-98.
(48) Xavier Martin, op.cit. p. 141.
(49) Xavier Martin, op.cit. p. 108-109.
(50) Xavier Martin, op.cit. p. 142 : Discours du 21 décembre 1792, arch. Parlem. 1/55/346/1.
(51) Xavier Martin, op.cit. p. 141.
(52) Xavier Martin, op.cit. p. 160-164 et p. 251.
(53) Xavier Martin, op.cit. p. 259 : Lettre à Servan, 1765, corr. gén. d’Helvetius, tome III, p. 150.
(54) Paul del Perugia, op.cit. p. 491-492.
(55) Xavier Martin, op.cit. p. 198 : Madame de Staël, des circonstances actuelles qui peuvent terminer
la révolution et des principes qui doivent fonder la république en France, p. 176, Paris-Genève,
1979.
(56) Xavier Martin, op.cit. p. 190-194.
(57) Xavier Martin, op.cit. p. 246-247.
(58) Xavier Martin, op.cit. p. 258.
(59) Xavier Martin, op.cit. p. 267.
(60) Adrien Loubier, Démocratie cléricale, p 17, éd. sainte Jeanne d’Arc, les Guillots, Villegenon,
18260 Vailly-sur-Sauldre, 1992.
(61) J.P. Bertrand, La France de Napoléon 1799-1815, p. 238, Messidor, éd. sociales, 1987.
(62) Charles Maurras, OEuvres capitales, tome II, p. 360, Flammarion, Paris, 1954.